Danse avec le loup
Attention, l’article qui suit contient des témoignages susceptibles de heurter la sensibilité du lecteur.
Des cris d’enfants montent de la pelouse de Neverland. En ce beau jour de 1990, dans le ranch californien, Michael Jackson et le soleil sont à leur zénith. Sans parler de sa voix, dont les aigus atteignent une hauteur de soprano. Entre la tournée mondiale de Bad et l’enregistrement de Dangerous, le chanteur use ses cordes vocales dans une bataille d’eau tapageuse. Quand les munitions viennent à manquer, il se rapproche de son partenaire de jeu. « Nous avons gagné, encore et encore », vante-t-il en posant sa main sur l’épaule de Macaulay Culkin. À l’ombre de son chapeau noir, un sourire de Joker découpe le masque de plastique qu’il doit à la chirurgie. Il a 31 ans, le jeune acteur de Maman j’ai raté l’avion 10.
Le roi de la pop tourne son visage vers la caméra. « Je suis un peu innocent, n’est-ce pas ? » lance-t-il, rayonnant. À voir le nombre de jouets et d’attractions que compte le ranch, on pourrait croire que le soleil ne se couche jamais sur Neverland. C’est faux, garantit amèrement Wade Robson. Cette même année 1990, alors qu’il a 7 ans, l’Australien est invité chez Michael Jackson après avoir gagné un concours de danse. Il est enchanté de jouer avec son idole, qui lui enseigne le moonwalk quand il ne lui propose pas de regarder un film avec lui.
Mais à la fin du générique, la nuit se fait plus obscure. « Nous allions nous coucher dans son lit », raconte Robson dans le documentaire Leaving Neverland, diffusé à partir de ce mois de mars 2019 sur HBO. « Je me souviens qu’il passait ses mains sur mes jambes, au-dessus de mon pyjama. Ensuite ses mains arrivaient dans la zone de mon entre-jambe et il commençait à me caresser. »
Pendant près de 30 ans, Wade Robson a nié tout rapport sexuel, comme continue de le faire Macaulay Culkin. Ils l’ont défendu lorsque l’artiste a été attaqué par la famille du jeune Jordan Chandler, en 1994, ainsi qu’une décennie plus tard, quand l’accusation est venue d’un autre garçon, Gavin Arzivo. Abandonnées contre 23 millions de dollars dans un cas, les poursuites ont butté sur un acquittement dans l’autre. « Nous attendions de meilleures preuves, quelque chose de plus convaincant », déclara un juré. Robson préférait alors protéger sa carrière et ses proches. Il a reconsidéré la question en devenant père, en 2010.
La star « caressait mon pénis par-dessus le pyjama », raconte-t-il. « Et ensuite ses mains sont passées sous le pantalon et il a touché mon pénis sous mon pantalon. Il n’y avait rien d’agressif. Je n’ai jamais eu peur. Ça ne paraissait pas si bizarre. Ensuite il m’a guidé pour que je lui fasse la même chose. Il a bougé mes mains pour toucher son pénis qui était déjà en érection. » En 2013, quatre ans après la mort du chanteur, le chorégraphe s’était rendu sur le plateau de l’émission Today, sur la chaîne NBC, pour révéler les abus dont il se dit victime. Il s’est même résolu à les exposer à la justice, mais son recours a été jugé trop tardif pour être examiné par un tribunal de Los Angeles. Avec une autre victime présumée, James Safechuck, il a alors attaqué les entreprises de l’ex-chanteur, MJJ Productions et MJJ Ventures. Là encore, fin 2017, il a été débouté.
« Nous prenions des douches ensemble, nous nous touchions, nous nous embrassions », raconte-t-il aujourd’hui. « Il m’embrassait avec la bouche ouverte, avec la langue. Il mettait mes doigts sur ses tétons et me disait de les pincer. Il gémissait, prenait du plaisir. J’aimais la sensation de le rendre heureux, de lui faire plaisir. » La gorge nouée, Robson poursuit son récit en décrivant des fellations. « Il m’amenait dans un coin du lit, s’allongeait contre un coussin, me mettait à quatre pattes et me faisait me pencher en avant pour qu’il puisse regarder mon anus en se masturbant. Par moment, il venait et mettait sa langue dans mon anus. » Le témoignage est insoutenable, mais le chanteur n’a pas été inquiété de son vivant.
Histoires pour adultes
La nuit est tombée sur le ranch de Neverland. Vêtu d’un kimono vert, Michael Jackson guide le journaliste Martin Bashir au milieu de tournoyants manèges illuminés. Il vient ici « tout le temps », même si on apprend plus loin que rien ne vaut pour lui les batailles d’eau et l’escalade. Quand il avait l’âge de remplir des ballons de baudruches au robinet et de grimper aux arbres, son père l’a envoyé sur scène.
À 5 ans, il a commencé à quitter son Indiana natal pour se produire avec ses frères devant des parterres d’adultes. Alors que la famille s’enrichissait, il ne recevait au départ que des coups en guise de salaire. Après être revenu sur cet épisode douloureux pour le documentaire de Martin Bashir, Michael Jackson apparaît dans son ranch entouré d’enfants. « Sa relation avec eux est pour moi l’aspect le plus perturbant », indique le journaliste.
Car le chanteur ne cache pas qu’il les invite dans son lit. À ceux qui s’en offusquent, il répond : « Vous n’êtes pas passé par où j’en suis passé psychologiquement. » Voilà d’après lui « quelque chose de beau », dont personne ne se plaint. Au contraire : « Il agit comme un enfant, connaît les enfants et sait comment ils pensent », se réjouit Gavin Arzivo. Une nuit, le garçon de 11 ans aurait demandé à dormir dans la chambre de son idole, qui lui aurait alors laissé son lit. Rien de sexuel ne serait arrivé. « Nous allons dormir, je couche les enfants, je mets de la musique et quand c’est l’heure de l’histoire, je lis un livre », raconte l’artiste. « Nous dormons près de la cheminée, je leur donne du lait chaud, nous mangeons des cookies, c’est charmant, très doux, c’est ce que tout le monde devrait faire. »
Au moment de la sortie du documentaire Living with Michael Jackson, le public a de bonnes raisons de le croire. Certes, la star n’a évité le procès qu’au prix d’une négociation avec la famille du petit Jordan Chandler. Mais un enregistrement de son père obtenu par ses avocats montre que l’argent n’était pas la dernière de ses motivations. « Tout est prêt », confie Evan Chandler à l’ex de sa femme, June, « Je n’ai qu’à passer un appel et ce mec [son avocat] va détruire tout le monde aussi cruellement, sournoisement et méchamment que possible. Et il n’y a aucune chance que je perde, j’ai vérifié. J’aurai tout ce que je veux et ils seront détruits pour toujours. June perdra [la garde de son fils] et la carrière de Michael sera terminée. »
Dans ce contexte, le New York Times écrit en 1993 qu’ « aucune preuve confondante n’a été rassemblée dans les centaines de pages du dossier, les photos et les vidéos saisies pendant les perquisitions à Neverland et dans l’appartement de Michael. »
L’histoire est légèrement différente en 2003. Une fois le documentaire de Martin Bashir paru, Gavin Arzivo rapporte des faits nouveaux à la police. Michael Jackson se serait masturbé devant lui et son frère après leur avoir servi du vin. Cette fois, la police saisit pèle-mêle des livres comportant des enfants nus et des vidéos pornographiques. Rien n’est illégal. Mais les empreintes digitales de Gavin Arzivo, 11 ans, sont retrouvées sur des magazines pour adultes. Cela corrobore le témoignage de son frère, qui indique par ailleurs avoir vu Michael Jackson se masturber deux fois en touchant Gavin. D’après l’ancienne femme de ménage de Neverland, Blanc Francia, il a aussi pris sa douche avec Wade Robson. Ce dernier nie.
L’acquittement obtenu en 2005 par l’artiste ne chasse pas toutes les suspicions. « Je n’ai jamais oublié ce que m’a fait Michael », explique Robson, « mais j’étais psychologiquement et émotionnellement complètement incapable de comprendre que c’était une agression sexuelle ». Désormais, il semble trop tard pour que la justice tranche. Mais le chorégraphe veut rétablir ce qu’il dit être la vérité sur le personnage : « Oui, Michael était un artiste incroyablement talentueux, mais c’était aussi un pédophile et un agresseur d’enfants. » Dimanche 17 mars 2019, on apprenait que le Children Museum d’Indianapolis avait retiré le chapeau et les gants du roi de la pop de sa collection.
Couverture : Leaving Neverland.