Montagnes russes

Sous le porche désert de la gare centrale de Milan, au nord-est de la ville, un grand tableau noir affiche les destinations de Vérone, Bergame, Turin et Naples. Mais à en juger par le vide qui règne sur la place Duce d’Aosta, à l’entrée des quais, personne ne vient prendre ces trains. Au pied des cavaliers qui dominent la façade Art Déco, quelques ombres errent dans un paysage désolé. Et les rues de cette ville d’1,4 million d’habitants ne sont guère plus peuplées.

Il n’y a qu’un endroit qui continue de s’agiter frénétiquement au cœur de la cité lombarde. Vendredi, vers 14 heures, la Bourse de Milan s’est envolée de 16,98 %, alors même qu’elle avait dévissé de 16,62 % la veille. Après avoir subi la plus grande perte de son histoire jeudi (12,28 %), le CAC 40 a repris 8,04 % tandis que les indices de Francfort et de Londres, en dégringolade, gagnaient aussi un peu plus de 8 %. Sur la semaine, les grandes places européennes ont perdu entre 17 et 20 %. Le Vieux Continent apparaît complètement désorienté par l’épidémie de nouveau coronavirus (Covid-19).

En Italie, deuxième pays le plus touché au monde après la Chine avec plus de 1800 morts ce 16 mars, le gouvernement a décidé de mettre tout le pays en quarantaine, à commencer par la Lombardie, avant de fermer les bars, les restaurants et les commerces. Les hôpitaux transalpins sont si débordés qu’ils ont reçu l’appui de médecins et de matériel chinois jeudi soir. Pékin affirme pour sa part avoir « jugulé » l’épidémie. Son épicentre, Wuhan, n’a rapporté que cinq nouveaux cas vendredi. Frappée à la même période que l’Italie, la Corée du Sud a eu pour la première fois plus de patients sortants dans l’hôpital que d’infections nouvelles. Alors, les marchés ont-ils été rassurés par ces bonnes nouvelles venues d’Asie ?

Ce ne sont en tout cas pas les mesures annoncées par la Banque centrale européenne (BCE) qui ont fait effet. « Il faut une politique fiscale ambitieuse et coordonnée », a exhorté sa directrice, Christine Lagarde, jeudi avant de fustiger « la lenteur et la complaisance » des gouvernements des Vingt-Huit. L’institution de Francfort a promis un assouplissement des conditions de prêts aux petites et moyennes entreprises et l’achat de 120 milliards d’euros de dette supplémentaire d’ici la fin de l’année.

La gare centrale de Milan

Les banques de la zone euro sont aussi temporairement autorisées à creuser dans leur fonds propres. En parallèle, « il semble que la Commission européenne allège les règles budgétaires “imposées” aux États et que l’Allemagne soit plus conciliante sur la gestion budgétaire que lors de la crise de 2008 », remarque Christine Le Clainche, professeure d’économie de la santé à l’université de Lille.

Ces mesures de la BCE « seront-elles suffisantes ? » s’est demandé Emmanuel Macron jeudi soir. « Je ne le crois pas. Il lui appartiendra d’en prendre de nouvelles. » Si le président français « ne sai[t] pas ce que les marchés financiers donneront dans les prochains jours », il assure que « l’Europe réagira de manière organisée, massive, pour protéger son économie ». Sa mobilisation apparaît toutefois modeste au regard du plan de la Réserve fédérale américaine, qui projette d’injecter 1,5 billion de dollars dans le système financier en achetant notamment des bons du Trésor. Dimanche soir, elle a baissé ses taux directeurs, qui se situent désormais entre 0,25 et 0 %, et a annoncé des actions coordonnées avec la Banque d’Angleterre, du Canada, du Japon et la BCE.

Mais jeudi, après que Trump a annoncé la fermeture des frontières américaines aux Européens, cela n’a pas empêché le Dow Jones Industrial Average de dévisser de 9,99 % – un record depuis 1987 –, le Nasdaq de 9,43 % et le S & P 500 de 9,51 %. La Bourse de Sao Paulo a de son côté trébuché de 14,78 %. Pire, le Vix a dépassé 67 points jeudi. Cet index de volatilité du marché américain est surnommé « l’indice de la peur » car il est censé évoluer en fonction de la panique des investisseurs. Sauf que la spéculation vient souvent perturber son cours.

Dès le 3 mars, Crédit suisse avait anticipé ces remous. « Les conditions de liquidité actuelle sont comme l’eau qui se creuse avant une vague géante », écrivait la banque. « L’épidémie de coronavirus et le choc des mesures préventives introduites dans l’industrie et les services va entraîner des impayés partout. Ces impayés vont contraindre de plus en plus d’entreprises au déficit et, par ricochet, les banques et les systèmes bancaires régionaux seront en déficit. » Christine Le Clainche estime pour sa part qu’ « il y aura un effet récessif massif » faute de coordination des politiques. Mais s’agira-t-il d’un krach ?

L’indice de la peur

L’indice de la peur est né sous des latitudes tranquilles. Au début des années 1990, le professeur de finance Robert Whaley quitte son poste à la Bourse de Chicago pour prendre un congé sabbatique en France. Mais le Canadien ne chaume pas. Avec les documents mis dans sa valise, il élabore un index capable de mesurer la volatilité des marchés. Le Vix mesure la somme que les investisseurs sont prêts à mettre sur la table pour s’assurer contre un risque. « Si vous possédez une maison sur la côte en Floride et que vous entendez aux informations qu’un ouragan arrive sur la région, voudrez-vous payer plus pour bien assurer votre maison ? » demande-t-il pour illustrer le concept. « La réponse est probablement oui. »

De la même manière, si un virus se propage rapidement dans une région du monde, ses habitants prendront une assurance plus rapidement contre de potentielles pertes. Car Emmanuel Macron a beau assurer que « l’Europe réagira de manière organisée, massive, pour protéger son économie », elle va bien traverser une zone de turbulence. Risque-t-elle un krach ? Si le terme a été abondamment utilisé pour qualifier l’affaissement des bourses jeudi 12 mars, il est défini, au sens strict, comme un effondrement brutal des cours d’au moins 20 %. Or ce taux n’a pas encore été atteint.

Cela dit, la définition du krach peut varier. Le terme a fleuri en 1873 dans la bouche de l’empereur François-Joseph d’Autriche. Cette année-là, alors que l’exposition universelle de Vienne doit couronner les efforts économiques du pays, la Bourse s’effondre de 30 % le 9 mai. Une bulle immobilière explose et, depuis son palais, l’empereur entend la rue paniquer. Il dit entendre un « krach » et le mot reste synonyme de dépréciation brusque des marchés financiers.

Robert Whaley

De nouvelles bulles spéculatives entraînent des krach en 1929, 1987, 2000 et 2008. Aucune de ces crises financières n’est cependant adossée à une épidémie. Les virus H1N1, Ebola ou Mers n’ont guère fait bouger les marchés, et l’impact du dernier coronavirus, le Sras est faible. Cette épidémie qui provoque la mort de 774 personnes en 2003 coûte près de 2 points de croissance à la Chine, mais son économie ne tarde pas à repartir. Cette année-là, son taux de croissance avoisine les 10 %.

Pour faire face au ralentissement de l’activité liée au Covid-19, le système est aujourd’hui plus robuste que par la passé. « Le filet de sécurité autour du système financier a été agrandi depuis la crise de 2008 », écrit Crédit suisse. « Les réserves de change sont pleines, les banques centrales ont des liquidités tampon et les réserves de change sont là pour ajouter des liquidités. » Les accords de réglementation des marchés bancaires institués après la crise financière de 2008 pourraient toutefois « révéler certains défauts de leur architecture » à l’occasion de l’épidémie de coronavirus. « Beaucoup de choses peuvent dysfonctionner avec le système immunitaire du système », préviennent les chercheurs.

« Les banques centrales pratiquent déjà des taux très bas, les politiques budgétaires expansionnistes se mettent en place », constate Christine Le Clainche. Mais « elles doivent être coordonnées pour être plus efficaces ». Christine Lagarde a parlé de « politique fiscale ambitieuse et coordonnée » tout en refusant de baisser ses taux, alors que les autre banques centrales agissaient en ce sens. La Réserve fédérale américaine a annoncé, mardi 3 mars, une baisse des taux d’un demi-point. Reste « une interrogation sur les annonces américaines et surtout sur la capacité du système de santé américain à juguler l’épidémie sans trop de dommage », juge Christine Le Clainche.

Macron pense donc qu’il appartiendra à la BCE de prendre de nouvelles mesures. Car si le virus semble reculer en Chine, il progresse en Europe au point que de nombreux États redoutent d’être figés comme l’Italie. Dimanche soir, Rome déplorait plus de 25 000 cas pour quelque 1 800 morts. Les conséquences sur l’économie dépendront « de la durée de l’arrêt de l’activité et de l’effet sanitaire », observe Christine Le Clainche. Ils dépendront aussi des mesures coordonnées promises dimanche soir par la Réserve fédérale américaine, la Banque d’Angleterre, du Canada, du Japon et la BCE. Pour l’heure, les bourses baissent mais elles sont encore à flot.


Couverture : Dimitri Karastelev