La conscience en orbite
Derrière la vitre d’une caisse en verre, une vrille de haricot dessine de lents mouvements d’hélices. Cette curieuse danse décrite il y a 150 ans par Charles Darwin dans Les Mouvements et les habitudes des plantes grimpantes est observée avec attention par une équipe de botanistes de l’université de Bonn, en Allemagne. Maintenue dans une atmosphère confinée, à 23°C, la plante s’agite pourtant comme poussée par un vent étouffé. Son activité est fascinante. Mais les chercheurs ont décidé d’y mettre fin.
L’air est soudain empli d’éther gazeux et les racines sont plongées dans un bain de lidocaïne. Sous l’effet de ces anesthésiants, la vrille de haricot s’endort et commence à boucler. L’étude peut commencer. Le biologiste Frantisek Baluska et ses collègues constatent alors qu’elle réagit exactement de la même manière qu’un homme : elle perd conscience et devient insensible. Cela démontre pour le Pr Baluska que « les plantes ne sont pas des entités robotiques qui répondent simplement à des stimulus ». D’après l’étude qu’il a publié en décembre 2017, elles seraient « des organismes vivants avec leurs propres soucis, comparables à la joie et la douleur que ressentent les êtres humains. Pour naviguer dans ce monde complexe, elles ont forcément une sorte de boussole. »
La comparaison peut paraître audacieuse mais le philosophe Philip Goff va beaucoup plus loin. Dans son livre Consciousness and Fundamental Reality, ce professeur de l’université d’Europe centrale, à Budapest, suppose que chaque particule de matière possède une forme de conscience. Pour en arriver à cette conclusion étonnante, il passe en revue les différentes conceptions philosophiques de la conscience. D’un point de vue matérialiste, elle émerge des choses physiques. Comment ? « Il est compliqué d’expliquer ce qu’il se passe entre l’état de non-conscience et celui de conscience », remarque David Chalmers, philosophe à l’université de New York. Considérée sous l’angle dualiste, la conscience a une activité autonome, indépendante de la matière. Mais cela ne donne aucune indication sur l’interaction entre ces deux sphères.
Philip Goff et David Chalmers s’en remettent donc au « panpsychisme ». Selon cette théorie vieille comme le monde des idées, les composantes de la nature sont dotées, à différents degrés, d’un esprit. « Cela ne signifie pas forcément qu’une table est une entité consciente, mais plutôt qu’elle doit être comprise comme une collection de particules dotées de leur propre forme de conscience », précise la philosophe américaine Hedda Hassel Mørch. Si l’on en croit une autre interprétation de la théorie, la table, en tant que système, pourrait bel et bien posséder une conscience. « Une pierre sera consciente, de même qu’une cuillère ou que la planète Terre », explique Chalmers. « Tout type d’agrégat sera doté d’une conscience. » Reste à déterminer quel niveau d’intégration, c’est-à-dire de connexion entre les particules est nécessaire.
En juin 2017, la « téléportation quantique » réalisée entre un satellite chinois et des bases au sol a fourni un nouvel argument à Philip Goff et David Chalmers. Un photon présent à bord de l’appareil a disparu pour apparaître 1 200 kilomètres plus bas. Cette particule de l’infiniment petit a réalisé un bond énorme sans passer par aucun lieu intermédiaire, par le miracle de l’intrication. Une fois mis en contact, deux photons présentent les mêmes propriétés et, partant, un comportement identique. Dès lors, ils sont comme connectés peu importe la distance qui les sépare. C’est ainsi qu’en agissant avec l’un des deux intriqués, un troisième photon « va être détruit et se retrouver de l’autre côté », décrit le physicien suisse Nicolas Gisin. « On utilise donc l’intrication comme un canal de téléportation. »
Sceptique par rapport au phénomène, Albert Einstein était bien en peine d’expliquer l’ « étrange action à distance » qu’il constatait. On sait désormais que la physique défie le sens commun : les éléments du cosmos sont reliés malgré leur éloignement. « Selon le panpsychisme, les composés basiques du monde physique, comme les électrons ou les quarks, ont une conscience d’une forme incroyablement simple », pointe Philip Goff. Il y a des siècles que ses adeptes le prétendent.
L’île des possibilités
Qu’elles en aient ou non conscience, les vieilles pierres du palais de la famille Petric, sur l’île croate de Cres, sont aux fondations du panpsychisme. Si elles pouvaient parler, elles raconteraient l’histoire de Frane Petrić (aussi appelé Francisco Patrizi), né ici en 1529 dans une famille de notables de la république de Venise. Fils d’un magistrat, le jeune homme s’engage dans la marine avant d’étudier le commerce et la grammaire dans la cité des Doges. Sous le patronage du prêtre Adrea Fiorentino, il apprend le grec à Ingolstadt puis la médecine à Padoue.
À la mort de son père, en 1551, Frane Petrić délaisse les questions corporelles pour se consacrer à celles de l’esprit. Nommé intendant de domaines sur une autre île, Chypre, pendant sept ans, il enseigne la philosophie à partir de 1577 à Ferrare. Ses considérations s’inspirent de la distinction établie par Platon des siècles plus tôt entre les dimensions physique et mentale de toute chose. Sauf qu’elles sont chez lui intimement liées. Il voit, comme d’autres philosophes de la Renaissance, la cohérence de l’univers comme le signe qu’une même essence soutient ses éléments.
En 1584, le Napolitain Giordano Bruno formule clairement cette hypothèse dans le texte Cause, principe et unité : « Il n’y a rien d’assez défectueux, inachevé, avorté ou imparfait qui ne puisse, ayant un principe formel, avoir une âme, même si cet objet ne possède pas la substance de ce que nous appelons animal. » Petrić travaille alors à l’élaboration d’une Nouvelle philosophie universelle qui sera publiée en 1591. Il s’agit pour lui ni plus ni moins que d’expliquer « la vérité de l’entièreté de la nature ».
Le modèle à neuf niveaux dessiné par le Croate place non la conscience, mais l’âme au centre. « Il pense la relation de l’âme au corps comme une analogie de l’âme du monde à l’univers », écrit Paul Oskar Kristeller dans l’ouvrage Eight Philosophers of the Italian Renaissance. Les néoplatoniciens réutilisent le terme d’anima mundi, employé par les stoïciens de l’Antiquité pour conférer une âme au cosmos. Petrić, quant à lui, parle pour la première fois de panpsychisme, contraction des termes grecs « pan » (partout) et « psyché » (âme).
Ainsi, il y aurait de l’esprit en tout. Cette vision survit à la mort de Frane Petrić, en 1597. Elle est renouvelée par la plume du Néerlandais Baruch Spinoza, au XVIIe siècle, selon lequel « tout ce que peut percevoir l’intellect infini comme constituant l’essence d’une substance, tout cela appartient à une seule et unique substance ». Dans Le Rêve d’Alembert (1830), Denis Diderot ne dit pas autre chose : « Tout est en un flux perpétuel. Tout animal est plus ou moins homme ; tout minéral est plus ou moins plante ; toute plante est plus ou moins animal. Il n’y a rien de précis en nature. »
Seulement, à cette intuition d’un substrat commun s’oppose désormais une philosophie des lumières centrée sur l’Homme. Le cogito de René Descartes – « Je pense donc je suis » – est prolongé par la consciousness de John Locke. Si les deux hommes parlent encore d’âme, ils ouvrent la voie à une pensée matérialiste dans laquelle l’analogie entre le fonctionnement de l’univers et celui de l’individu ne tient plus. Seuls les êtres pensants sont dotés d’esprit.
De cercle en cercle
L’éviction progressive de la notion d’âme au profit de celle de conscience marginalise le panpsychisme sans le dissoudre. « Finalement, la théorie de l’évolution de Darwin, en 1859, a donné de nouveaux arguments au panpsychisme », explique le philosophe de l’université du Michigan David Skrbina. « Il est devenu évident que chaque être avait un ancêtre en commun et que les humains ne pouvaient avoir de prétention à la singularité ontologique. » Les progrès en chimie montrent du reste que le corps recèle les mêmes composantes que d’autres formes de vie sur Terre ou même dans l’espace.
En 1892, le philosophe allemand Friedrich Paulsen ne voit ainsi « pas de différence de substance » entre les éléments organiques ou inorganiques. Ce sont les mêmes forces qui les sous-tendent. Or, rien dans l’architecture d’un homme n’explique en soi l’émergence d’une conscience. Il faut donc, d’après Paulsen, qu’elle se loge au niveau atomique. Dès lors, n’importe quelle matière est supposée consciente. Le mathématicien britannique Bertrand Russell l’appuie sur ce point : « Mon sentiment est qu’il n’y a pas une séparation claire, mais une différence de degré entre la matière et l’esprit », écrit-il dans An Outline of Philosophy en 1927. « Une huître est moins intelligente qu’un homme, mais n’est pas dénuée d’intelligence. »
Si on prête rarement un esprit à une huître, Philip Goff estime que c’est avant tout par habitude. « Einstein nous a appris des choses bizarres sur la nature du temps qui vont à l’encontre du sens commun », plaide-t-il. « Notre intuition n’est pas nécessairement la meilleure conseillère. » L’auteur révéré de la théorie de la relativité générale (1915) ne croit toutefois pas en l’intrication. Contre l’école de Copenhague, partisane de la mécanique quantique, il estime, dans les années 1930, que si deux particules affectent une corrélation, c’est que leur polarisation était identique avant examen. L’expérience lui donnera tort.
En attendant, le débat sur la nature de la matière évacue bien souvent le panpsychisme. Le philosophe français Georges Politzer réduit le champ des possibles à « deux réponses tout à fait différentes et totalement opposée : l’homme pense parce qu’il a une âme ou l’homme pense parce qu’il a un cerveau. Suivant notre réponse, nous serons idéalistes ou matérialistes », résume-t-il dans Principes élémentaires, en 1936. À côté de ces deux grandes thèses antagonistes subsiste pourtant bien une troisième. « La physique classique décrit le fonctionnement de la matière sans dire ce qu’elle est », souligne Philip Goff. « En faire l’expérience ne suffit pas. Il y a des expériences comme l’anxiété ou l’excitation qui ne sont pas représentées dans l’espace. »
En 1960, le panpsychisme est conforté par le biologiste allemand Bernhard Rensch, pour qui « il est peu probable que des capacités psychiques apparaissent soudainement » par un certain agencement des atomes. Dans l’évolution des espèces, il existe en tout cas une continuité qui montre qu’il n’y a pas de mur de la raison entre les espèces. Au cours des années suivantes, plusieurs expériences de physique donnent tort à Albert Einstein et raison à l’école danoise : un photon peut être connecté à un autre par intrication.
Pour le physicien américain Freeman Dyson – par ailleurs auteur d’une audacieuse théorie des sphères – « les atomes se comportent de façon moins mécanique que les molécules et les électrons de façon encore moins mécanique que les atomes. Au niveau quantique, les lois de la physique laissent une place pour l’esprit. » Cette observation rapportée dans Disturbing the Universe en 1979 est soutenue par une allocution de son collègue David Bohm, lors d’un congrès de l’American Society of Psychical Research, en 1985. « Il y a une énergie à la base de toute réalité », affirme ce dernier.
Dix ans plus tard, le philosophe australien David Chalmers décide d’ « Affronter le problème de la conscience » dans un article remarqué. « Il n’y a rien que nous ne connaissons moins que l’expérience de conscience, mais il n’y a aussi rien de plus difficile à expliquer », analyse-t-il. Un chaînon manque entre l’activité cognitive à laquelle nous associons ce terme ambigu et l’expérience que nous en faisons. L’explication fonctionnelle est insuffisante : il reste à trouver comment la matière génère l’intelligence. Chalmers propose donc une « nouvelle approche » aux fondements anciens.
Le 30 juin 2017, il en donne une version raffinée. Le panpsychisme a cette fois muté en « idéalisme cosmique », une théorie selon laquelle « tous les faits concrets proviennent d’une seule unité cosmique telle que l’univers dans son ensemble ou peut-être Dieu. » Chalmers ne prétend pas détenir la vérité ultime. Il sait que son travail n’explique pas comment les atomes forment la conscience. Mais sa théorie, dit-il, n’est pas moins plausible que le dualisme ou le matérialisme.
Couverture : Arbre de lumière. (Giphy)