Réplique
Dans une cage du laboratoire Sinogene, près de Pékin, un chaton roule sur le dos, gesticule, et pare les coups de langue de sa mère avec les pattes. Il a le pelage gris et blanc alors qu’elle est tigrée. Quand une scientifique l’attrape, le petit animal se débat avec la même affection dans son gant. Reconnaît-il celle qui le porte ? Garlic doit en tout cas sa naissance autant à la main de l’homme qu’à sa mère. Car Garlic est un clone.
Pour 250,000 yuans (31 690 euros), la société Sinogene a cloné le chat d’un homme d’affaires chinois de 23 ans. « Quand Garlic est mort, j’étais très triste », confie Huang Yu, un brun dont les joues légèrement creuses sont surmontées de petites lunettes rondes. « Je ne pouvais pas m’y faire car c’était subit, bien qu’il y ait eu quelques signes avant-coureur. » Rien ne pouvait consoler le jeune homme, coupable de l’avoir amené trop tard chez le vétérinaire pour soigner son infection urinaire.
Après l’avoir enterré dans un parc près de chez lui, il s’est souvenu d’un article de presse à propos de chiens clonés. Un coup de fil à Sinogene plus tard, Huang Yu exhumait son chat pour le mettre dans le réfrigérateur en attendant le clonage. Garlic est revenu à la vie le 21 juillet 2019, soit sept mois après sa mort. Ou plutôt, Sinogene a pu donner naissance à une copie du chat, puisqu’il lui manque une tache grise et que ses yeux sont différents. Cela suffit au bonheur de son propriétaire, pour qui les deux versions sont identiques à 90 %.
Ce résultat a été obtenu grâce à la technique dite du transfert nucléaire de cellules somatiques. Dans un ovule non-fécondé (un ovocyte), les scientifiques chinois ont injecté le noyau d’une cellule de Garlic. L’embryon ainsi obtenu a ensuite été placé dans l’utérus de la mère porteuse. Alors qu’un enfant possède en principe l’ADN de ses deux parents, le clone possède le même code génétique que le donneur adulte. C’est pourquoi il lui est aussi semblable que des jumeaux peuvent l’être.
Aussi le clone peut-il tout à fait avoir un caractère différent, et développer des traits de personnalité propres en fonction de ses expériences. Mais Sinogene espère être bientôt capable de produire une copie conforme, c’est-à-dire de « cloner un animal qui partage les mêmes souvenirs que l’original », a avancé son directeur général, Mi Jidong lors d’une conférence de presse mardi 23 août. À cet effet, « l’entreprise envisage d’utiliser l’intelligence artificielle ou les interfaces cerveau-machine pour les sauvegarder ou même les transmettre à des animaux clonés. »
Interrogé sur ce qu’il entendait par-là, le responsable du projet à l’international, Eric Li, répond dans un e-mail que « des progrès scientifiques ont été réalisés dans la réplication de la mémoire, mais ce n’est pas encore assez développé ». Il faudra selon lui encore attendre 3 à 5 ans pour voir des progrès significatifs en la matière. Les techniques d’imageries cérébrales ont permis de distinguer 5 types de mémoires (de travail, sémantique, épisodique, procédurale, perceptive) correspondant à autant de réseaux neuronaux. Pour schématiser, l’hippocampe et le lobe frontale jouent un rôle crucial dans la mémoire épisodique ; la mémoire perceptive s’étend dans les régions corticales ; les lobes temporaux et pariétaux entrent en action pour la mémoire sémantique ; et le cervelet, aidé par les zones sous-corticales dominent le fonctionnement de la mémoire procédurale.
L’hippocampe est principalement mobilisé afin de restituer un souvenir. Mais il ne peut rien à lui seul : selon l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), « le souvenir correspond à une variation de l’activité électrique au niveau d’un circuit spécifique formé de plusieurs neurones interagissant par le biais des connexions synaptiques .» Des protéines comme le glutamate ou le NMDA permettent de stimuler ces liens. Ensuite, plus un sujet active ce réseau en se rappelant un souvenir, plus il tend à se consolider. Cloner la mémoire implique donc de reproduire ces réseaux avec un même variation de l’activité électrique.
Au Massachusetts Institute of Technology (MIT), une équipe de chercheurs travaille sur une cartographie du cerveau. « La structure et les fonctions du système nerveux sont extrêmement complexes », notent-ils. « Mais une cartographie de ces réseaux jouera un rôle majeur dans la révélation des mystère de la pensée. »
En s’échinant à copier le fonctionnement des réseaux de neurones depuis les années 1950, les scientifiques ont créé des intelligences artificielles plus performantes que l’être humain pour bien des tâches. Elles reproduisent les signaux électriques du cerveau afin d’accomplir des actions complexes. Cela dit, « nous n’avons pas encore une image complète de ses caractéristiques qui font émerger les pensées, la personnalité ou les sensations », précise Susan Schneider, directrice du groupe de recherche « IA, esprit et société » à l’université du Connecticut.
Eric Li caresse toutefois un espoir : notre compréhension de l’esprit a de bonnes chances de progresser à la vitesse d’un message nerveux grâce aux interfaces cerveau-machine. Il cite en exemple les projets d’Elon Musk en la matière. Son entreprise, Neuralink, se vante de pouvoir stimuler et interpréter l’activité cognitive au moyen d’une batterie d’électrodes. « Un singe a été capable de contrôler l’ordinateur avec son cerveau », assure le milliardaire. À terme, Sinogene entend donc décalquer le cerveau de Garlic dans les moindres détails. Reste à savoir si les souvenirs peuvent vraiment faire le voyage.
L’émulation du cerveau
À côté de la cage de Garlic, où le chaton fait rouler une balle en fourrure, deux laborantins en blouse bleue testent la paternité de chevaux. Les cellules des animaux sont conservées dans des tubes d’azote liquide. Depuis sa création, en 2012, Sinogene dit avoir cloné une quarantaine d’animaux, pour la plupart des chiens. Une enquête menée en 2015 ayant prouvé qu’une demande existait en Chine, le projet été lancé l’année suivante. Si des particuliers, comme la chanteuse Barbra Streisand, ont déjà fait cloner leur animal de compagnie aux États-Unis, le marché chinois paraît présenter de belles perspectives. Cette année, il devrait atteindre 28,2 milliards de dollars, soit une hausse de 20 % par rapport à 2018.
Dans le même temps, la Chine est devenue le deuxième pays le plus « performant » en matière de recherche scientifique. Elle jouit aussi d’une absence de législation sur le clonage d’animaux domestiques. Au reste, il n’y existe pas de loi prévenant la cruauté contre les bêtes. En janvier, à Shanghai, cinq macaques ont été clonés à l’aide de l’outil génétique CrispR de façon à ce qu’ils présentent des troubles cérébraux. Quelques mois plus tôt, la première chèvre cachemire clonée au monde a donné naissance à 16 petits, apparemment sans problème, dans le nord du pays.
Éprouvé pour la première fois sur des grenouilles léopards par les Américains Briggs et King en 1952, le clonage fait sensation en 1996, lorsque les Écossais Ian Wilmut et Keith Campbell donnent naissance à Dolly, le premier mammifère cloné par l’homme. Cela démontrait « qu’il sera probablement bientôt possible de réaliser une copie génétique d’une personne », commentait alors le Washington Post, « mais ce n’est pas exactement la même chose que de faire un autre vous ou moi. Car le patrimoine génétique humain n’est pas figé. […] Plus que toute autre espèce, nous sommes le résultat de la nature (nos gènes) et de la culture (l’environnement) – pas seulement la somme des deux mais le produit d’une interaction constante. »
Depuis, les Chinois ont donné naissance au premier clone primate, ont créé des chiens plus forts en manipulant leur ADN, et un scientifique a annoncé avoir mis au monde les premiers enfants au code génétique modifié en laboratoire. « Pour chaque espèce, la reproduction de la physiologie est différente, ce qui fait qu’il existe une difficulté différente en fonction de l’espèce », explique Eric Li. Le responsable de Sinogene ne parle même pas de la complexité de reproduire la mémoire : « C’est actuellement impossible par le clonage », admet-il.
Dans une étude publiée par la National Science Review en mars 2019, des chercheurs chinois expliquent avoir introduit le gène MCPH1, censé jouer un rôle important dans le développement du cerveau humain, au sein d’embryons de macaques. Sur les 11 singes ainsi engendrés, 5 ont survécu. Ils présentaient de meilleures performances de mémoire courte que la moyenne. On connaît donc de mieux en mieux le rôle des gènes dans les fonctions cognitives.
Dans l’optique de les reproduire, les chercheurs du Future of Humanity Institute de l’université d’Oxford ont forgé le concept d’émulation du cerveau entier (« whole brain emulation »). Selon eux, cela demande une technique pour scanner le cerveau, la capacité d’interpréter ses données, et la possibilité de simuler un modèle assez semblable pour qu’il se comporte de la même manière. Sachant qu’un être humain possède près de 100 milliards de neurones, conjugués à 8 000 synapses, la quantité d’informations à lire serait démentielle. Or il faut s’assurer que rien ne manque, faute de quoi le système risquerait d’être déséquilibré. Si l’informatique quantique permettait de décupler nos capacité de stockage, ce scan devrait encore éviter d’interférer avec le système immunitaire, sous peine d’entraîner la mort du donneur.
Les dirigeants de Sinogene voient donc dans les interfaces cerveau-machine conçues par Neuralink et d’autres l’outil parfait pour scanner le cerveau. « Les recherches futures sur les technologies de la mémoire pourraient donner une solution », pressent Eric Li. Toutefois, « la mémoire n’est pas la conscience », relativise-t-il. Or, « les recherches sur la conscience sont loin d’être suffisantes. » Car enfin, si une copie du cerveau de quelqu’un est transférée à un clone physique, s’agira-t-il pour autant du même individu ? « Nous ne savons pas si une intelligence artificielle peut être consciente », explique Susan Schneider. « Il se pourrait bien que le clone ne soit pas vous. »
Quand il a découvert le clone de Garcic, Huang Yu s’est bien rendu compte que l’animal était différent. « Je vous mentirais si je disais que je n’étais pas déçu », indique-t-il. « Mais je conçois qu’il y ait des limites à la technologie. » Chez Sinogene, l’idée est bien sûr toujours de les dépasser.
Couverture : Hike Shaw