Une médaille en glace

Au nord-ouest de Houston, après le parking d’un terrain de base-ball, la Route 290 part en lambeaux. Sur une de ses branches grises, un van se perd entre les gratte-ciels qui cachent le golfe du Mexique. Parti trois heures plus tôt d’Austin, dans l’arrière-pays texan, il s’arrête devant la maison de Padmanee Sharma et Jim Allison, un couple d’oncologues américains. En ce vendredi d’octobre 2018, le second vient de remporter le prix Nobel de médecine pour son travail sur « l’inhibition de la régulation immunitaire négative » dans le cadre du traitement du cancer. Il va ainsi partager 9 millions de couronnes suédoises (852 351 euros) avec le chercheur japonais Tasuku Honjo. Et le van lui amène une autre récompense.

Seule au domicile, sa femme voit débarquer 20 blocs de glace enroulés dans des couvertures et de sacs de couchage. Les deux livreurs les posent un à un dans le jardin pour former une étrange sculpture en forme de disque, sur laquelle apparaît le visage rond, la barbe touffue et les cheveux rebelles de Jim Allison. C’est une réplique de la médaille du Nobel de près de 2,5 mètres. À sa vue, Padmanee Sharma s’empresse de prendre une photo pour l’envoyer au principal intéressé. Lequel invite alors ses collègues du MD Anderson Cancer Center à fêter ça chez lui. Quelques bouteilles de whisky et 24 heures plus tard, « il n’y avait plus rien », sourit Allison.

Padmanee Sharma et Jim Allison
Crédits : Parker Institute for Cancer Immunotherapy

La sculpture à 10 000 euros a été commandée par le milliardaire américain Sean Parker, connu pour avoir fondé Napster avant de diriger Facebook et d’investir dans Spotify. Si ses amis le décrivent comme un visionnaire, l’entrepreneur n’est pas tout à fait à l’avant-garde de la lutte contre le cancer. Dénué de tout bagage scientifique, il a décidé d’y mettre une partie de sa fortune en 2016, comme venaient de s’y engager l’ancien maire de New York Michael Bloomberg et le baron du prêt-à-porter Sidney Kimmel. Mais les 250 millions de dollars d’investissement qu’il promettait dépassent de loin les 100 millions avancés par les deux hommes.

Certes à la même période, le vice-président Joe Biden jurait de mobiliser 755 millions de dollars pour la même cause. Mais maintenant qu’il est candidat à l’investiture Démocrate, son organisation caritative a annoncé la suspension de ses activités lundi 15 juillet 2019. À la Maison-Blanche, le président Donald Trump, qui promet aujourd’hui de soigner le cancer s’il est réélu, croit savoir que les éoliennes peuvent en être responsables… Autant dire qu’avec son Parker Institute for Cancer Immunotherapy (Pici), Sean Parker est en pôle.

Non seulement l’homme de 39 ans accorde des tombereaux d’argent à des scientifiques reconnus comme Padmanee Sharma et Jim Allison, mais il les encourage à mener des recherches originales, pour lesquelles les moyens manquent ailleurs. Son intérêt se porte surtout sur l’immunothérapie, une technique censée aider le système immunitaire à reconnaître les cellules cancéreuses pour s’en débarrasser, quand la chimiothérapie tente de les détruire. « Les autres Jim Allison du monde savent que certains projets n’obtiendront pas de financements », défend Jeffrey Bluestone, le président du Pici. « Ou s’ils les obtiennent de la part de l’industrie, c’est avec des contraintes très problématiques. » Doté de 240 chercheurs et de 40 entreprises et associations dans son réseau, l’institut profite aussi de la popularité et du carnet d’adresse de Parker.

Sean Parker Crédits : JD Lasica

Pour son lancement, en 2016, des centaines de scientifiques et de personnalités de Hollywood trinquaient ensemble alors que John Legend, les Red Hot Chili Peppers et Lady Gaga défilaient au micro. « Je ne dirais pas que je cherche à rendre la recherche glamour », souligne le propriétaire d’une villa à Holmby Hills, sur les hauteurs de Los Angeles, près du fameux manoir Playboy. « J’essaye plutôt de célébrer les gens qui changent le monde et de faire que les valeurs de la société reflètent le travail des gens qui innovent vraiment pour le futur. » Cela doit-il passer par un prix Nobel en glace à 10 000 dollars ?

Quand il est décerné à la bonne personne, oui, répond-il : « Aujourd’hui, la célébrité est devenue un but en soi et n’a plus aucun rapport avec le talent. » Sean Parker en veut notamment aux réseaux sociaux, prompts à célébrer « des gens qui n’apportent rien de productif au monde ». L’entrepreneur n’a pas tout à fait digéré son départ de Facebook.

Le cours accéléré

À peine assis à la table de Mark Zuckerberg, Eduardo Saverin et sa petite amie, dans un restaurant asiatique branché de New York, Sean Parker passe les commandes pour eux avec une arrogance désarmante. Volubile, le fondateur de Napster décrit la stratégie de Facebook sans qu’on le lui demande. À chacune de ses remarques, Zuckerberg acquiesce. « Un million de dollars n’est pas cool, vous savez ce qui est cool ? » enchaîne-t-il. « Un milliard de dollars. » Si la rencontre a bien eu lieu avant son embauche, cette phrase n’existe que dans le film The Social Network, insiste Parker. Il ne se reconnaît d’ailleurs pas du tout dans le personnage campé par Justin Timberlake.

Le mari de la chanteuse Alexandra Lenas, qu’il a épousée dans les fastes d’un faux château en ruine, aime peut-être l’argent et le luxe, mais il a développé une approche critique de la Silicon Valley, où « le succès engendre un certain orgueil à l’endroit des problèmes de la biologie ». Sean Parker peut disserter de longues minutes sur la complexité du corps humain et sa résilience au cancer. « J’espère que ce n’était pas trop ennuyeux », lâche-t-il pour ponctuer son laïus. « C’est devenu l’un des nôtres », juge David Agus, oncologue de l’université de Californie du Sud.

Familiarisé à la programmation sur une Atari 800 par un père océanographe, Parker devient très jeune un hacker de talent. Plutôt que de rejoindre le FBI et de la CIA, intéressés par son travail, il quitte l’école pour fonder Napster avec Shawn Fanning, un autre surdoué de l’informatique rencontré sur Internet. Sitôt le site fermé par les autorités, le jeune homme lance l’annuaire en ligne Plaxo avant de prendre la présidence de Facebook à seulement 24 ans. Au moment où il se penche sur la jeune société suédoise Spotify, en 2009, l’entrepreneur rallie la villa du chanteur Sting, en Toscane, pour un « camp d’été » de philanthropes. Il y rencontre Laura Ziskin.

Atteinte d’un cancer du sein, la cinéaste de Hollywood gère l’association Stand Up to Cancer. Devenu son ami, Parker tente en vain de lui donner accès à des traitements expérimentaux. Ziskin meurt en 2011, à l’âge de 61 ans, et Parker poursuit le combat, fort de ce « cours accéléré sur le fonctionnement de la recherche et de l’industrie » au cours duquel il réalise que bien des choses dysfonctionnent. Le Parker Institute for Cancer Immunotherapy voit le jour en 2016, quelques mois après la naissance de la plateforme Brigade, vouée à « combattre le manque d’engagement politique ».

L’argent du milliardaire permet de tester l’outil d’édition génomique CRISPR sur des cellules humaines pour la première fois au monde. Les pontes de l’oncologie qui reçoivent ses subsides sont aussi invités deux fois par an à prendre quelques vacances à ses côtés à Hawaï où près de là où il a grandi, en Virginie. C’est l’occasion pour eux de rencontrer d’autres potentiels donateurs aux poches pleines.

Les chercheurs du Pici Crédits : Parker Institute for Cancer Immunotherapy

La renommée de Parker braque aussi un peu d’attention médiatique sur des laboratoires un rien austères. « Des gens qui n’auraient habituellement pas été intéressées se mettent à écouter », se réjouit Bluestone. David Agus explique aussi recevoir des questions sur l’immunothérapie de la part de célébrités de Los Angeles, par l’entremise de Sean Parker. Même si la technique est prometteuse, nuance la journaliste scientifique américaine Sharon Begley, il ne faudrait pas que les moyens y convergent au détriment de la recherche dans d’autres domaines. « Toutes les thérapies importantes sont venues d’iconoclastes, souvent jeunes », pointe-t-elle.

Or, le Pici prête main-forte à des spécialistes confirmés tels que le septuagénaire Jim Allison. Ceux-ci n’ont d’ailleurs pas attendu Parker pour collaborer, ni pour disposer de quelques moyens. Aux États-Unis, le National Cancer Institute dispose d’un budget de 5,74 milliards de dollars en 2019. Ses investissements sont réalisés sur le long-terme et ne sont pas prêts de s’arrêter comme la fondation de Joe Biden. Mais il n’est pas dit qu’un petit acteur iconoclaste comme le Pici, grâce à son audace et son agilité, vienne révolutionner la recherche contre le cancer.


Couverture : Sean Parker. (Ulyces/DR)