Chaque été depuis 2014, Guy Jones contourne Londres par l’est pour monter vers Cambridge et terminer au beau milieu de l’Angleterre rurale. Avec lui, des milliers de Britanniques prennent la direction d’Abbots Ripton où se déroule le festival Secret Garden Party. Au moment où les festivaliers enfilent de vieux oripeaux pour affronter la boue, ce grand blond aux yeux bleus revêt une blouse d’un blanc immaculé. Guy Jones aime la musique, notamment la drum and bass. Mais il est là pour un travail très sérieux : tester la drogue. À moins de 30 ans, ce chimiste apporte son expertise à deux organisations mesurant la dangerosité des produits circulant au marché noir, Kosmicaid et The Loop.

En décembre 2014, il a fondé sa propre entreprise, Reagent Tests. À travers elle, Guy Jones propose des kits pour connaître la composition d’un comprimé d’ecstasy ou de cristaux de MDMA. Sans jamais avoir été un gros consommateur, l’homme est devenu un véritable professionnel. Les propos ayant servi à réaliser cette story ont été recueillis par Servan Le Janne au cours d’un entretien avec Guy Jones. Les mots qui suivent sont les siens.

Guy Jones
Crédits : The Loop

Garden Party secrète

J’ai toujours été un type curieux qui prenait du plaisir à apprendre des choses. Jeune, j’aimais les feux d’artifice. Je me suis donc intéressé aux procédés de chimie combinatoire dynamique qui permettent de les allumer. Je construisais des petites fusées dans mon jardin de Redhill, un village situé au sud de Londres. Après le lycée, j’ai étudié la chimie à l’université en espérant me diriger vers le domaine militaire. Un bon moyen de continuer à faire exploser des trucs. J’ai alors quitté l’organisation scoute dans laquelle j’étais très impliqué pour m’installer à Southampton, sur la côte sud de l’Angleterre. C’est aussi la période durant laquelle je suis allé à mon premier festival – j’avais 18 ans. J’aimais beaucoup cette espèce de communauté sortie de nulle part. Personne ne se connaissait mais tout le monde était très amical et disposé à aider les autres.

Jusqu’alors, ni moi ni aucun de mes amis n’avions pris de drogue. Je n’avais même pas d’avis sur le sujet. Tout ce que je savais, c’est que je n’aimais pas me sentir perdre le contrôle sur mon corps. Après avoir pris des champignons hallucinogènes, je suis entré en contact avec Kosmicaid, une association aidant les gens qui vivent mal leurs expériences sous drogue. Chacun y amène ses propres compétences et les utilise du mieux possible pour aider ceux qui en ont besoin. Ça m’a semblé être un moyen fantastique de profiter d’un festival de musique tout en donnant quelque chose en retour à cette communauté dont j’étais tombé amoureux.

Un membre de la communauté
Crédits : The Loop

Seulement, Kosmicaid ne réalisait pas de test. C’était vraiment frustrant car les gens arrivaient parfois avec un échantillon de la drogue qu’ils venaient de prendre sur eux, mais nous ne pouvions pas savoir ce que c’était. Evidemment, cela nous aurait aidé à mieux les soigner. Tenter d’apporter une réponse à quelqu’un qui ne se sentait pas bien était une excellente idée, mais le mieux aurait été de pouvoir lui éviter cette mauvaise expérience. Or, nous ne pouvions intervenir qu’a posteriori. Grâce à Kosmicaid, je me suis rendu à une réunion traitant de la possibilité d’effectuer des tests de drogues aux festivals de musique. Notre situation légale était alors précaire. Mais comme je venais juste de finir mes études de chimie, je me suis dit que j’avais des compétences non-négligeables à apporter en la matière.

J’ai proposé à une autre association, The Loop, de l’aider à réaliser des tests en festival, même si ce genre de choses avaient encore lieu en catimini en 2015. Ce n’était pas officiel. Avant mon arrivée, les membres de cette association avaient commencé à faire du lobbying afin que l’utilité des tests soient reconnue. Une professeure de criminologie, notamment, était bien placée pour en expliquer les bénéfices aux autorités. Finalement, nous nous sommes montrés convaincants. En 2016, l’expérience a été lancée au festival Secret Garden Party. Nous étions – et sommes toujours – la seule association à opérer dans ce domaine en Grande-Bretagne. Il en existe d’autres en Espagne, au Portugal, aux Pays-Bas, en Belgique, en Autriche et en Suisse.

Labo à ciel ouvert

Près de 250 échantillons sont passés entre nos mains. Nous n’avions fait aucune publicité et certains craignaient sans doute un piège tendu par la police. Mais nous avons su gagner leur confiance. Un an plus tard, ce chiffre avait plus que doublé. Lorsque quelqu’un se présente à nous, on l’interroge d’abord sur la provenance de la drogue. Connaître son origine peut permettre de savoir s’il sera urgent d’émettre un avertissement, dans le cas où la substance est dangereuse. Nous donnons ensuite à la personne un numéro correspondant à l’échantillon qui est envoyé au laboratoire, quelques mètres plus loin. En le passant sous une lumière infrarouge, nous sommes capables de reconnaître les molécules qu’il recèle en fonction des couleurs. La composition est ensuite mise en relation avec une base de données qui répertorie plusieurs milliers de substances. Trois minutes plus tard, nous savons de quoi il s’agit.

Le test infrarouge
Crédits : The Loop

Une fois cette étape terminée, on utilise une autre forme de spectroscopie à l’aide d’une lumière ultraviolette. Cette fois, ce n’est pas la couleur mais la quantité de lumière absorbée qui nous intéresse. Elle peut par exemple nous renseigner sur la quantité de MDMA présente dans une pilule. Si un échantillon n’a pas trouvé d’équivalent dans la base de données, on l’envoie à notre centre de test de réaction. Selon la réaction chimique observée, nous pouvons déterminer s’il s’agit plutôt d’un sédatif ou d’un stimulant. À lui seul, ce test ne peut nous suggérer qu’un conseil très prudent.

Si la substance est suffisamment bizarre pour ne pas figurer dans notre vaste base de données, les effets associés sont inconnus. On demandera alors à la personne si elle est vraiment sûre de vouloir prendre le risque de le découvrir. Dans le cas où il s’agit de MDMA, de cocaïne ou de kétamine, il est facile d’établir un diagnostic ; mais si c’est une substance étrange, nous expliquons que le risque n’est pas mesurable. En général on dit aux personnes de revenir dans une heure. Sur quoi, ils obtiennent la composition de leur drogue et sont conseillés.

Par exemple, avec la MDMA, nous préconisons de boire de l’eau mais pas plus d’un demi-litre par heure, et de faire des pauses quand ils dansent. Concernant la quantité à ingérer, nos suggestions sont ciblées. Beaucoup de comprimés d’ecstasy circulant en Grande-Bretagne contiennent une quantité de drogue trop élevée pour la plupart des consommateurs, qui peuvent alors se contenter de n’en prendre qu’une partie. Si une personne nous dit qu’elle prend habituellement la moitié d’un  comprimé et que celui-ci semble très fort, nos équipes lui recommanderont par exemple de commencer par un quart cette fois-ci, quitte à augmenter la dose plus tard. Les personnes habituées à prendre un cachet entier ne sont pas forcément réceptifs. Mais nos conseils sont précieux pour ceux qui n’ont pas d’expérience ou qui n’y connaissent rien.

Au Secret Garden Party, cette année, 60 % des gens qui sont passés nous voir ont déclaré qu’ils avaient au final consommé moins de drogue qu’ils s’apprêtaient à le faire. C’est surtout décisif pour les 10 % qui ont entre les mains quelque chose de dangereux. Ceux-là sont en général plus enclins à nous écouter, ce qui permet à une bonne moitié d’entre eux d’éviter de finir à l’hôpital.

Le stand de The Loop sur un festival
Crédits : The Loop

Le marché

Le problème vient avant tout du fait que marché de la drogue est un marché noir. Les produits changent constamment, sans aucune réglementation. Cette année, nous avons vu 10 % d’échantillons contenant des choses différentes de ce à quoi les gens s’attendaient. C’est à peu près la même chose pour toutes les drogues.

Les dégâts causés par les drogues viennent souvent de leur illégalité.

C’est la raison pour laquelle je suis en faveur, non d’une légalisation, mais d’une régulation du marché de la drogue. Dire qu’on rend la drogue légale, cela revient à la vendre comme du café dans un supermarché. Or, chaque drogue est différente et comporte des risques propres. Ces risques doivent être gérés de manière appropriée. Aussi je pense qu’il ne faut pas vendre le cannabis de la même façon que de la cocaïne ou de l’ecstasy.

Je propose de vendre les drogues à faible risque dans des boutiques conventionnelles, avec un âge limite. Les drogues comportant des risques élevés ne devraient être accessibles pour leur part qu’à des gens ayant passé un petit examen. Il faudrait qu’il répondent à des questions concernant la drogue pour démontrer qu’ils sont conscients des risques. Après quoi ils seraient titulaires d’un permis pour acheter de la drogue en pharmacie. Au moment de l’achat, ils devraient aussi parler au pharmacien, lequel pourrait les conseiller et vérifier leur permis et leur état.

Les dégâts causés par les drogues viennent souvent de leur illégalité. Nous n’aurions pas autant de problèmes avec l’ecstasy si un organisme vérifiait que la composition des pilules est chimiquement fidèle à ce qu’elle doit être. Les gens pourraient gérer les risques et n’auraient plus peur d’aller voir un médecin si quelque chose tourne mal.

Sachant que nous ne testons pas le cannabis, étant donné que c’est une plante qui contient une large variété de composants, la MDMA est la drogue qu’on nous apporte le plus. Elle vient pour moitié en pilules et pour une autre moitié en cristaux. Ça ne fait pas de grande différence car il est de toute façon impossible à l’œil de nu de savoir la quantité d’amphétamine qu’elle contient et d’y détecter une autre substance. Puisqu’un risque d’overdose existe, le test est important. Pour produire ses effets, la MDMA entre dans le cerveau et force la diffusion de sérotonine, de dopamine et de noradrénaline. En essayant d’absorber ces neurotransmetteurs, le corps subit des dommages. Ils augmentent avec une consommation régulière et prolongée dans le temps. Cela entraîne des descentes très désagréables. Ingérée plus d’une fois par mois, elle produit des sensations faibles voire inexistantes, mais continue de nuire à l’organisme. Il faut au moins laisser passer une trentaine de jours avant d’en consommer de nouveau pour éviter ça.

Idéalement, les gens qui tiennent à en prendre ne devraient pas le faire plus de quatre fois par an. Deuxième drogue la plus fréquente en festival : la cocaïne. C’est ce qu’on appelle un « inhibiteur de recapture ». Quand le corps relâche de la dopamine, de la sérotonine et de la noradrénaline, elle empêche leur recyclage et leur présence affecte donc davantage le cerveau qu’en général. En grande quantité, la coke peut perturber le fonctionnement du cœur. Elle contracte les vaisseaux sanguins, ce qui permet à moins de sang de circuler. Le cœur est donc moins alimenté en oxygène mais bat plus vite sous ses effets stimulants. Dans ces conditions, une attaque cardiaque n’est pas exclue.

Guy Jones effectue un test
Crédits : The Loop

Sniffer de la cocaïne une fois par semaine peut augmenter la tolérance au produit, alors que se limiter à un quart de gramme tous les quinze jours donne en général la possibilité de maintenir un niveau de consommation stable. Depuis huit ans, il existe néanmoins une substance aux effets similaires et dont les dommages seraient moindres. En attendant d’avoir des éléments sur ses effets à long terme, on peut dire que la méphédrone, malgré toute la mauvaise publicité dont elle fait l’objet, pourrait être un bénéfice pour la santé publique si elle permettait aux gens de ne plus prendre de cocaïne… Mais bien sûr, le meilleur moyen de se protéger est encore de ne pas prendre de drogue du tout.


Couverture : Passe-passe. (The Loop)