Pour la première fois mercredi 25 novembre, un tribunal a reconnu l’État responsable des blessures infligées à une jeune femme par un tir de lanceur de balles de défense (LBD) lors d’une manifestation des gilets jaunes. L’enseignante avait été blessée au genou pendant une manifestation le 9 février 2019 à Lyon. Une victoire à la fois historique et modeste, puisque la plaignante n’a pas été invalidée durablement par sa blessure, et que l’État n’a été condamné qu’à lui verser 800 euros. Un début, peut-être.

Jaune de gris

Les gilets jaunes se dispersent à travers le centre de Saint-Étienne, ce samedi 29 décembre, vers 17 h 20. Perdus dans la fumée des gaz lacrymogènes, leurs espoirs encore vifs rencontrent partout l’horizon terne d’un ciel de plomb. Chaque rond-point semble désormais orphelin. Plus au nord, sur le boulevard Thiers qui monte vers le stade Geoffroy-Guichard, les hangars bordés d’arbres décharnés sont encore indissolublement gris. Mais à hauteur du Zénith, une enseigne jaune apparaît au milieu de la brume : Verney-Carron. Par-dessus l’entrée, sur le pignon saillant d’une maison située à l’accueil, deux carabines en croix donnent à la zone industrielle des airs de Far West.

Il faut faire le tour du bâtiment par la rue Barrouin pour obtenir le sous-titre de cet emblème : « Armes, mécanique de précision », est-il écrit au sommet d’un petit parking. Tous les gilets jaunes ne seront pas d’accord : dans la presse, on ne compte plus le nombre de manifestants affectés par d’assez approximatifs « tirs de flash-ball ». Ce lanceur de balles en caoutchouc conçu par Verney-Carron a « gravement blessé » un homme « dans le coma à Toulouse », écrit France Soir le 3 décembre. Il a aussi « défiguré » un membre du mouvement à Paris, selon le Huffington Post. Dans les mêmes conditions, « un Oléronnais a perdu un œil », rapporte France Bleu le samedi suivant.

La veille, le constructeur rappelait pourtant au Parisien que les CRS ne sont plus dotés de Flash-Ball. Au lieu de cela, ils utilisent un autre lanceur, le LBD40 de la société suisse Brügger et Thomet. « NON, le Flash-Ball® n’est pas l’arme utilisée par les forces de l’ordre dans les émeutes des gilets jaunes », enfonçait dans un communiqué Verney-Carron le 5 décembre. Sauf que cette « marque déposée » est passée dans le langage courant, au point de désigner les différents lanceurs de balles. « Nous cristallisons la haine, nous sommes responsables de tout alors que nous n’y sommes pour rien », se lamente le directeur général Jean-Verney Carron dans les colonnes du Parisien. « Nous étions la cible des zadistes, de l’extrême gauche… Désormais, nous sommes visés par les gilets jaunes. »

Si la police nationale déclare avoir cessé d’utiliser le Flash-Ball en février 2018, il occupe toujours la justice. Le 16 décembre dernier, le tribunal correctionnel de Bobigny a condamné trois policiers à des peines de prison avec sursis allant de sept à quinze mois pour avoir blessé avec l’arme au moins quatre personnes, et en avoir éborgné une. Un appel a été formé. Après avoir délogé une quinzaine de squatteurs d’une clinique désaffectée de Montreuil, le 8 juillet 2009, les forces de l’ordre sont intervenues contre une manifestation de soutien aux expulsés. Six personnes ont été touchées au front, à la clavicule, à la jambe, au dos, au poignet et à l’œil par des balles en caoutchouc envoyées sans sommation, souvent au-dessus de l’épaule. Or, la Direction centrale de la sécurité publique (DSCP) venait de rappeler, en mai, l’interdiction de viser « au niveau du visage ou de la tête ».

Une « distance minimale de 7 mètres » doit également être respectée. Ça n’a malheureusement pas été le cas, le dimanche 12 décembre 2010 à Marseille, où un policier a tiré dans le thorax de Mustapha Ziani. Retranché dans la chambre de son foyer de travailleurs, dans un accès de folie, cet Algérien de 45 ans avait blessé un voisin au couteau puis lancé une tasse à l’agent Xavier Crubezy. La réplique au Flash-Ball de ce dernier, donnée à 4,40 mètres, est la « la conséquence directe et exclusive » de l’arrêt cardiaque subi par la victime, ensuite décédée, selon une expertise médicale. Le policier écopera de six mois de prison avec sursis.

Encore une fois, la dangerosité de l’arme venait d’être pointée. Dans un rapport rédigé en réaction aux événements de Montreuil, la Commission nationale de déontologie de la sécurité (CNDS) recommandait, en mars 2010, « de ne pas utiliser cette arme lors de manifestations sur la voie publique, hors les cas très exceptionnels qu’il conviendrait de définir très strictement ». Ses utilisateurs s’exposent à « l’imprécision des trajectoires des tirs qui rendent inutiles les conseils d’utilisation théoriques et la gravité comme l’irréversibilité des dommages collatéraux manifestement inévitables qu’ils occasionnent ». Ce risque est même « disproportionné au regard des buts en vue desquels [le pistolet] a été conçu ».

Devenue le Défenseur des droits, cette autorité administrative notait en 2013 que « le fabricant lui-même reconnaît une imprécision, à savoir un groupement des impacts de trente centimètres à une distance de dix-douze mètres ». Après la demande d’un retrait progressif par l’Inspection générale de la police nationale en mai 2015, le Défenseur des droits a réclamé un moratoire. « Nous ne pouvons pas […] nous permettre de désarmer nos forces de l’ordre », a répondu le ministère de l’Intérieur. Le Flash-Ball n’a donc disparu de l’arsenal national qu’en février 2018, remplacé par un LBD40 plus précis mais aussi plus puissant. « La balle est d’un calibre de 40 mm… c’est beaucoup plus dangereux que le Flash-Ball. C’est un calibre de guerre », tance Jean-Verney Carron. Le directeur général s’y connaît : cela fait deux siècles que sa famille fabrique des armes.

Les canons familiaux

Voilà un slogan qui pourrait figurer sur un pan de l’entrepôt gris à franges jaunes de Verney-Carron : « Le Flash-Ball® innove constamment ». Cette phrase, qui heurte probablement une deuxième fois ses victimes, n’est pas aussi en vue mais elle existe bien. Après avoir rejeté la faute des récentes blessures sur le LBD40, la société stéphanoise n’oublie pas de présenter, dans son communiqué du 5 décembre 2018, le Flash-Ball Super Pro. Associé à un « nouveau projectile, de type balle de tennis d’un diamètre de 44 mm, recouverte de feutre » l’arme est « désormais en dotation auprès d’un grand nombre de polices municipales ». Autrement dit, elle sert encore. Il y a même une « recrudescence des achats avec les événements terroristes », se réjouit Guillaume Verney-Carron par téléphone. « Quasiment tous les maires sont en train d’équiper leurs polices en armements. »

Guillaume Verney-Carron, l’actuel PDG du groupe

À l’aube de ses 200 ans, l’armurier de 90 salariés, au chiffre d’affaires de 13,5 millions d’euros en 2017, continue à lancer des projets, quand il n’est pas occupé à organiser un concours pour gagner un fusil ou à poster des messages favorables à la chasse, criblés de fautes, sur sa page Facebook. Tout ceci est accompli en famille : sur les sept membres du directoire et du conseil de surveillance, seul un, François Montes, ne porte pas le nom de l’entreprise. En plus de Jean et Guillaume, respectivement président et directeur général, ce quarteron est composé de Pierre, Agnès, Geoffroy et Camille Verney-Carron.

Pour se présenter aux clients étrangers qui, originaires de cinquante pays, alimentent la moitié du chiffre d’affaires, le groupe raconte son histoire en anglais : « Comment oublier ce jour béni de 1820 où un jeune homme, à peine sorti de l’adolescence, a remporté le premier prix d’une grande compétition d’armuriers à Saint-Étienne, une ville fière de ses artisans et réputée pour ses canons ? C’est un exploit qui a établi la réputation jamais démentie de Claude Verney, héritier d’une famille d’armuriers, dont l’ancêtre, Guy Verney, produisait déjà des fusils en 1650. » Comme Guy, tous ses descendants se marient avec des femmes issues d’une lignée de vendeurs d’armes. Dix ans après avoir remporté le concours, Claude ne déroge pas à la tradition en épousant Antoinette Carron. De leur union procède non seulement le nom du groupe mais aussi une organisation plus industrielle de la production, en ce tumultueux XIXe siècle.

Né en 1839, Jean prend la relève comme après lui ses fils et petits-fils, baptisés alternativement Claude et Jean. À l’âge de 100 ans, la maison Verney-Carron devient une société anonyme, sans trop diluer son capital à l’extérieur de la famille. Fragilisé par la crise de 1929 alors qu’une usine a tout juste ouvert sur le cours Fauriel, ce petit empire se diversifie, offrant aussi bien des articles de pêche que de tennis ou des bicyclettes. Il est intégré avec cinq autres manufactures à un Groupement d’exploitation des fabricants d’armes réunis (Gefar) pour multiplier sa force de frappe durant la Seconde Guerre mondiale. À la faveur d’une rencontre avec un fabricant italien, la famille lance en 1954 la production en série des fusils semi-automatiques Franchi. Ils sont suivis par le premier fusil à canons superposés, le Sagittaire en 1966.

Dans les années 1980, les nouvelles turbulences de l’économie mondiale poussent l’atelier à quitter le cours Fauriel pour emménager sur le boulevard Thiers. C’est de là que sort le Flash-Ball. Mais il est d’abord imaginé par un simple particulier. À la fin de la décennie, un ancien agent EDF de Montigny-lès-Metz (Moselle) chasse avec des Parisiens en Sologne. « Certains », a raconté Pierre Richert, aujourd’hui décédé, « étaient dans le monde judiciaire. » Voyant que l’homme s’y connaît un peu en calibres, ils lui proposent de devenir expert balistique pour la justice. Au tribunal, le Mosellan se prend d’empathie pour les prévenus qui ont sorti leurs carabines en entendant des cambrioleurs. Il rêve alors d’une « arme devant stopper à distance et à coup sûr deux agresseurs, sans coups graves et encore moins mortels ». L’objectif est de « permettre aux faibles, aux personnes seules – en général âgées –, de riposter ».

Dans son garage et sur son stand de tir extérieur, Pierre Richert essaye différents projectiles sur des cibles, puis sur un chevreuil tué à la chasse. Il se rend même dans une base militaire pour viser des volontaires en gilets pare-balles. Certains s’en tirent avec des hématomes de 8 centimètres. « Jugé trop cher », et pâtissant de son allure de jouet, « le flashball est en partie boudé par les particuliers », constate la revue Pro Sécurité en 2002. En revanche, lors de sa visite à Saint-Étienne, l’expert balistique suscite l’intérêt de Verney-Carron, non content de concevoir des composants du fusil FAMAS pour l’armée française. La production est enclenchée en 1990 et les premiers modèles en sortent l’année suivante. Ils sont vendus aux douanes, puis la Brigade anti-criminalité de Lyon les expérimente en 1992. Au départ, écrit Libération en novembre 1995, « la trouvaille de Pierre Richert, considérée comme une arme de septième catégorie, n’a pas de grand impact en France : la société Verney-Carron de Saint-Etienne commercialise le Flash-Ball à 99 % à l’étranger, au Portugal, en Suisse et au Venezuela aux forces de l’ordre. »

En 1995, il a pourtant déjà convaincu le directeur général de la police nationale, un certain Claude Guéant. « L’utilisation du flashball peut se révéler efficace dans certains cas (menaces par armes blanches, rixe sur la voie publique, pare-chocage de véhicules administratifs, franchissement de barrage routier) », explique-t-il. En juillet, pour « lutter plus efficacement contre les formes nouvelles de la criminalité », la police nationale produit une note sur « l’acquisition et l’utilisation du fusil Flashball ». Dans un reportage de France 3 daté de novembre 1995, on apprend que « plusieurs groupes d’élites comme le Raid l’ont adopté depuis plusieurs années » et que les policiers de Metz en disposent depuis six mois. « L’avantage c’est pour eux […] de neutraliser la personne qu’ils veulent appréhender sans qu’elle soit obligé de passer à l’hôpital », indique Pierre Richert. « Ça c’est du travail propre. »

D’encre et de sang

Le Flash-Ball n’est pas mis entre n’importe quelles mains. Son premier modèle, le Compact échoit aux groupes d’intervention de la gendarmerie nationale (GIGN) aux brigades anti-criminalité (BAC) et aux sections de recherche, assistance, intervention, dissuasion (RAID). Ceux-ci reçoivent des consignes claires : « N’utiliser le flashball que dans le cadre strict de la légitime défense. En effet, les essais effectués ont démontré que cette arme ne pouvait être qualifiée de non létale, en raison des lésions graves qu’elle est susceptible d’occasionner, en certaines circonstances. » De son côté, Jean Verney-Carron écume les salons d’armement pour vendre son produit et essayer de lui apporter des améliorations. Le chef du bureau des équipements des CRS constate dès 1997 qu’il « n’est pas précis ». Qu’à cela ne tienne, le Super-Pro, un pistolet cette fois conçu spécifiquement pour les forces de l’ordre, sort en 1998.

Ce modèle en métal remplace le compact en polymère à partir de 2001. L’année suivante, le tout neuf ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy, annonce au Monde qu’il sera donné aux policiers de proximité des « quartiers sensibles » car, avec lui, « les voyous ne viennent pas les chercher ». Mais le Flash-Ball ne sert pas qu’à « impressionner », comme le veut l’ancien maire de Neuilly dans sa course à la surenchère vers la présidence.

Sitôt confié aux policiers municipaux en 2004, il éborgne un garçon de 14 ans aux Mureaux, le 6 juillet 2005. Chauffé à blanc par ce qu’on a appelé les « émeutes de banlieues », cet été-là, Nicolas Sarkozy explique que « ces événements nous ont conduits à renforcer et adapter les matériels et les tenues ». D’où « l’acquisition de près de 460 Flash-Ball ». Ils sont 1 270 à être vendus à la police nationale, agrémentés de 194 000 munitions, pour une valeur de 2,61 millions d’euros entre 2002 et 2007.

Le pistolet « à létalité atténuée » est exporté à 85 %.

Pour le ministre de l’Intérieur, c’est encore insuffisant. Au cours d’un discours dénonçant les violences commises à Villiers-le-Bel, en 2007, il fait de la « voyoucratie » « une priorité absolue » contre laquelle les policiers doivent avoir toute latitude : « Mettez les moyens que vous voulez, […] ça ne peut pas rester impuni. » Aussi faut-il « aller beaucoup plus vite sur les dotations en armes non létales adaptées à la lutte contre les violences urbaines. Je ne laisserai pas des militaires et des fonctionnaires exposés sans avoir l’équipement nécessaire. » En plus du Flash-Ball avec lequel il est conscient d’avoir « fait un couler un peu d’encre », Nicolas Sarkozy recommande « une nouvelle génération » de lanceurs de balles de défense. Mis en expérimentation jusqu’en 2008, le LDB40 vient ensuite renforcer la police et la gendarmerie nationale. La municipale garde l’apanage du Flash-Ball.

En 2009, une note de la Direction générale de la police nationale obtenue par Mediapart précise qu’ « à l’issue d’une période expérimentale, le moyen de force intermédiaire lanceur de 40×46 va entrer en phase de généralisation. Il viendra compléter ou se substituer au lanceur de balles de défense Super Pro. » Son responsable, Frédéric Péchenard, jauge alors l’extension de l’usage de ce type d’armes : « Initialement prévu pour l’équipement de certaines unités spécialisées, l’utilisation de ce lanceur de balles de défense a progressivement été étendue à l’ensemble des unités intervenant dans les quartiers difficiles », écrit-il dans son instruction du 31 août 2009. « Dorénavant, il a vocation à être utilisé par toutes les unités confrontées à des phénomènes de violences. » À Montreuil, les soutiens des squatteurs de la clinique désaffectée viennent d’en faire les frais. Malheureusement, les forces de l’ordre utilisent « une version du début des années 2000 », souffle Guillaume Verney-Carron. « Depuis, nous avons installé un viseur et avons travaillé sur la munition. »

Pour éviter de nouveaux blessés, l’emploi du Flash-Ball Super Pro et du LBD 40×46 est encadré par une série d’instructions en 2012. Le premier « est autorisé, à titre principal, dans le cadre de la légitime-défense des personnes et des biens ». Les forces de l’ordre peuvent aussi faire feu, à condition d’en avoir reçu la consigne, si elles sont « appelées afin de dissiper un attroupement, subissent des violences ou voies de fait ou s’ils ne peuvent défendre autrement le terrain qu’ils occupent ». En 2013, Verney-Carron équipe notamment les polices municipales de Marseille et de Lyon. Cela dit, le pistolet « à létalité atténuée » est exporté à 85 %, notamment en Afrique centrale, en Afrique du Nord et en Asie du Sud-Est. D’ailleurs, Guillaume Verney-Carron « participe chaque année à une dizaine de salons professionnels dans le monde afin de [le] faire connaître », indiquent Les Echos. Il reste persuadé qu’il constitue « une alternative intéressante aux armes à feu classiques pour les commerçants désireux de se protéger ».

Jean, Pierre et Guillaume Verney-Carron

Inquiété par la demande d’un retrait progressif formulée en mai 2015 par l’Inspection générale de la police nationale, le dirigeant réplique : « Une partie des quelques milliers de fonctionnaires français habilités à l’employer souffrent d’un manque de formation, avec cinq tirs pour obtenir l’habilitation et trois autres par an pour la conserver. » Le Super Pro 2 sort justement cette année-là. Le dirigeant défend ce nouveau modèle, dont la sécurité aurait été améliorée, alors que les LBD40 continuent de blesser. « Ils sont plus précis mais leurs munitions sont peut-être trop pêchues », juge Guillaume Verney-Carron. Mais la police nationale semble désormais donner ses faveurs à Brügger et Thomet. Qu’il soit aux mains de l’une ou de l’autre, suisse ou français, le lanceur de balles de défense est en tout cas toujours en service. Et il arrive qu’il tue.


Couverture : Le Flash-Ball Verney-Carron.