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À découvert
« C’est une grande erreur que d’exposer des espions vivants », m’a confié Bregman avec un sérieux professoral. « Ne le faites jamais. Ne le faites pas. Même si vous en avez l’occasion. » Puis, pour adoucir son conseil avec de la flatterie : « Je vois que vous êtes quelqu’un d’intelligent. Ne le faites pas. » Nous nous sommes rencontrés par un après-midi gris de février dans son bureau du King’s College de Londres, une vieille université pleine de couloirs semblables à un labyrinthe et de maçonnerie trop chargée. C’est là qu’était assis Bregman le 27 juin 2007 lorsqu’il attendait l’appel de l’espion, pour convenir d’un lieu de rendez-vous plus tard dans la journée. Il n’y eut jamais d’appel. Bregman n’était pas excessivement inquiet. Durant les cinq années qu’avait duré leur relation, il s’était habitué aux caprices de Marwan – une habitude d’espion née de la paranoïa et de la précaution. Bregman, rasé de près, les fossettes apparentes sous son sourire, parlait dans un murmure qui me faisait me pencher d’un air conspirateur. Il était agité et nerveux tant il avait hâte de raconter l’histoire et le rôle qu’il y a joué. (Les papiers concernant cette affaire, méticuleusement gardés par Bregman, et notamment les transcriptions de ses conversations avec Marwan, sont conservés dans les archives de l’université. L’auteur de A History of Israel semble vouloir avoir sa propre place dans une prochaine édition.) Bregman est l’un des meilleurs historiens spécialistes des guerres d’Israël au XXe siècle : il a écrit plus de dix livres sur le sujet et a également été conseiller pour deux documentaires de la BBC sur la question. Mais il s’est présenté à moi comme un « universitaire avec une âme de journaliste ». Son talent pour le travail d’investigation est évident quand il raconte comment il en est venu à identifier Marwan comme étant le célèbre agent « Angel » – des détails qu’il n’a jamais révélés avant. « J’ai pensé qu’il était possible de prendre toute la documentation sur la guerre du Kippour et de recouper leur identité », dit-il. Alors qu’il examinait attentivement les documents et mémoires, les suspicions de Bregman se sont accrues. Marwan est devenu sa baleine blanche. « J’avais besoin d’une quelconque confirmation », dit-il. « Vous ne pouvez pas accuser comme cela quelqu’un d’être un espion. Marwan était un homme très riche, il aurait pu m’envoyer au tribunal. »
À partir de 1999, Bregman a commencé à envoyer ses articles à Marwan, en espérant appâter l’espion et obtenir un aveu. Rien. Finalement, l’universitaire a élaboré un plan. Il voyagerait en Israël et rencontrerait l’éditeur qui avait publié quelques années plus tôt les mémoires du général Eli Zeira, l’ancien directeur des renseignements israéliens. Zeira, qui avait été renvoyé pour avoir agi sur les fausses informations de l’espion en avril 1973, a fait dans son livre de nombreuses références à Angel. « Mon hypothèse était que, même si Zeira ne confirmerait jamais le nom, son éditeur le ferait peut-être. » Les deux hommes se sont rencontrés dans un café de Tel Aviv en 2000. « J’ai préparé mon rendez-vous soigneusement », dit Bregman. L’universitaire s’est assis et a engagé la conversation. « Au bout de dix minutes, lorsqu’il s’était habitué à moi mais pas encore lassé, j’ai posé la question. » Bregman n’aurait pas pu être plus direct : « Marwan est-il l’espion ? » L’éditeur a détourné le regard et a souri. « C’était la confirmation que j’attendais », dit Bregman. « Marwan était Angel. »
À l’autre bout de la ligne, une voix avec un fort accent arabe a dit : « Je suis l’homme au sujet duquel vous avez écrit. »
À Londres comme sur le papier, Bregman est demeuré prudent. Dans son premier livre sur le sujet, Israel’s Wars, publié plus tard en 2000, il a fait référence à Angel de manière elliptique en tant que « bras droit de Nasser ». Il a envoyé une copie du livre à Marwan. Pas de réponse. Encouragé par ce mépris, Bregman est allé plus loin dans son deuxième livre, History of Israel, qui a été publié en septembre 2002. « J’ai écrit qu’Angel était un des membres de la famille de Nasser », dit Bregman. « Et j’ai ajouté qu’il était parfois appelé par son nom de code “beau-fils”. » C’était un mensonge destiné à provoquer Marwan et mettre les autres journalistes sur une piste. Bregman a envoyé à nouveau à Marwan une copie de son livre portant l’inscription : « À Ashraf Marwan, héros d’Égypte. » Toujours rien. Le plan a néanmoins fonctionné. En Égypte, un autre journaliste a organisé un entretien avec Marwan et lui a demandé ce qu’il pensait de la déclaration de Bregman. « Le livre de Bregman est une stupide histoire policière », a répondu Marwan. « J’étais blessé », se rappelle Bregman. « J’ai travaillé sur ce livre pendant quatre ans. Comment osait-il ? » Et ce n’est pas tout : Bregman pensait que Marwan s’était « trahi ». En renvoyant le livre au genre de la fiction plutôt que de menacer l’auteur de l’attaquer en justice pour diffamation, Marwan lui avait, Bregman le croyait, donné une confirmation supplémentaire. « Le journaliste qui est en moi savait que je tenais une exclusivité. Ne pas l’exposer… Cela n’avait aucun sens. » C’est avec un mélange d’indignation et de triomphe que Bregman a donné une interview la semaine suivante à l’hebdomadaire égyptien Al-Ahram Al-Arabi. Il a rencontré leur journaliste dans un Starbucks à Wimbledon (près de chez Nando’s où, des années plus tard, il apprendra la mort de Marwan) et, au cours de la conversation, a nommé explicitement Marwan comme étant l’espion. Il dit dans l’entretien : « Je dois défendre ma réputation en tant qu’historien. »
Le 29 décembre 2002, sept jours après que l’entretien de Bregman a été publié en Israël, il était dans son jardin à balayer les feuilles d’automne quand sa femme l’a appelé dans la maison. Il y avait un appel pour lui. Bregman a pris le combiné. À l’autre bout de la ligne, une voix avec un fort accent arabe a dit : « Je suis l’homme au sujet duquel vous avez écrit. » Bregman a répondu : « Comment puis-je en être sûr ? » La voix a simplement répondu : « Vous m’avez envoyé le livre avec la dédicace… » Les deux hommes ont ainsi débuté une relation instable. Bregman appelait la secrétaire de Marwan au Caire à chaque fois qu’il voulait parler. « Je devais lui envoyer un fax pour qu’elle vérifie mon identité. Elle l’envoyait ensuite à Marwan, à Londres, qui me rappelait deux minutes plus tard. » Souvent, Marwan appelait, ne disait rien, raccrochait et rappelait quelques minutes plus tard. « Un truc d’espion », dit Bregman. Il s’identifiait seulement en tant que « sujet de votre livre ». Il a prévenu Bregman que tous ses appels étaient enregistrés à la fois par les services de renseignements égyptiens et par les services de renseignements britanniques. Contrairement à ce que pensait Bregman, Marwan n’était pas en colère.
« Je l’avais déboussolé, je crois », dit-il. « Un universitaire qui, sorti de nulle part, dit des choses comme celles-ci… C’était quelqu’un de logique. Il avait compris que son secret était dévoilé. Il était intelligent. Il m’avait changé. Il était charmant, mais il pouvait aussi se montrer très cruel. Vous pouviez le voir. Il a utilisé son charme. Il a fait de moi son défenseur. Tout d’un coup, je n’ai plus vu l’espion insaisissable mais l’homme affligé de problèmes cardiaques. Un individu soumis au stress, et tout le reste. » Bregman se rappelle que beaucoup de ces appels étaient longs. « Il n’avait personne à qui parler de tout cela. Vous ne pouvez pas parler espionnage avec votre épouse ou vos enfants. » Bregman a fini par demander s’il pouvait écrire la biographie de Marwan. Ce dernier a refusé net. « Il voulait que l’histoire disparaisse. Pas de biographie. » Un fait déroutant quand on songe aux prétendues mémoires disparues. Pourquoi Marwan aurait-il commencé à écrire son autobiographie s’il voulait que l’histoire disparaisse ? « C’est la question à un milliard », me dit Bregman. « A-t-il déjà vraiment travaillé sur le livre ? C’était peut-être sa façon à lui de m’empêcher d’écrire le mien. » Alors que les mois défilaient et que Marwan demandait à Bregman des conseils sur le processus d’écriture – il a même demandé à Bregman d’éditer le livre quand il l’aurait fini – l’universitaire est devenu de plus en plus soupçonneux. « Je lui demandais de temps en temps : quel est le titre du livre ? Quand sera-t-il prêt ? Est-il en anglais ou en arabe ? Il m’a répondu qu’il était en anglais car les Arabes ne lisent pas de livres. » Après la mort de Marwan, trouver des preuves de l’existence des mémoires est devenu une obsession pour Bregman. Il a contacté toutes les archives au Royaume-Uni et aux États-Unis pour savoir si Marwan y avait laissé des copies. Seule une personne interrogée est revenue vers lui : Mary Curry, une documentaliste des archives nationales de Washington.
Dans un long courriel, Curry a confirmé que Marwan avait visité les archives par deux fois, en janvier et en mars 2007, chaque fois à l’improviste. Curry a aidé Marwan à effectuer des recherches sur son nom sur une base de données contenant des documents du gouvernement américain rendus publics. Est alors apparue une transcription d’une conversation entre Henry Kissinger et Ismail Fahmi, le ministre égyptien des Affaires étrangères, datant du milieu des années 1970 dans laquelle les trois hommes discutent d’un contrat d’armement. Marwan marchait avec une canne. Il n’a jamais mentionné l’existence de mémoires. La deuxième fois, après son départ, Marwan a envoyé à Curry deux boîtes de chocolats Godiva. Il n’est jamais revenu. Bregman a dit à la police qu’il croyait qu’il y avait un livre, mais il est à présent sceptique. En dépit de ses demandes répétées, il n’en a jamais vu un mot. Les deux hommes ne se sont rencontrés en personne qu’une seule fois, en octobre 2003. Marwan avait, dans un premier temps, invité Bregman à le rencontrer à l’hôtel Dorchester. « Pour les Israéliens comme moi, le Dorchester est un cauchemar », a dit Bregman. (C’est au Dorchester qu’en juin 1982, des membres d’un groupe de dissidents palestiniens ont tiré sur l’ambassadeur israélien du Royaume-Uni, provoquant l’intervention militaire israélienne au Liban au cours de laquelle Bregman s’est battu en tant qu’officier d’artillerie.) Bregman a demandé à ce qu’ils se rencontrent plutôt à l’InterContinental de Park Lane. Marwan craignait déjà pour sa vie. Il a dit à Bregman que le livre d’Howard Blum sur la guerre du Kippour, publié en 2003, qui le nomme explicitement comme étant Angel et décrit en détail comment l’espion a commencé à travailler pour les Israéliens, était « une invitation à m’assassiner ». Leur relation était distante mais continue ; Bregman pense que Marwan voulait qu’il raconte la version de l’histoire que l’espion aurait voulu voir publiée. Il y avait néanmoins dans leur amitié des liens d’affection. Marwan était également seul, dit Bregman. Puis, en 2007, leur relation est devenue, comme le dit Bregman, « bien plus dramatique », avec les messages paniqués laissés sur le répondeur. Même si Bregman avait exposé Marwan à des dangers en l’identifiant comme étant Angel, cela restait la parole d’un historien. Aucun pouvoir supérieur n’avait confirmé le fait. Mais cela arriverait bien assez tôt. En Israël, Marwan était devenu le sujet d’une affaire judiciaire très médiatisée entre deux anciens officiers israéliens : le général Zeira (dont l’éditeur avait aidé Bregman à identifier Marwan) et Zvi Zamir, l’ancien dirigeant du Mossad. Zamir accusait Zeira d’avoir divulgué l’identité de Marwan à la presse. Zeira a attaqué Zamir en justice pour diffamation. L’affaire s’est éternisée jusqu’à ce que, finalement, le juge Theodore Or (« un homme très dur », selon Bregman) déclare le 25 mars 2007 que Zeira avait divulgué l’identité d’Angel à des personnes non autorisées. Le verdict a été rendu public trois mois plus tard, le 14 juin. Dans les 13 jours, Marwan était mort. Quand Bregman a vu le compte-rendu du verdict, dans lequel le juge nomme pour la première fois officiellement Marwan comme étant « Angel », il a immédiatement écrit à Marwan pour le prévenir que sa vie pouvait être en danger. Bregman, qui avait été averti par Marwan de ne plus appeler, a posté la lettre à l’ancienne adresse de l’espion par erreur. « D’habitude, il me rappelait dans les 48 heures », dit-il. « Je n’ai pas eu de nouvelles pendant une semaine. » Quand Marwan a enfin reçu la lettre, il a laissé trois messages paniqués sur le répondeur de Bregman, le tout en l’espace d’une heure. « C’était inédit », dit Bregman. « C’était la première fois que cela arrivait en cinq ans. » C’est ainsi qu’Ahron Bregman en est venu à attendre dans son bureau un appel d’Ashraf Marwan, le jour de la mort de l’espion. Et c’est ainsi que Bregman en est venu à se sentir terriblement coupable. « J’étais un grand héros le jour où je l’ai confondu », a écrit Bregman plus tard. « Mais un tout petit lorsqu’il est mort. »
« Vous savez », dit Bregman, ayant retrouvé son calme. « Nous autres journalistes sommes parfois tellement déterminés à frapper un grand coup que nous oublions qu’il existe des choses autour de nous. Votre famille. Sa famille. Nous sommes des êtres humains. Et puis vous entendez une voix. Vous l’entendez respirer. Vous l’entendez vous parler de ses problèmes cardiaques. Cette personne que vous avez considéré pendant tout ce temps comme un espion super-héros, un homme fait d’or et tout ça ? Ce n’est pas vrai. C’était un être humain. » Marwan a-t-il sauté ou a-t-il été poussé ? « Il n’y a pas forcément eu besoin de le pousser physiquement pour le tuer », me dit Bregman. « Vous pouvez très bien dire à quelqu’un : vous avez deux fils. Si vous voulez que nous les laissions en paix, vous devriez sauter… Peut-être quelque chose comme ça. Mais l’enquête criminelle n’a pas pu le déterminer. » Quant à la nation ou l’organisation qui aurait pu être derrière tout cela, que ce soit physiquement ou psychologiquement ? « Je ne sais pas », dit-il. « Les Britanniques savent peut-être quelque chose. C’est là, quelque part. »
Les révélations
Si les Britanniques savent bel et bien quelque chose, alors ils ont feint l’ignorance. La police a identifié les deux hommes qui se tenaient sur le balcon de Marwan quand il est mort en tombant, mais elle n’a jamais rendu ces noms publics. Toutes les informations concernant la vie ou la mort de Marwan sont, au 30 juillet 2015, l’objet de moins six dérogations à la liberté d’informations, et notamment :
Section 23(5) – Informations relatives à la sécurité des personnes
Section 24(2) – Sécurité Nationale
Section 27(4) – Relations Internationales
Hosni Moubarak, le président égyptien au moment de la mort de Marwan, est le seul homme d’État à avoir suggéré publiquement le nom d’un coupable (une fausse piste : les Libyens). Si l’Égypte était derrière le meurtre de Marwan, elle n’en a rien montré. Les funérailles de l’espion au Caire ont été majestueuses : le drapeau égyptien et les décorations militaires de Marwan ornaient son cercueil. Gamal, le fils de Moubarak, était dans l’assistance, et le président a même fait une déclaration, disant : « Je ne doute pas de sa loyauté. » Mais Zvi Zamir, l’ancien dirigeant du Mossad, n’en doute pas non plus. Marwan a espionné avec loyauté pour les Israéliens pour des raisons « d’argent et d’ego », m’a confié Zamir lors d’un entretien dans son appartement de Tel Aviv, organisé par Uri Bar-Joseph. Maintenant âgé de 90 ans, Zamir est lui aussi hanté par la mort de son ancien agent. « Pas un jour ne passe sans que je ne me torture en me demandant si j’aurais pu mieux le protéger », écrit-il dans ses propres mémoires, With Open Eyes (« les yeux ouverts »).
À l’époque de l’enquête criminelle, l’épouse de Marwan, Mona, a dit qu’elle pensait que des agents du Mossad avaient assassiné son mari. Mais cela semble peu probable. D’une part, tuer un ancien agent après que son nom a été révélé pourrait avoir un effet dissuasif important sur les nouvelles recrues. Même si Israël pensait que Marwan était un agent double travaillant pour les Égyptiens, mieux valait ne rien faire et, au travers de leur silence, insinuer qu’il était fidèle à leur cause. Au milieu de toute cette discussion à propos des personnes pour qui Marwan travaillait, la question de savoir qui était Marwan s’est perdue. En juin dernier, six mois après ma première tentative de contact avec la famille de Marwan, j’ai reçu une réponse d’Ahmed, le fils cadet du défunt espion. (L’avocat britannique de la famille, John Harding, était mis en copie.) Ahmed a accepté, depuis sa maison du Caire, de me rencontrer lors d’une de ses visites à Londres début juillet.
Un samedi matin, peu après minuit, j’ai reçu un courriel me disant de me trouver dans le hall d’un hôtel de Green Park le jour suivant. Je suis arrivé à l’heure. Quinze minutes plus tard, Ahmed est entré par les portes coulissantes et m’a fait signe de le suivre à l’extérieur. Séduisant, avec une barbe de trois jours, c’était un bel homme de 44 ans avec la voix résonnante d’un grand fumeur (il sortait, avec une régularité implacable, une cigarette Philip Morris entre chaque phrase réfléchie). Nous nous sommes assis à la terrasse d’un café voisin. J’ai sorti mon téléphone de ma poche pour enregistrer notre conversation, préoccupé par l’idée de ne pas être entendus avec la musique ambiante des marteaux-piqueurs et des klaxons. « Je suppose que nous allons tous les deux enregistrer cela », a répondu Ahmed en plaçant un téléphone identique à côté du mien. Il se souvient de son père au travers de ses superlatifs. Marwan était « l’homme le plus gentil », « l’individu le plus humain », « plein de vie », « très drôle ». Il « ne se mettait presque jamais en colère » et c’était une personne « très réfléchie ». Ahmed a emménagé avec son père à Londres à l’âge de neuf ans, l’année précédant l’assassinat du président el-Sadate (contrairement à ce que disent beaucoup de rapports). Tout ce dont il se souvient à propos de son père durant ses premières années, c’est qu’il voyageait et lisait beaucoup. Ahmed et son père étaient proches. Ils parlaient chaque jour, parfois plusieurs fois. Ils parlaient de football. « C’était une personne sage », dit-il. « J’aimais parler avec lui. »
« Mieux vaut la fermer. Autrement, c’est trop dangereux. Ce monde est extrêmement obscur. » — Ahron Bregman
Ahmed était à un rendez-vous au Caire quand son père est mort. Sa secrétaire l’a appelé pour lui demander s’il allait bien en ne réalisant pas qu’il ne savait pas encore. Ahmed lui a répondu qu’il était en rendez-vous et a reposé le téléphone. Le message lui est finalement parvenu par son grand frère, Gamal : « Papa est entre les mains de Dieu. » Il est arrivé à Londres à 6 heures du matin le jour suivant. Je lui ai demandé quel était son état d’esprit dans toute cette confusion. Voulait-il savoir ce qu’il s’était passé ? « Nous savons ce qu’il s’est passé », a-t-il répondu rapidement. « Ce qu’il s’est passé est très clair. » Une réponse étrange pour une affaire qui demeure célèbre pour son manque de clarté. « Que s’est-il passé ? » ai-je demandé. « Il est impératif que je sois prudent et sélectif dans le choix de mes mots », a-t-il dit après un moment. « Il y a eu une enquête criminelle. Et lors de l’enquête, beaucoup de preuves ont été présentées. Et le juge a dit qu’il rejetait la possibilité que feu mon père se soit suicidé. Il n’y a de toute façon pas la moindre preuve qui soutienne cette thèse. Donc ce qu’il ne s’est pas passé est très clair. » « Maintenant, en ce qui concerne ce qu’il s’est passé, vous avez besoin d’une certaine quantité de preuves. La façon dont les choses se sont déroulées signifie qu’il n’y avait pas une seule personne qu’on aurait pu montrer du doigt. Mais ce qu’il ne s’est pas passé est très clair. Il était important d’établir ce fait. Pour ma conviction. Pour notre famille. Pour l’histoire. » Savoir que son père ne s’est pas suicidé soulève sûrement de nouvelles questions, ai-je dit. Des questions qui me tourmentent. Est-il parvenu à être en paix avec le mystère ? « Je ne dirais pas que je suis en paix », dit-il. « Mais j’accepte ce qu’il s’est passé. J’accepte… » Longue pause difficile. « J’accepte que mon père ne soit plus là. C’est un fait. Est-ce qu’il me manque ? Oui. Est-ce que j’aurais aimé qu’on passe plus de temps ensemble ? Oui. Il était jeune. Très jeune. C’est ce qu’il s’est passé. Qu’est-ce que vous pouvez faire d’autre ? Nous ne trouverons jamais un nom pour dire qui a fait ça. Nous devons parfois accepter les limites de ce que nous pouvons faire. »
Je lui demande : « Pourquoi croyez-vous qu’il a été tué ? » « Je dois être prudent… » « Pourquoi ? » « Parce que nous parlons de… Je suis père moi aussi. » « Êtes-vous inquiet qu’il y ait des répercussions, même maintenant ? » « Il y a toujours des conséquences à ce que font et disent les gens. Cependant, les choses sont réglées devant un tribunal. Les choses sont réglées de façon interne. Les choses sont réglées en société. L’histoire dévoile tout. C’est pourquoi je choisis d’être prudent. » « Qui a tué votre père ? » Une autre pause. « Quelqu’un y a vu un intérêt », dit-il. « Ils avaient une raison de le faire. Il est très facile de le voir : qui était cette personne ? Qu’a-t-il fait de sa vie ? Ensuite, vous pouvez commencer à voir un éventail de possibilités. » « Comme dit le proverbe », a-t-il conclu, « si vous ne voyez pas le soleil à son midi, c’est que vous n’avez pas envie de le voir. Il est juste là. » Au beau milieu de notre conversation, le téléphone sonne : c’est Mona. L’appel entrant a interrompu l’enregistrement d’Ahmed et il renvoie frénétiquement sa mère vers le répondeur. Elle ne tarde pas à rappeler. En s’excusant, Ahmed répond en arabe, se lève et se dirige vers le bout de la rue, hors de portée de voix. Je reste assis à me demander pourquoi Ahmed m’a rencontré moi, un journaliste étranger. J’imagine que Mona, qui est probablement au courant de notre rendez-vous, vérifie comment les choses se passent, pour s’assurer qu’il n’a rien dit qui pourrait les mettre en danger. Et puis je me souviens de quelque chose que m’a dit Bregman des mois plus tôt au sujet de ce sentiment de paix qu’il avait ressenti après que son secret a été révélé. « Vous êtes uniquement en danger quand vous avez l’information en vous », avait-il dit. « Dès qu’elle est révélée, vous n’êtes plus important. » Peut-être bien.
Quand Ahmed revient à la table, je lui demande si tout ceci a gâché Londres à ses yeux. Jusqu’à très récemment, dit-il, partout où il marchait, il voyait son père : les tailleurs chez qui ils achetaient leur costumes, les magasins où ils achetaient des barres chocolatées, la pizzeria où il commandait toujours la même chose, jour après jour. Puis, soudainement, Ahmed dit qu’il s’est senti bien quand il visitait la ville. « Londres reste Londres et les souvenirs sont là », dit-il. « Je peux être triste qu’il ne soit plus là avec moi. Je peux aussi être plein de joie et de tendresse en me souvenant de tous ces moments passés ensemble. Huit ans… C’est assez de temps pour que les blessures commencent à cicatriser. » Je demande à Ahmed ce qu’il a appris de son père. « Il m’a dit un jour : “Ahmed. Tout ce que tu veux savoir dans le monde est public. Tu as simplement besoin de regarder, de chercher et de relier tous les points ensemble. Absolument tout ce que tu veux savoir est là sous tes yeux.” »
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Quelques semaines après avoir rencontré le fils cadet de Marwan, j’ai recontacté Bregman. Je lui ai demandé pourquoi, à son avis, Ahmed était si prudent dans le choix de ses mots. « Parce qu’il croit que c’est un meurtre », a-t-il répondu. « Mieux vaut la fermer. Autrement, c’est trop dangereux. Ce monde est extrêmement obscur. » Je me souviens que Bregman avait dédicacé son livre à Marwan, un « héros d’Égypte ». Et pourtant, après avoir passé tant de temps à examiner l’affaire, il est difficile de ne pas conclure que l’Égypte avait le plus à gagner avec la mort de Marwan, tout comme elle avait le plus à perdre avec un aveu formel, dans des mémoires, que Marwan l’avait trahie. Et puis il y a les autre corps égyptiens, jetés depuis d’autres immeubles londoniens. Le meurtre de Marwan est une autre pièce d’un puzzle qu’il est difficile d’ignorer. J’ai demandé à Bregman sans mâcher mes mots ce qu’il pourrait dire pour réfuter mon impression que l’Égypte a joué un rôle dans la mort de Marwan. Il a répondu simplement : « Je ne pourrais pas. »
Bregman a patiemment répondu à mes dernières questions alors qu’il était censé se détendre lors de vacances dans le Wyoming. Le symbole est évident ; c’est une histoire qui ne laissera pas l’historien seul. Après huit ans, il ne peut toujours pas fuir les questions. Et pourtant, il choisit de répondre, même quand il n’a pas de réponse – sans aucun doute parce que ce sont les mêmes questions qu’il continue de se poser. « Je ne sais pas si Marwan est mort à cause de moi », dit Bregman, « mais ce que je sais, c’est que ce n’était pas une bonne idée de démasquer un espion vivant. C’était une grosse erreur. » « Je n’ai jamais pu laisser cette affaire de côté », me dit-il avant que l’on ne se dise finalement au revoir. « C’est simplement trop lourd. »
Traduit de l’anglais par Pauline Enguehard d’après l’article « Who killed the 20th century’s greatest spy? », paru dans le Guardian. Couverture : Ashraf Marwan et le 24 Carlton House Terrace. Création graphique par Ulyces.