C’est peut-être la fin d’un long chemin de croix semé de céphalées et de vomissures. Des scientifiques finlandais ont annoncé le 18 août 2020, dans une étude sans précédent, avoir enfin découvert un remède efficace contre les effets désagréables de la gueule de bois : 1 200 milligrammes de cystéine, l’un des 22 acides aminés qui composent les protéines.
Les 19 volontaires se sont enivrés sous l’œil des chercheurs de l’université d’Helsinki, avant d’avaler une bonne dose de cystéine. La plupart d’entre eux ont constaté une diminution significative de leurs nausées et maux de tête habituellement ressentis. Mais certains n’ont tout simplement pas pu boire autant d’alcool que le nécessitait l’expérience et ont dû abandonner, quand d’autres n’étaient au contraire pas assez ivres pour souffrir d’une gueule de bois.
L’expérience est donc prometteuse mais nécessitera d’être reconduite sur un groupe plus vaste de cobayes avant qu’on puisse vraiment affirmer avoir découvert le remède miracle à l’un des effets secondaires les plus désagréables de la consommation d’alcool. Il n’y a pas qu’en Finlande, où le binge drinking est un sport national, que la gueule de bois est un fléau. Voilà des décennies que des scientifiques très sérieux tentent de le comprendre et de l’éradiquer.
Le paradis de la gueule de bois
Un morceau de ciel glisse entre les casinos et les hôtels de Las Vegas. Avec sa carrosserie bleu clair, le camion à six roues de Jason Burke paraît amener un peu de pureté dans la ville du pêché. « Bienvenue au paradis de la gueule de bois », lance cet anesthésiste à ceux qui lui font signe de s’arrêter. Après avoir stationné à hauteur du Bonny & Marie, une immense salle de spectacle, le véhicule reprend sa course.
De l’intérieur, le paradis de la gueule de bois ressemble furieusement à une clinique improvisée dans un camping-car. Assis sur l’un des deux canapés beige qui se font face, un petit homme en marcel allonge le bras gauche sur une table. Une perfusion le relie à une poche de liquide translucide qui se balance au gré de la circulation. « Mon mal de tête est en train de partir », assure-t-il.
Depuis 2012, Jason Burke propose des cures contre les lendemains difficiles au sein du « hangover bus ». Pour ceux dont le bon sens se serait dilué dans l’alcool, il offre des lunettes de soleil, de l’eau de coco, des barres de céréales ou des plats gras. À ce menu assez classique s’ajoute une réhydratation à base d’eau sucrée en intraveineuse et un traitement de la nausée et du mal de tête grâce à des médicaments.
Moyennant entre 80 et 250 euros, l’équipe est censée venir à bout des conséquences indésirables de l’alcool en 45 minutes. Avec sa blouse noire et ses cheveux bruns qui lui tombent sur les épaules, Jason Burke n’a rien d’un ange. Il entend bien récolter les fruits de son investissement initial de 600 000 dollars. Seulement, un homme se dresse aujourd’hui sur le chemin du hangover bus.
David Nutt prétend détenir une substance qui produit les mêmes effets euphorisants que l’alcool sans entraîner de gueule de bois. En 2013, au bout de huit ans de recherches, ce professeur en neuropharmacologie à l’Imperial College de Londres a identifié des molécules pouvant remplacer l’éthanol, dont la toxicité serait moindre. L’année suivante, il a appelé cette solution Alcosynth sans en dévoiler la composition exacte. Après avoir testé 90 combinaisons chimiques, il affirme aujourd’hui qu’une ou deux décennies devraient suffire à en finir avec l’alcool.
« Vous mélangerez vos cocktails sans pour autant que cela endommage votre foie et votre cœur », affirme-t-il avec aplomb. Ce qu’il présente comme « une des plus grandes avancées en matière de santé publique de toute l’histoire » doit venir résorber le nombre de décès liés à la boisson, que l’OMS estime à 3,3 millions chaque année dans le monde. « Nous avons réalisé des études scientifiques et des tests sur nous-mêmes », confie Emily Palmer, une membre d’Alcarelle, la société de recherche lancée par David Nutt.
Pour compléter ce travail en laboratoire, l’équipe est en pourparlers avec des investisseurs et « travaille avec des entreprises de boissons alcoolisées ». Les autorités de régulation de chaque juridiction nationale sont par ailleurs consultées. À en croire Emily Palmer, Alcosynth devrait être commercialisé d’ici quatre ans. Rien. Une goutte d’eau dans l’histoire antédiluvienne de la beuverie.
Du vélo sous LSD
David Nutt a grandi dans la région la plus alcoolisée d’Angleterre. Port de pêche et centre du commerce triangulaire au XVIIIe siècle, la ville de Bristol a été ignorée par la révolution industrielle avant de connaître un renouveau économique grâce à l’implantation d’entreprises des nouvelles technologies ces trente dernières années. D’après l’Office of National Statistics (ONS), une culture de pub est toujours solidement enracinée ici. D’autant que les personnages âgées sont plus nombreuses qu’ailleurs. Or, les jeunes boivent moins. Plus d’un quart des 16-24 ans s’interdisent l’alcool contre un cinquième de la population britannique totale.
Nutt a été renvoyé de l’Imperial College pour avoir déclaré que le LSD est moins dangereux que l’alcool.
À la fin des années 1960, David Nutt termine ses études secondaires à la Bristol Grammar School. Les bars ne manquent pas. Leur attrait est même décuplé par une florissante scène musicale underground. Mais l’adolescent est surtout fasciné par une histoire très en vogue que lui a racontée son père. D’après ce récit légendaire, le créateur du LSD, Albert Hofmann, a eu l’impression de pédaler des heures pour rentrer chez lui à vélo alors que le trajet n’avait en réalité duré que quelques minutes. Nutt en fait l’expérience lors d’une soirée à son entrée au Downing College de Cambridge. Pour le jeune homme qui en sort diplômé en 1972, à l’âge de 21 ans, « comprendre le fonctionnement du cerveau est la question la plus intéressante au monde ».
À Oxford, où il exerce alors en neurologie et en psychiatrie, son attention se porte en particulier sur les récepteurs GABA. Lorsqu’ils sont activés par des molécules présentes dans l’organisme, ceux-ci jouent un rôle d’inhibition ou de désinhibition. Le scientifique constate aussi que l’éthanol exerce une influence sur eux, sans saisir précisément comment. Son article publié en 1982 dans la revue Nature est complété, un an plus tard, par la contribution de trois chercheurs, dans la revue scientifique Pharmacology Biochemistry & Behavior. « L’interaction de l’éthanol avec les récepteurs GABA pourrait être responsable de certains effets de l’éthanol et de certains symptômes de sevrage », écrivent-ils.
En 1986, David Nutt se rend dans le Maryland, aux États-Unis, pour diriger une division du NIH, un institut traitant les problèmes liés à l’abus d’alcool et à l’alcoolisme. À son retour, deux ans plus tard, il prend la tête de l’unité de psychopharmacologie de l’université de Bristol. Son sujet d’étude est familier à beaucoup de monde. « Les boissons alcoolisées ont été produites et consommées par les humains pendant des centaines d’années », détaille le chercheur américain David J. Hanson. « Elles ont joué un rôle important dans la religion […] et la cohésion sociale ; améliorant de manière générale la qualité de la vie. » Elle peuvent aussi provoquer la mort. Pourtant, leurs effets sur l’organisme demeurent méconnus.
« Le défaut d’attention et de recherche dans ce domaine est à l’origine du manque de compréhension des pathologies associées et du manque de traitement », pointe le chercheur en pharmaceutique néerlandais Joris Verster. En 1999, David Nutt plaide dans un nouvel article pour une meilleure connaissance de la « pharmacologie de l’alcool » afin de mieux traiter les conséquences psychiatriques de l’addiction et les dommages sur le cerveau. Il souligne par la même occasion le rôle que les récepteurs GABA auraient dans le sevrage et la mort des neurones.
Un an plus tard, une étude parue dans la revue Alcoholism: Clinical & Experimental Research met en évidence l’impact de l’acétaldéhyde (ou éthanal). À haute dose, ce composant libéré par l’éthanol accroît la température de la peau et le rythme cardiaque, assèche la gorge, provoque des nausées, des maux de tête et fait baisser la pression sanguine. On sait du reste qu’il provoque une réduction de la teneur en GABA. En clair, l’acétaldéhyde pourrait être responsable de la gueule de bois.
La mécanique des fluides
Toutes ces recherches valent à David Nutt une certaine reconnaissance. En 2001, le médecin est nommé au comité technique du Conseil consultatif sur l’abus de drogues (ACMD), placé sous l’autorité du ministère de l’Intérieur britannique. Il siège aussi au défunt Comité sur la sécurité des médecines en 2003. Mais alors que son nom figure au bas d’un rapport gouvernemental sur le « futur de la science du cerveau, de l’addiction et des drogues », la réalité contemporaine se rappelle à lui par l’intermédiaire d’un article que Joris Verster rédige avec deux collègues. « Aucune méthode ne peut traiter la gueule de bois liée à l’alcool de manière prouvée », concluent-ils. « La manière la plus efficace pour l’éviter reste l’abstinence ou la modération. » Triste.
Verster est conscient du rôle joué par l’acétaldéhyde mais remarque que le monde scientifique s’avère incapable de parer son action. Pour y remédier, il réunit tout ce que le monde compte comme spécialistes du sujet en 2009. L’Alcohol Hangover Research Group voit le jour. Cela donne des clés au scientifique néerlandais pour rédiger une définition de la gueule de bois, que les chercheurs français appellent en bon français veisalgie. Il s’agit, selon lui, d »une « combinaison de symptômes physiques et mentaux vécue le jour suivant un épisode de grosse beuverie, à partir du moment où la concentration d’alcool dans le sang approche zéro ». En d’autres termes, cela commence quand l’éthanol n’est plus là mais ses effets si.
De son côté, David Nutt est entré au prestigieux Imperial College de Londres et a pris la présidence du Conseil consultatif sur l’abus de drogues en 2008. Il la conservera à peine deux ans. Fin octobre 2009, le médecin est renvoyé pour avoir déclaré dans une tribune publié par le Guardian que le LSD est moins dangereux que l’alcool. Il avait suscité la polémique quelques mois plus tôt en affirmant que le risque lié à l’équitation était plus important que celui que comporte la prise d’ecstasy. Fâché par la décision, il crée son propre institut, l’Independent Scientific Committee on Drugs.
En 2010, « le mécanisme qui conduit à un mal de tête à cause d’une gueule de bois est inconnu », reconnaît Michael L. Oshinsky. Pour dissiper le mystère, le neuroscientifique américain a observé le comportement de rats. Il en conclut que « le corps a un mécanisme de défense contre l’acétaldéhyde. Ce composant très toxique est transformé en acétate. Il y a plein d’autres processus biologiques qui ont l’acétate comme sous-produit. » C’est donc lui qui serait responsable du mal de tête. Des scientifiques chinois qui étudient la question quatre ans plus tard déterminent toutefois qu’il a des vertus protectrices de la santé quand l’alcool est consommé à petites doses. Ils estiment en revanche que l’acétaldéhyde reste la première cause des effets néfastes de la gueule de bois.
Davis Nutt dévoile l’Alcosynth la même année. Ce produit encore mystérieux « a été développé avec des composants qui reproduisent certains effets désirés de l’alcool », indique Emily Palmer. « Il ne contient pas d’éthanol et notre but est par conséquent d’éviter la production d’acétaldéhyde, qui est toxique. » Alors, que contient-il ? Tandis que des expérimentations avaient été conduites avec du benzodiazépine, une substance de la même famille que le Valium comportant des risques d’addiction, David Nutt affirme désormais ne plus s’en servir.
S’il veut garder sa formule secrète, le Britannique reconnaît en tout cas cibler les récepteurs GABA. Or les composés chimiques associés « sont parmi les neurotransmetteurs les plus présents dans le cerveau, donc il faut être extrêmement prudent avec ce système », avertit Scott Edwards, professeur en physiologie au département santé, alcool et drogues de l’université publique de Louisiane. Leur défaillance peut entraîner « une altération significative du jugement et des fonctions motrices, avec toutes les conséquences sociales et légales que cela comporte ».
Emily Palmer reconnaît que « le mécanisme produit par l’alcool dans le cerveau est très complexe ». Elle précise aussi que « le but est d’imiter certains mais pas tous les effets associés à l’ivresse. Il s’agit de créer une alternative à l’alcool qui permettrait de se relaxer et de faire tomber les inhibitions pour encourager les interactions sociales. » En 2013, David Nutt racontait ainsi au Guardian avoir somnolé dans un état d’ébriété et de relaxation assez agréable après avoir pris une substance. Mais ce n’est pas forcément la vision rêvée de l’ivresse. Le bus de Jason Burke n’est pas encore au garage.
Couverture : Un masque en bois népalais. (DR)