Ce samedi après-midi de mai, une cascade de messages arrivent sur la boîte e-mail d’Evan Ratliff. Ils citent tous la même personne : « Satoshi Nakamoto ». L’alias derrière lequel se cache le créateur du bitcoin n’est pas inconnu de ce journaliste spécialisé dans les nouvelles technologies. Mais que peut-il bien avoir à dire sur cette ombre aux contours fuyants ? Ratliff n’a jamais cherché à connaître son identité. Alors ce n’est pas lui qui résoudra un mystère resté intact depuis la naissance de la monnaie numérique, en 2008.

Le rédacteur en chef du magazine Atavist explore un tout autre sujet. En janvier 2019, il a publié un livre baptisé The Mastermind: Drugs. Empire. Murder. Betrayal. Il y dresse le portrait de Paul Calder Le Roux, un génie de l’informatique sud-africain qui a bâti une édifiante multinationale du crime sur Internet. Chemin faisant, le développeur a alimenté l’épidémie d’opioïdes aux États-Unis, monté une milice armée en Somalie, et acheté de l’or et du bois dans une demi-douzaine de pays africains.

Evan Ratliff
Crédits : Rex Hammock

Ses méfaits ne s’arrêtent pas là. Il a aussi fomenté un coup d’État aux Seychelles, corrompu des fonctionnaires aux Philippines, trafiqué de la meth nord-coréenne et supervisé la construction de systèmes de guidage de missiles pour l’Iran. La liste est déjà longue. Mais il y a encore autre chose. « Pensez-vous que Paul Le Roux soit Satoshi Nakamoto ? » demandent les e-mails en cascade, ce samedi après-midi de mai.

La rumeur qui commence à courir dans de petits cercles avertis de la Toile n’est pas aussi folle qu’elle en a l’air. À bien y regarder, « beaucoup d’éléments coïncident », admet Evan Ratliff, « que ce soit en termes de compétence, d’ambitions ou de timing ». Alors, après la sortie de son ouvrage sur Paul Le Roux, le journaliste prolonge son enquête. Il en livre aujourd’hui les principales trouvailles.

Quand avez-vous fait le lien entre Paul Le Roux et Satoshi Nakamoto ?

En 2016, j’ai commencé à me pencher sur une série de points communs remarqués par quelques internautes. J’ai alors contacté le cousin de Paul Le Roux, Mathew Smith. Comme les autres témoins que j’avais interrogés jusqu’alors, il n’avait aucun élément probant. J’ai donc mis cette idée de côté en écrivant mon livre. Après avoir passé des heures à essayer de trouver une relation entre les deux personnages, j’en suis venu à la conclusion qu’il n’y en avait pas.

Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ?

Il faut revenir en arrière pour le comprendre. En 2015, l’ingénieur informatique australien Craig Wright a été présenté comme Nakamoto par Wired et Gizmodo. Sauf que les documents obtenus par ces magazines au cours de leurs recherches avaient été falsifiés. C’était donc une fausse piste.

En 2018, Wright a été attaqué en justice. Un certain Ira Kleiman l’accusait d’avoir récupéré tous les bitcoins de son frère, Dave, après sa mort en 2013. Les différentes parties ont été entendues par la police et, en avril 2019, l’avocat de l’accusé a demandé que certaines de ses réponses restent secrètes.

Selon la défense, il y avait matière à « le mettre en danger, lui et d’autres personnes ». Elle craignait même « des implications en termes de sécurité nationale ». Sur le procès-verbal, une série de phrases a donc bien été biffée. Mais apparemment un nom a été laissé par erreur : celui de Paul Le Roux.

Toute une théorie en a découlé : sachant que Paul Le Roux était l’homme derrière le bitcoin, Craig Wright aurait profité de son arrestation, en 2012, pour prétendre être Nakamoto. Je vous épargne les détails. Mais en cherchant à savoir si c’était possible, j’ai découvert des corrélations surprenantes.

Qu’est-ce qui fait de Paul Le Roux un bon candidat ?

Là encore, il faut regarder dans le rétroviseur. Paul Calder Le Roux est né au Zimbabwe en 1972, alors que le pays s’appelait encore la Rhodésie. C’était un enfant adopté assez heureux. Il vivait dans une certaine prospérité, avec des parents adoptifs privilégiés, il était aimé par ses proches et avait beaucoup d’amis.

Quand la famille a déménagé en Afrique du Sud, alors qu’il avait 12 ou 13 ans, c’est devenu plus compliqué. Il n’aimait pas l’école et ne voulait pas apprendre l’afrikaans. Alors il a commencé à se rebeller un peu et la police l’a arrêté pour vente de cassettes pornographiques. Et puis, comme il passait beaucoup de temps sur son ordinateur, il est devenu obsédé par la programmation.

Paul Le Roux
Crédits : Evan Ratliff/Atavist

À 17 ans, il a déménagé pour Londres, où il a commencé à travailler en tant que développeur. Le même poste lui a été offert par la même entreprise aux États-Unis, d’abord à Seattle puis en Virginie. De retour à Londres, il a rencontré sa première femme avec laquelle il est parti en Australie.

En 1999, à peine divorcé, il a dévoilé un logiciel de chiffrement baptisé E4M via une mailing list. Sur un site dédié, il a partagé le code et s’est mis à répondre aux questions. Cela a ouvert la voie à un autre logiciel, TrueCrypt, en 2004. On pense que Le Roux a participé au projet mais ça n’a jamais été démontré.

Un procédé similaire a été employé pour créer le bitcoin. Son ou ses créateurs, sous le pseudonyme Satoshi Nakamoto, a annoncé son lancement sur une mailing list et a détaillé le code sur un site ad hoc, où il répondait également aux interrogations des uns et des autres. Non seulement il maîtrisait le langage C++, mais Le Roux était un anglophone originaire d’un pays du Commonwealth ; comme Nakamoto si l’on en croit son vocabulaire. Le créateur du bitcoin utilise parfois une syntaxe américaine, ce qui laisse penser qu’il a vécu aux États-Unis.

Ont-ils la même philosophie ?

On trouve des parallèles troublants entre leurs postures éthiques. Avant de lancer E4M, Le Roux a pris soin de contacter les auteurs du protocole de chiffrement dont il voulait se servir pour les prévenir. Nakamoto a fait exactement la même chose avec les inventeurs de monnaies numériques lorsqu’il s’apprêtait à mettre le bitcoin en circulation.

Ses motivations étaient variées. Il manifestait du dégoût pour le contrôle du gouvernement, de la défiance à l’égard des institutions bancaires et la volonté de trouver une nouvelle façon d’échanger en ligne. Paul Le Roux le rejoint sur tous ces points. Avant de verser dans des activités criminelles, il critiquait sans cesse l’État, les impôts et plaidait pour la légalisation des drogues.

Le Roux était-il en position de créer le bitcoin en 2008 ?

Le Roux a vite trempé dans des combines illégales. Après s’être essayé aux paris, sans grand succès, il a monté une pharmacie en ligne. Pour cela, il a tissé un réseau de médecins enclins à prescrire des médicaments à des patients qui n’en étaient pas. Et il a aussi trouvé les pharmacies pour les vendre, chacun récupérant une commission au passage. C’était le système le plus sophistiqué de ce genre. À partir de 2004, il avait des envoyés qui parcouraient les États-Unis pour recruter des pharmaciens. Ensuite, tout avait lieu sur Internet et grâce à des centres d’appel basés en Israël.

En 2007 ou 2008, juste avant la création du bitcoin, il a recruté des développeurs en Europe de l’Est. L’un d’eux m’a confié que les cryptomonnaies étaient parfois évoquées au bureau. D’après un autre de ses employés, Le Roux pensait que la meilleure manière de gagner de l’argent était de l’imprimer, comme le font les Nord-Coréens.

Quand le bitcoin a été lancé, en 2008, Le Roux avait déjà amassé une petite fortune. Il était alors difficile de la blanchir en cryptomonnaie. Il se servait de sociétés écrans à la tête desquelles étaient placés des hommes-liges. L’argent finissait sur des comptes bancaires à Hong Kong. Il transformait son profit en or à Hong Kong en achetant des milliards de dollars de lingots. C’était une façon d’éviter les banques.

Paul Le Roux a été suivi par les agences américaines à partir de 2007. A-t-il pu créer le bitcoin avec cette épée de Damoclès ?

Beaucoup de ses opérations étaient discrètes. Pendant des années, le Roux est parvenu à gagner de l’argent illégalement tout en restant sous les radars. Doué pour l’anonymat, il s’était créé de fausses identités. Afin d’éviter les contrôles, il a même cherché à se procurer un passeport diplomatique. C’est finalement la République démocratique du Congo (RDC) qui lui en a fourni un, sous le nom Paul Solotshi Calder Le Roux. Évidemment, certains ont fait remarquer que Solotshi et Satochi étaient proches…

D’après l’employé qui a corrompu un officiel congolais dans l’optique d’obtenir le passeport, Solotshi est un nom commun en RDC. Le Roux ne l’a pas choisi. Mais on lui a attribué juste avant la naissance du bitcoin. Il pourrait donc s’en être inspiré. Et pour échapper aux autorités, le développeur s’est exilé aux Philippines à compter de septembre 2007. Là, il savait pouvoir corrompre beaucoup de monde.

Crédits : Evan Ratliff

Son arrestation, en 2012, a-t-elle eu une influence sur le bitcoin ?

En décembre 2010, Nakamoto a disparu des forums sur le bitcoin. Maintenant que WikiLeaks acceptait les paiements avec la monnaie numérique, il était visiblement difficile de rester actif sans être surveillé. Quand son successeur lui a appris par e-mail qu’il allait présenter le système à la CIA, Satoshi est resté muet. À la même période, Le Roux était occupé à faire exécuter trois de ses employés et à jeter leurs corps à la mer.

Les hommes de main chargés de ce travail avaient au départ été engagés pour protéger ses affaires. Peut-être ne réalisait-il pas où ça le mènerait. Mais quand l’organisation a gagné en taille, certains employés ont commencé à se servir dans la caisse. Alors Le Roux s’est mis à sévir. La violence est allée crescendo et, à la fin, il participait personnellement aux meurtres. Visiblement, il n’avait aucun remord. Il a avoué avoir ordonné l’assassinat de sept personnes, mais ce chiffre est probablement minoré.

Ces disparitions ont inévitablement attiré l’œil de la justice. Fin 2010, Le Roux a appris que les Américains étaient sur ses traces. Il avait accès à des informateurs au sein de l’ambassade américaine des Philippines, du bureau d’Interpol et des agences de renseignement. Quand les États-Unis ont contacté les autorités de l’archipel à son sujet, il l’a vite su. Il a alors décidé de déménager au Brésil.

Avez-vous trouvé des différences entre Le Roux et Nakamoto ?

Satoshi utilise presque toujours deux espaces après un point tandis que Le Roux n’en met qu’un. Le premier écrit « sourcecode », le second « source code ». Mais dans tous les écrits du fondateur du bitcoin, j’ai aussi trouvé des phrases avec un seul espace après le point. Peut-être tape-t-il parfois avec des correcteurs d’orthographe différents.

J’ai demandé à un développeur du bitcoin, Gregory Maxwell, de comparer l’architecture d’E4M et celle du bitcoin. Il m’a répondu que rien ne prouvait que ces deux codes avaient été écrits par deux personnes différentes. Mais il ne pouvait pas non plus affirmer que le même homme était derrière les deux programmes. Ça m’a frappé. Certes Le Roux pourrait être Nakamoto, mais combien d’autres développeurs sont dans ce cas ?

Un nombre incalculable de gens connaissent le langage C++, détestent le gouvernement et demandent la permission avant d’utiliser un code. Par ailleurs, aucune adresse de Satoshi n’a permis de remonter à Le Roux, dont aucune entreprise n’acceptait les bitcoins. Et puis s’il est un peu bizarre que Craig Wright mentionne Le Roux, pourquoi lui donner du crédit ?

L’enquête se poursuit-elle ?

Nous en saurons peut-être plus lors du procès de Le Roux. Cela fait plusieurs fois que l’audience est reportée. En janvier, les autorités ont annoncé qu’elle aurait lieu en avril mais elle a été reportée au mois d’août puis au mois d’octobre prochain. Et je ne serais pas surpris si ça changeait encore.

Paul Le Roux encourt de 10 ans de prison à la perpétuité. Sa sentence sera finalement pour une large part à la discrétion du juge. Mais même si cela fait sept ans qu’il coopère avec la police, il est très improbable qu’il sorte libre du tribunal. Il aurait quand même fourni du matériel impliqué dans des systèmes de guidages de missiles à l’Iran et vendu des armes à des milices somaliennes !

J’ai déjà parlé à beaucoup de monde mais il y a encore des gens qui me disent que j’ai manqué telle ou telle chose. À chaque fois, ça me rend malade. S’il s’agit de Satoshi Nakamoto et que je n’ai pas réussi à le démontrer, je serai fou ! Cela dit, je pense qu’il est plus probable que le créateur du bitcoin soit quelqu’un dont on n’a encore jamais entendu parler.


Couverture : Paul Le Roux lors de son arrestation.