La PayPal Mafia
Derrière les terrains de golf de l’université Stanford, au sud de San Francisco, un homme dégarni aux longues oreilles légèrement décollées entre pour la dernière fois dans les locaux de Khosla Ventures. Passé la façade vitrée à claire-voie, il longe les affreux murs violets de l’accueil pour grimper à l’étage. Ce 28 février 2019, un gâteau l’attend sur le bureau. « Keith, merci pour tout », est-il écrit en glaçage bleu clair sous une grappe de fruits rouges. Keith Rabois voulait se tailler une plus grande part. Alors il va rejoindre un autre fonds d’investissement de la Silicon Valley, Founders Fund. « Travailleur exceptionnel, entrepreneur passionné et penseur brillant, c’est un des plus grands esprits du capital-risque et c’est aussi un ami », dit de lui son nouveau patron, Peter Thiel, par ailleurs fondateur de la sulfureuse société Palantir.
« J’ai commencé ma carrière dans la Silicon Valley, avec Peter, et je cite une de ses phrases chaque jour », flatte à son tour Rabois. « Par exemple, je retiens qu’il faut découvrir des talents inconnus, on ne peut pas construire une start-up en employant les mêmes personnes que tout le monde. » Une autre figure célèbre inspire l’entrepreneur originaire du New Jersey : « Quand je suis déprimé, je relis les discours de Margaret Thatcher », confie-t-il. Cela en fait-il un original ? Lorsque le compte Twitter de Founders Fund s’est dit « ouvert à l’hétérodoxie », il s’est en tout cas senti concerné : « Prêt à commencer », a-t-il répondu. Keith Rabois se voit certainement comme un de ces génies qui font la gloire de la Silicon Valley. Mais c’est oublier que Peter Thiel l’a avant-tout recruté en qualité d’ « ami ».
À Founders Fund, le PDG de Palantir reforme une partie de la « PayPal Mafia », constituée dans les années 2000 au sein de la société de paiement en ligne. Il y a déjà rapatrié Ken Howery ainsi que Bruce Gibney et Kevin Hartz (qui sont depuis allés placer leurs billes ailleurs). L’équipe actuelle compte 16 hommes pour trois femmes, là où elles étaient complètement absentes de la « mafia ». Avant de rejoindre Khosla, Keith Rabois a quitté la société financière Square où un collègue l’accusait de harcèlement sexuel. La relation était d’après lui « consentie » et elle aurait commencé avant l’embauche du plaignant. « Je lui ai conseillé de postuler mais je n’ai eu aucune influence sur son recrutement », précise-t-il.
Dans le livre Brotopia: Breaking Up the Boys’ Club of Silicon Valley, la journaliste américaine Emily Chang liste bien d’autres accusations de harcèlement sexuel émanant de femmes. « Depuis ses débuts », souligne-t-elle, « l’industrie a été conçue pour les hommes : il y a d’abord eu des nerds antisociaux puis, des décennies plus tard, des frères fiers d’eux qui ont le goût du risque. » L’ouvrage consacre un chapitre à la PayPal Mafia, dont le leader, Peter Thiel, admet benoîtement que s’il n’y avait pas de femmes, c’est parce qu’ils n’en « connaissaient aucune ». Les hommes sont donc restés entre eux avant de monter leurs propres entreprises, dans lesquels il se sont joyeusement cooptés. Ainsi, Keith Rabois est désormais membre de Founders Fund. Mais n’allez pas lui dire qu’il ne le mérite pas.
« Le monde des start-ups projette une image méritocratique mais en réalité, c’est un petit club aux mailles serrées où le succès dépend en général de vos connaissances », observe Erin Griffith, qui étudie ses acteurs pour le New York Times. « Les employés quittent fréquemment les entreprises une fois qu’ils se sont enrichis grâce à leurs actions. Ensuite, les réseaux d’anciens – appelés “mafias” – soutiennent les projets de leurs pairs en leur offrant du travail, des conseils ou de l’argent. » Riley Newman a expérimenté la puissance de cet entre-soi.
À l’été 2017, cet ancien responsable des données d’Airbnb a créé un fonds d’investissement dédié aux nouvelles technologies. Les pontes susceptibles d’apporter de l’argent étaient moins intéressés par les projets que par ses anciens collègues. « Ils me disaient : “Tout cela est très bien mais surtout, vous venez d’Airbnb n’est-ce pas ?” Airbnb était notre avantage compétitif. » Aujourd’hui, PayPal a été remplacé par Airbnb, Uber ou Slack, mais la dynamique est la même. Car elle est inhérente à la Silicon Valley.
Brotopia
La Silicon Valley est née de l’autre côté de Stanford, à quelques encablures des locaux de Khosla Ventures, à Palo Alto. C’est là qu’après être venu au monde à Londres, William Shockley a grandi, élevé par un excentrique couple d’ingénieurs dans les mines. L’enfant sait dire son prénom, « Billy », à cinq mois et compter jusqu’à quatre à un an. Malgré des accès de violence, « son intelligence se développe rapidement », constate son père. « Ce n’est pas un génie mais il a tout l’air d’être un petit garçon brillant », enfonce sa mère. Envoyé en classe le plus tard possible, à huit ans, il passe par une école militaire avant d’entrer au lycée en 1924 sans avoir fréquenté de collège. Doué en sciences, c’est un garçon solitaire qui entre ensuite au California Institute of Technology (Caltech). Il y obtient un doctorat avant d’être embauché sur le côte Est.
Au moment où la Seconde Guerre mondiale éclate, William Shockley travaille au Bell Lab, à Manhattan. Il rejoint un groupe scientifique de recherches appliquées à la guerre. À ce titre, le ministère de la Défense lui demande d’évaluer les conséquences d’une attaque contre le Japon, en 1945. Si les Américains envahissaient l’archipel asiatique, estime-t-il, « le nombre de morts excéderait celui des Allemands. En d’autres termes, nous aurions probablement à tuer 5 à 10 millions de Japonais. Ça nous vaudrait entre 1,7 et 4 millions de victimes, dont 400 à 800 000 morts. » Washington préfère alors envoyer des bombes nucléaires sur Hiroshima et Nagazaki. Une fois l’effroyable champignon retombé, Shockley retourne chez Bell, où il introduit le premier transistor en 1947. Cela lui vaut un prix Nobel de physique une décennie plus tard.
Mais les titres ne paient guère. Sur les conseils de Frederick Terman, un ingénieur de Stanford, le physicien lance son entreprise à Palo Alto pour rentabiliser son invention. L’homme sait s’entourer. Seulement, son naturel autoritaire pousse ses employés à quitter le navire pour fonder une autre société, Fairchild Semiconductor. Ils sont alors surnommés « les huit traîtres ». Parmi eux, le physicien Robert Noyce rejette la culture hiérarchisée en vigueur sur la côte Est. Il conçoit l’industrie naissante comme une communauté démocratique sans distinction sociale. Aussi se défend-il de vouloir concurrencer Fairchild lorsqu’il lance Intel avec son collègue Andy Grove, en 1968.
Dans le même temps, des groupes d’investisseurs qui entendent bien profiter de ces innovations se réunissent un midi par mois à la Western Association of Venture Capitalists. On les appelle la « San Francisco Mafia » ou le « Boys Club ». Sur les tables des restaurants du quartier des affaires, ils reçoivent des entrepreneurs qui leurs présentent leurs idées.
Dans les années 1970, pour être plus proches d’eux, ils quittent le centre-ville de San Francisco pour s’établir à Menlo Park, à l’est de l’université Stanford. L’ancien responsable du marketing de Fairchild, Donald Valentine, suit ce mouvement en 1972. « Tout le monde connaît Don Valentine ou au moins quelqu’un qui le connaissait », décrit John Wilson dans le livre The New Venturers: Inside the High-Stakes World of Venture Capital, paru en 1985. Le jeune employé d’Atari Steve Jobs fait ainsi appel à lui en 1977, après avoir cofondé Apple. Valentine décline mais le dirige vers des amis aux poches pleines.
L’effet de réseaux
En 1977, alors qu’Apple fait ses premiers pas, la famille de Peter Thiel s’installe en Californie. De l’Allemagne à l’Afrique du Sud, ce fils d’ingénieur en chimie s’est pris de passion pour Le Seigneur des anneaux, mais aussi pour les mathématiques et les échecs. Aux États-Unis, ils s’ouvre à la philosophie en entrant à Stanford. Son mentor à l’université s’appelle René Girard, grand théoricien de la logique du bouc-émissaire. « La substance même des rapports humains, quels qu’ils soient, est faite de mimétisme », professe l’intellectuel français dans Celui par qui le scandale arrive. L’idée que les comportements sont avant tout grégaires traverse son œuvre. Alors Thiel va imiter les entrepreneurs de la Silicon Valley qui sont à deux pas.
Après avoir travaillé dans la finance, le natif de Francfort revient dans la baie de San Francisco avec quelques moyens à investir. Au restaurant Hobee’s, près du campus, Max Levchin lui présente son idée d’une nouvelle monnaie : PayPal. Après le dîner, les deux hommes recrutent tous les talents qu’ils connaissent. « Ça a commencé par l’embauche de gens en cercles concentriques », explique Thiel. « J’ai engagé des amis de Stanford et Max a amené ses connaissances de l’université de l’Illinois. » Les deux hommes sont toutefois loin de recruter n’importe qui.
Ils cherchent des mathématiciens doués, durs à la tâche, parlant plusieurs langues. Autrement dit, le candidat idéal leur ressemble. « Ce type est venu et je lui ai demandé ce qu’il aimait faire de son temps libre », raconte Thiel. « Il m’a répondu qu’il jouait au basket. Je ne pouvais pas l’embaucher, tous ceux que je connaissais à la fac qui jouaient au basket étaient des idiots. » Fils d’un dramaturge et d’une physicienne ukrainiens, Levchin est conscient que son choix se porte pour ainsi dire sur ses clones. « Tout ce processus consiste à sélectionner des gens comme vous », admet-il. « Il pense comme moi, est aussi un geek et ne dort pas beaucoup. Super recrue ! Nous allons nous entendre. » Résultats, PayPal se peuple d’informaticiens introvertis qui « mangent de la mauvaise nourriture toute la journée et dorment sous leur bureau ».
Levchin a bien essayé d’engager une femme, fût-elle mauvaise au ping-pong – ce qu’il considérait très sérieusement comme un défaut. Elle est partie au bout de six mois. Reste alors un quarteron de très jeunes vétérans de guerre, soudés par les épreuves. Il explose lorsque PayPal est racheté par eBay en 2002, pour mieux répandre ses dollars dans la Silicon Valley de manière à en gagner beaucoup d’autres. Le succès est cumulatif. « Nous sommes passés de la marge au centre du système », résume Keith Rabois avec force romantisme. Les membres de la PayPal Mafia ont ceci de commun qu’ils présentent leur ascension comme un tour de force en dépit de leur pauvre sort. Une fable, à moins de voir Stanford comme un repaire de rebuts. Car c’est là que Rabois a fait ses classes et là aussi qu’il a rencontre Thiel, avant de filer à Harvard.
« Il y a un effet de réseaux », reconnaît Jeremy Stoppelman, l’ancien vice-président de PayPal, qui possède des actions de Square, Uber, Pinterest, Airbnb et Palantir. « Si vous avez un nom associé au succès, les gens viendront vous chercher. Pourquoi les gens intelligents vont-ils à Harvard ? Parce que d’autres gens intelligents y sont allés avant eux ? » Stoppelman a fondé Yelp avec un autre ancien de la « mafia », Russell Simmons, tandis que Reid Hoffman accouchait de LinkedIn et qu’Elon Musk lançait Tesla et SpaceX. Même YouTube, racheté pour 1,6 milliard par Google, a été initié par trois anciens de PayPal, Chad Hurley, Steven Chen et Jawed Karim. « Nous avons un très bon CV collectif », reconnaît leur ex-collègue, Scott Banister. « Nous n’étions pas simplement associés avec l’entreprise mais aussi avec les gens de l’entreprise. »
Aujourd’hui que leurs portefeuilles sont bien remplis, ces personnes investissent dans les projets de ceux qui sortent d’Uber et d’Airbnb. Lesquels s’aident aussi les uns les autres. L’ancien chef de produit de la plateforme de location d’appartements, Jonathan Golden, partage ses ambitions avec ceux qui s’y trouvent encore. « Je n’essaye pas activement de faire partir les gens, mais si quelqu’un est sur le point de le faire, je veux le soutenir », explique-t-il. Et une ancienne responsable de l’application de conducteurs, Annie Kadarvy a investi en février dans Ike, une société de camions autonomes fondée par des individus qu’elle côtoyait à la machine à café il y a peu.
En plus de bien se connaître, ces nouveaux arrivants ont fait fortune dans ce qu’il est courant d’appeler « l’économie du partage ». Ils sont donc particulièrement enclins à faire jouer leurs réseaux, sans trop se soucier de l’État ou des procédures. Qu’importent ceux qui sont laissés sur le bord de la route si les voitures autonomes sont plus sûres ?
Couverture : San Francisco et sa baie.