Quelques pas ont été épargnés à Nancy Pelosi. À peine sortie des bancs de la Chambre des représentants, dans le Capitole de Washington, la présidente de l’assemblée s’arrête au pied du perchoir. Son fauteuil en cuir marron, derrière lequel les bandes rouge et blanche du drapeau américain grimpent vers la devise « In God We Trust », est occupé par sa collègue Démocrate, Diana DeGette. C’est elle qui tient le maillet ce mercredi 18 décembre 2019, car Pelosi doit exceptionnellement plaider plutôt que présider. Elle est là pour demander rien de moins que la destitution de Donald Trump.
Installée derrière un pupitre en bois, à côté duquel a été posée une pancarte où flotte la bannière nationale, la représentante de Californie commence par regretter que « le comportement imprudent du Président [ait] rendu la destitution nécessaire. » Ainsi, « les faits montrent qu’il représente une menace pour notre sécurité et l’intégrité de nos élections, la base de notre démocratie » et qu’il « a violé la constitution », dans la mesure où ce même Président a « utilisé le pouvoir de sa fonction pour obtenir un bénéfice politique personnel aux dépens de la sécurité nationale des États-Unis ».
Salué par une ovation, ce discours ponctue six heures de débats, dont le principe a été approuvé à 228 voix contre 197. Majoritaires à la chambre, les Démocrates votent ensuite en faveur de la destitution, à 230 voix contre 197 pour abus de pouvoir et à 229 voix contre 198 pour obstruction au Congrès. La barre des 216 est bien passée, ce qui fait de Trump le troisième président des États-Unis à être menacé par une procédure de destitution (« impeachment »). Il a toutefois de grandes chances d’être maintenu au pouvoir par le Sénat, dirigé par des Républicains qui, à quelques exceptions près, le soutiennent encore contre vents et marées.
Depuis le Michigan, le milliardaire a affirmé que « les Démocrates de la folle Nancy Pelosi se sont couverts d’une marque de honte éternelle ». Dans une lettre adressée à celle-ci le 17 décembre, Trump dénonce l’ « abus inconstitutionnel » représenté par la procédure de destitution. Il ne reconnaît aucun crime, ni délit, ni infraction. Qu’en est-il vraiment ? Il faut interroger le Président ukrainien Volodymyr Zelensky pour tenter de le savoir. C’est justement ce qu’a fait un parterre de journalistes le 25 septembre dernier.
Une faveur
En échangeant une brève poignée de main, assis autour d’un bouquet de roses blanches, Donald Trump et Volodymyr Zelensky se tournent vers les journalistes. Le premier leur jette un regard torve teinté de sévérité. Ce mercredi 25 septembre 2019, en marge de l’assemblée générale des Nations unies, il s’attend à passer un sale quart d’heure. Une procédure d’impeachment a été lancée contre lui la veille par la présidente de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi. « Le Président a admis avoir demandé au président de l’Ukraine de prendre des mesures qui pourraient lui bénéficier politiquement », accuse l’élue Démocrate. Il doit donc « faire face à ses responsabilité » et, si la procédure va à son terme, quitter la Maison-Blanche.
Le président de l’Ukraine en question a déjà été plus à l’aise. À peine a-t-il lâché la main de Trump, que Zelensky est assailli de questions. « Avec-vous senti une quelconque pression de la part du Président Trump pour enquêter sur Joe Biden ? » dégaine un reporter. « Je crois que vous avez tout lu, vous avez lu le texte », répond l’ancien comédien, arrivé au pouvoir par surprise en mai 2019. « Je suis désolé mais je ne veux pas être impliqué dans une, euh… » Le petit brun se tourne vers son interprète et complète : « Élection ! » À l’en croire, Trump n’a exercé aucune pression. « Vous l’avez lu, personne ne m’a poussé. »
Zelensky fait référence au compte-rendu d’une conversation téléphonique que les deux chefs d’États ont eu le 25 juillet 2019, vers 9 heures. Ce document a été déclassifié le 24 septembre sur ordre de Trump, en guise de bonne foi. Le milliardaire entend démontrer qu’il n’a pas « violé la constitution », contrairement à ce que soutient Nancy Pelosi. La cheffe de file de l’opposition s’appuie pour sa part sur un signalement, émis début août, par un membre de la communauté du renseignement américain. Après avoir été transmis au Congrès le 9 septembre, il a été dévoilé par le Washington Post mercredi 18. On a alors appris que Trump, selon le lanceur d’alerte, s’est compromis dans une « promesse » à un responsable ukrainien.
Voilà les faits, tels que rapportés par le compte-rendu déclassifié. Ce 25 juillet 2019, vers 9 heures du matin, le président américain prend son téléphone pour saluer la victoire du parti de Volodymyr Zelensky aux élections législatives. « Les États-Unis ont été très très bons avec l’Ukraine », vante d’abord Trump. Là-dessus, il lui demande « une faveur, parce que notre pays a traversé bien des épreuves et cela concerne en grande partie l’Ukraine ». Son interlocuteur se dit alors prêt à ouvrir une nouvelle page de la coopération entre les deux pays. Puis, l’ancien magnat de l’immobilier explique qu’ « il y a beaucoup de discussions au sujet du fils de [Joe] Biden, [on raconte] que Biden a fait cesser l’enquête du procureur et beaucoup de gens aimeraient en savoir plus, donc quoi que vous puissiez faire avec le procureur général ce serait super. Biden s’est vanté d’avoir fait cesser l’enquête donc si vous pouviez vous renseigner… »
Cela ne paraît pas poser de problème. « Comme nous avons une majorité absolue au parlement, le prochain procureur général sera à 100 % mon homme, mon candidat », promet Zelensky. « Il ou elle étudiera la situation, et notamment l’entreprise mentionnée dans cette affaire. » Le président cite sans la nommer la compagnie de gaz ukrainienne Burisma. Entre 2014 et 2019, Hunter Biden était membre de son conseil d’administration. Selon le Wall Street Journal, 50 000 dollars lui étaient octroyés chaque mois à ce poste. Vice-président des États-Unis jusqu’en janvier 2017, son père, Joe, est aujourd’hui le mieux placé pour être le candidat Démocrate à l’élection présidentielle de 2020.
À la tête de Burisma se trouve un ancien ministre de l’Écologie. En 2014, ce Mykola Zlochevsky a perdu son porte-feuille lors de la destitution de Viktor Ianoukovytch, renversé par la révolution du Maidan pour sa corruption et ses accointances avec le Kremlin. Comme beaucoup de fidèles de l’ancien régime, il a alors fait l’objet d’une enquête pour malversations. Seulement le procureur chargé de la diligenter, Viktor Shokin, a été démis de ses fonctions en mars 2016.
Lors d’une conférence donnée au Council on Foreigne Relations en 2018, Joe Biden a révélé être celui qui a obtenu sa tête : « Je pars dans six heures, si le procureur n’est pas viré, vous n’aurez pas l’argent », raconte-t-il avoir ordonné aux Ukrainiens, qui attendaient un prêt américain d’un milliard de dollars. Pour Biden, il fallait faire payer à Shokin sa corruption. Mais Trump et son avocat, Rudy Giuliani, y voient une manœuvre pour retarder l’enquête sur Burisma, et donc sur Hunter Biden.
Au cours de l’appel du 25 juillet 2019, Trump aurait donc demandé à Volodymyr Zelensky de chercher à savoir si Joe Biden a bien voulu éviter une enquête sur son fils. Le compte-rendu de leur échange téléphonique n’était pas entre les mains du lanceur d’alerte au moment de son signalement, mais il avait été informé de sa teneur par des responsables de la Maison-Blanche. « De nombreux fonctionnaires du gouvernement m’ont transmis l’information selon laquelle le Président des États-Unis utilise son pouvoir pour solliciter l’interférence d’un pays étranger dans l’élection de 2020 », écrit-il le 12 août 2019. Le contenu de son signalement a été rendu public le 26 septembre. Le directeur par intérim du renseignement, Joseph Maguire, avait pourtant tout fait pour éviter qu’il fuite.
Même s’il se défend d’avoir voulu aider Trump, ce dernier a bien préféré mettre sous le boisseau ses liens avec l’Ukraine ; ce que le milliardaire essaye de faire depuis des années.
Le consultant
Sur le perron d’un tribunal de Washington, un bouquet de micro est tendu vers une porte tambour dont le tourniquet préserve le suspense. Mais à chaque fois que quelqu’un sort du bâtiment, ce n’est pas Paul Manafort. Venu en costume noir et fauteuil roulant, ce 13 mars 2019, l’ancien président de la campagne de Donald Trump sort finalement à l’abri des caméras, laissant le soin à son représentant de parler à la presse. Il vient d’être condamné à sept ans et demi de prison pour fraude fiscale, fraude aux banques, infraction aux lois sur le lobbying et obstruction de la justice. Cela dit, « le juge a reconnu qu’il n’y a absolument aucune preuve de collusion russe dans cette affaire », fait valoir son avocat, Kevin Downing.
En fait, les juges Jackson et Ellis ont simplement souligné que les preuves rassemblées au cours de ce procès n’étaient pas liées à une interférence présumée de la Russie dans l’élection présidentielle de 2016. Le procureur en chef, Andrew Weissmann, a tout de même déclaré, avant le verdict, que Paul Manafort avait exercé un lobbying secret en faveur de Viktor Yanoukovitch, président ukrainien de 2010 à 2014. Alors qu’il travaillait pour lui, le consultant américain se faisait passer pour un expert indépendant. « Cet effort délibéré pour cacher les faits sape notre politique », regrette le juge Jackson.
Après avoir conseillé plusieurs candidats Républicains (Gerald Ford, Ronald Reagan, George H. W. Bush et Bob Dole) à la présidentielle, Manafort reçoit 600 000 dollars du rebelle angolais Jonas Savimbi pour soigner son image à Washington. Il sert ensuite, contre de grosses enveloppes, le dictateur philippin Ferdinand Marcos, le gouvernement du Nigeria ou encore le candidat français Édouard Balladur. À partir de 2004, son expertise est demandée en ancienne Union soviétique, où il est engagé par le milliardaire Oleg Deripaska, avant d’atterrir en Ukraine. L’homme qui fait appel à lui, Viktor Ianoukovitch, vient d’être annoncé vainqueur de l’élection présidentielle. Sauf que le scrutin est entaché d’importantes fraudes. Les Ukrainiens revotent donc et lui préfèrent Viktor Iouchtchenko.
Six ans plus tard, le revanchard Ianoukovitch est finalement élu à la présidence. À en croire le journaliste de The Atlantic Franklin Foer, Manafort est alors un conseiller très influent. Il voit le chef de l’État sans rendez-vous et facture des « montants scandaleux ». Le tropisme russe de ce dernier déplaît néanmoins aux chancelleries occidentales et à une partie de la population. En 2014, cette opposition coagule et débouche sur une révolution. Les nouvelles autorités promettent de nettoyer les écuries d’Augias. Une enquête est alors lancée sur Burisma, où vient d’atterrir Hunter Biden à la faveur du changement de régime, mais aussi sur Paul Manafort.
À l’été 2016, alors que le consultant aide Trump dans sa campagne présidentielle, son nom est cité par le Bureau national anti-corruption ukrainien. Des documents montrent qu’il a touché 12,7 millions de dollars de paiements entre 2007 et 2012. Ces révélations poussent Manafort à la démission le 19 août 2016 et le FBI à s’intéresser aux lien entre l’entourage du candidat Républicain et Moscou. Dans le même temps, l’agence de renseignement enquête sur une fuite d’e-mails appartenant au Comité national Démocrate. Pour le Washington Post, le coup a été réalisé par des hackers russes. En décembre, la CIA identifie aussi des individus, en lien avec le pouvoir russe, qui ont fourni les e-mails des Démocrates à WikiLeaks, dans le but d’aider Trump.
Crowdstrike
Volodymyr Zelensky est flatté. Avec le président de la première puissance mondiale, qui vient de multiplier les louanges à son égard, le nouveau chef d’État ukrainien se montre légèrement obséquieux. « Vous avez tout à fait raison, pas seulement à 100 % mais à 1 000 % », félicite-t-il ce 25 juillet 2019 par téléphone. « L’Union européenne devrait être notre meilleur partenaire, mais techniquement ce sont les États-Unis et je vous suis très reconnaissant car les États-Unis en font beaucoup pour l’Ukraine. » Zelensky est ravi des sanctions américaines contre la Russie, qui soutient les séparatistes dans l’est du pays. En confiance, Trump en vient alors à sa demande de faveur.
« Je voudrais que vous mettiez au clair ce qui s’est passé avec l’Ukraine, on parle de Crowdstrike… », dit-il, cryptique. « Je pense qu’il y a des gens riches de chez vous… Le serveur, ils disent qu’il est en Ukraine. » En évoquant Crowdstrike, Trump fait allusion à une entreprise de cybersécurité engagée par le Comité national Démocrate au moment du piratage de ses e-mails. Basés à Sunnyvale, en Californie, et à Arlington, en Virginie, les responsables de cette société sont perplexes. Son vice-président, Adam Meyers ignore pourquoi le président américain la mentionne. « S’agissant de notre enquête sur le piratage du Comité national Démocrate en 2016 », peut-on lire dans un communiqué de presse, « nous avons fourni toutes les preuves et analyses au FBI. Comme nous l’avons déjà annoncé, nous nous en tenons à nos conclusions, qui ont été soutenues par la communauté du renseignement américain. »
Le 24 avril 2017, alors que le directeur du FBI, James Comey, vient de révéler l’enquête de ses services au sujet des liens entre la Russie et la campagne de Trump devant une commission parlementaire sur le renseignement, le Président donne une interview à l’agence AP. « Que dites-vous de cela ? » lance-t-il alors que le journaliste l’interroge sur Julian Assange, le créateur de Wikileaks. Les Démocrates « ont été piratés et le FBI va les voir, et ils ne veulent pas laisser le FBI voir leur serveur. Mais vous comprenez, personne n’écrit là-dessus. Pourquoi [l’ancien directeur de campagne John] Podesta et Hillary Clinton ne donnent pas accès à leur serveur au FBI ? Ils ont amené une autre entreprise dont on m’a dit qu’elle était ukrainienne. »
Trump veut parler de Crowdstrike. « J’ai entendu dire qu’elle appartenait à un très riche Ukrainien, c’est ce qu’on m’a dit. » Tout semble pourtant indiquer que l’entreprise est bien américaine, et qu’elle n’a pas fait disparaître de serveur, comme Trump le suggère. « Où est le serveur du Comité national Démocrate et pourquoi le FBI ne s’en est pas emparé ? C’est l’État profond ? » tweetait Trump en 2018. Seulement, le FBI a eu toutes les informations qu’il voulait de Crowdstrike, à en croire James Comey. Et ce n’est de toute façon pas sur un serveur que se cacheraient des informations à propos des auteurs du piratage. « Les sites de commande et de contrôle pour entrer dans un système ne se trouvent pas sur le serveur », pointe Thomas Rid, professeur de sciences politiques spécialisé en risque informatique. « Un serveur est juste un point isolé d’une infrastructure. »
En d’autres termes, Trump aurait donc demandé une « faveur » à Zelensky qui paraît bien difficile à accomplir. Plusieurs médias américains estiment qu’il a mordu à une théorie du complot diffusée sur 4chan, selon laquelle le serveur du Comité national Démocrate a été dérobé au FBI car il cache quelque chose. Même si le procureur Robert Mueller a estimé, en avril dernier, qu’il ne disposait pas d’assez de preuves pour dire que la Russie avait aidé Trump à se faire élire, le Président risquerait donc aujourd’hui la destitution pour bien peu de choses : une requête basée sur une théorie du complot.
Heureusement pour lui, la majorité Républicaine du Sénat a peu de chance de lâcher son leader. Or, la procédure d’impeachement ne peut aller à son terme sans l’accord de la Chambre haute. Par deux fois, en 1974 et 1998, elle s’est opposée à la volonté de la Chambre des représentants de destituer le Président, si bien qu’il n’a jamais quitté son poste de la sorte.
Le 25 septembre, une majorité du Sénat a toutefois voté pour qu’on lui transmette le signalement du lanceur d’alerte. Pour l’heure, son contenu n’est pas suffisant pour convaincre les Républicains de destituer Trump.
Couverture : Patrick Kelley