Au milieu d’un bassin en forme de fleur, un couple discute à bord d’une cabine posée sur deux coques oblongues, pareilles à celles d’un petit catamaran. Autour de lui, sur un parquet piqueté de palmiers et de parasols, de grandes structures hexagonales en bois s’élèvent au-dessus des flots. Des bateaux sont amarrés dans leurs arrière-cours. Ces îles ont un dessin trop parfait pour être naturelles. Elles sont non seulement artificielles mais aussi irréelles. Le cabinet d’architecte danois Bjarke Ingels Group (BIG) espère bientôt les faire sortir des eaux. Il a donc réalisé une vidéo en images de synthèse où l’on peut voir un couple deviser au centre des îles flottantes.
Présenté lors du Forum urbain mondial qui se tenait à Abou Dabi du 8 au 13 février 2020, le projet Oceanix produira sa propre énergie grâce à des ressources renouvelables, a indiqué son responsable, Marc Collins Chen. Et il est loin de prêcher dans le désert puisque les Nations unies le soutiennent. « L’idée des îles flottantes peut sembler folle mais elles pourraient ouvrir de grandes opportunités si elles sont bien faites », assure Victor Kisob, directeur adjoint du programme de l’ONU pour l’habitat. « Les Nations unies ont ouvert un dialogue sur ce sujet en 2019 et nous tenons à proposer de vraies solutions. »
Les îles flottantes ne sont pas une lubie de riches, comme pouvait le laisser penser l’archipel artificiel de Palm Jumeirah, terminé en 2009 à Dubaï. Au contraire, l’organisation internationale y voit un outil au service des plus vulnérables : près de 90 % des plus grandes villes mondiales pourraient être affectées par un hausse du niveau des océans. Si le dérèglement climatique n’est pas enrayé, les côtes européennes devraient par exemple perdre de 40 cm à 1 mètres d’ici la fin du siècle, d’après une série de cartes publiées par l’Agence européenne de l’environnement lundi 10 février 2020.
Les îles à venir « seront autosuffisantes, de manière à ce que leurs résidents cultivent leur nourriture, génèrent leur énergie et recyclent leurs déchets », promet Kisob. « Il sera essentiel d’inculquer de nouveaux comportements. » Les technologies pour construire de tels ouvrages existent, mais il reste à les assembler de façon sûre et à un moindre coût. Une société a pris de l’avance à cet égard. Elle s’appelle Blue Frontiers et elle cherche un point de chute.
Un pays de start-up
Dans l’étendue turquoise du Pacifique sud, à des milliers de kilomètres du premier continent, un bateau de croisière glisse entre une poussière d’îles volcaniques. À l’approche de Papeete, capitale de la Polynésie française, le colosse de tôle et d’acier déchaîne la houle. Les vagues viennent lécher la côte. En ce mois de novembre 2017, leurs allées et venues bercent les touristes allongés à même le sable. Il fait près de 30°C. Rien ne paraît pouvoir perturber la douceur de Tahiti.
Ces flots anodins sont pourtant regardés avec suspicion par les habitants. En février 2015, le cinquième volume du rapport sur le climat de la France au XXe siècle a signalé une hausse du niveau de la mer de 21 cm le long des côtes polynésiennes entre 1950 et 2010 (soit 3,5 mm/an). D’après une étude du CNRS et de l’université Paris sud, plus de 30 % des îles de l’archipel sont menacées de disparition. Les Polynésiens « n’accepteront pas » de les quitter, a averti le président Édouard Fritch en décembre 2015. Près de deux ans plus tard, le jour de l’ouverture de la 23e conférence internationale sur le climat (COP 23), il s’est rendu à Paris pour y plaider sa cause auprès d’Emmanuel Macron.
Dans la foulée, le 9 novembre 2017, l’amendement de la députée de Polynésie française, Maina Sage (Constructifs), visant à rétablir les crédits de « l’équivalent Fonds vert » a été adopté à l’Assemblée nationale. Mais cette enveloppe de 22 millions d’euros devant financer les projets de lutte contre le réchauffement climatique dans le Pacifique a finalement été supprimée en 2018.
À Papeete, on craint de devoir reloger certains des 150 millions de « réfugiés climatiques » que la planète comptera en 2050, d’après les prévisions des Nations Unies. Alors, le gouvernement a un temps envisagé d’élargir son territoire en construisant une île flottante. D’après une maquette conçue par l’entreprise Blue Frontiers à la demande du Seasteading Institute, elle aurait pu être bâtie dans les ourlets de lagons de Tahiti, à quelques encablures de la côte. Mais le projet a mal tourné.
Composée de métal et de plastique recyclé, mais aussi de bois local, de bambou et de fibre de noix de coco, la structure évaluée à 60 millions de dollars devait voir le jour en 2020. « Le coût d’un logement doit y être suffisamment bas et les opportunités économiques assez prometteuses pour que les gens soient incités à y vivre », écrivait le Seasteading Institute, une ONG de San Francisco fondée en 2008 par le milliardaire Peter Thiel et Patri Friedman, petit-fils de l’économiste néo-libéral Milton Friedman.
En plus de représenter une prouesse technique digne de Waterworld, la dystopie de 1995 dans laquelle Kevin Costner incarne le personnage principal, elle avait pour vocation de mettre en forme l’utopie libertaire de ses concepteurs. « Seasteading construit des villes politiquement indépendantes qui flottent sur l’océan », indique John Quirck, le président de Seasteading. À terme, elles sont censées se doter de leurs propres règles et produire leurs propres cultures. Si l’organisation se défend de promouvoir quelque idéologie que ce soit, ses membres admettent imaginer un « pays de start-up ». À charge pour ses futurs citoyens de décider s’ils préfèrent « instaurer un revenu universel ou un marché libre ».
Un domaine marin
Dès 1962, Milton Friedman préconisait de substituer une allocation minimum, « l’impôt négatif », à l’impôt sur le revenu. Au lieu de protéger contre des risques identifiés (maladie, chômage, vieillesse, etc.) et de s’attaquer aux inégalités, cette prestation reviendrait aux plus pauvres à raison de leurs revenus. Cependant, le montant serait trop faible pour qu’on puisse s’en contenter. Tout juste réduirait-il la misère. D’autres partisans de ce type d’aides en donnent néanmoins des conceptions plus généreuses, plaidant pour un revenu universel « de gauche ».
Au cours des deux décennies suivantes, aucun État n’a adopté d’impôt négatif, mais la libéralisation des marchés préconisée par Milton Friedman a été appliquée ça et là, et notamment dans le monde anglo-saxon. Cité en exemple par la Première ministre britannique des années 1980, Margaret Thatcher, l’économiste a conseillé le président américain, Ronald Reagan.
L’année de son accession au pouvoir, en 1981, le navigateur américain Kenneth Neumeyer publie Sailing the Farm, un livre qui détaille les mesures à prendre pour vivre au large en toute autonomie. Il y introduit le terme de seasteading, autrement dit de « domaine marin », par analogie avec les domaines agricoles. « Depuis que j’ai 15 ans, j’ai toujours su que je vivrai en mer », écrit Neumeyer. À l’âge de 28 ans, le jeune homme a déjà traversé les États-Unis en moto de long en large et beaucoup navigué dans les Caraïbes. Mais ce n’est pas assez.
Avec tout ce qu’il a appris, il est persuadé de pouvoir voguer plus loin et surtout plus longtemps. « Les pannes d’essence ou mécaniques surviennent inévitablement. Nous devons nous donner les moyens de nos esprits auto-suffisants, faute de quoi nous ne naviguerons que le week-end et vivront au port plutôt que “là-bas”. » Le livre capte l’intérêt d’un développeur de la Silicon Valley alors en congés sabbatiques. Voilà pour Wayne Gramlich de sérieux moyens de faire aboutir les nombreux projets romantiques de micro-nations offshore ébauchés par le passé.
Dans la droite ligne de la fugace République de Minerve, morte-née sur des récifs près des îles Tonga en 1972, le projet Oceania échafaudé en 1993 court à sa perte. En sa qualité d’ingénieur, Gramlich énonce à son tour des propositions dans un article paru en 1998, « Seasteading – Homesteading on the High Seas, to get beyond the grandiloquence ».
Partagé entre initiés de la Silicon Valley, le papier se retrouve sur l’écran de Patri Friedman qui s’empresse de contacter son auteur. Par chance, les deux hommes vivent à quelques kilomètres l’un de l’autre, dans la ville de Sunnyvale, en Californie. Le petit-fils du célèbre économiste entretient une relation polyamoureuse avec sa compagne, vit en communauté et se rend régulièrement au festival Burning Man où il expérimente « l’expression de soi » et la drogue. C’est aussi un joueur avisé de poker.
En 2001, les deux hommes commencent à écrire à quatre mains sur le seasteading. Pour montrer qu’ils ne bluffent pas, ils publient jusqu’à leurs échanges et finissent, deux ans plus tard, par sortir une somme de 150 pages, pleine de conseils pratiques sur la conception d’une île flottante. « Mon père et mon grand-père écrivaient à propos des choses, ce qui m’intéresse c’est de faire des choses », lâche Friedman.
Loin des États
Malgré son sérieux, le duo en reste pour l’instant aux mots. « Nous étions juste deux mecs avec des idées qui écrivaient un livre et bloguaient », glisse Patri Friedman. L’ingénieur exerce alors ses compétences à Google, mais c’est un autre géant californien qui, indirectement, s’apprête à donner littéralement crédit à ses idées. Grâce à l’argent de la vente de PayPal à eBay, son cofondateur, Peter Thiel, investit dans Facebook, LinkedIn, et accepte d’aider les deux hommes. Comme eux, il abhorre les régulations étatiques. Ses dons vont aussi bien au libertarien conservateur Ron Paul qu’au prophète de l’immortalité Aubrey de Grey. « Peter veut mettre fin à la mort et aux taxes », confie Friedman.
Dix ans après la publication de l’article de Gramlich, en avril 2008, le business angel met 500 000 dollars à disposition du nouveau Seasteading Institute, où il place son bras droit, Joe Lonsdale. L’affaire n’est pas fantaisiste. « Il y a une longue histoire de fous qui essayent de mettre sur pied ce genre de choses, mais l’idée est justement de faire quelque chose qui n’a rien de fou », souligne ce dernier.
L’année suivante, Peter Thiel explique dans un billet de blog pourquoi il « ne croi[t] plus que la démocratie et la liberté sont compatibles. […] Les perspectives pour une politique libertaire sont sombres. » Comment dépasser cet horizon selon lui repoussant ? Thiel pense au cyberespace, aux autres galaxies et surtout au seasteading. Car, pointe-t-il, « c’est plus réaliste que le voyage dans l’espace ».
En 2011, Patri Friedman rencontre Joe Quirck au festival Burning Man. Comme lui, cet auteur originaire du New Jersey aime le sentiment de liberté qui règne sur le site de Black Rock City, à 1 190 mètres au-dessus de la mer. « Quiconque va à Burning Man plusieurs fois devient fasciné par la façon dont les règles ne s’y appliquent pas comme ailleurs », dit l’écrivain. Mais il croit volontiers, avec Friedman, que les entraves peuvent être encore moins nombreuses plus bas, sur l’océan.
« Les gouvernements ne s’améliorent pas », vitupère Quirck. « Ils sont bloqués depuis des siècles parce qu’il existe un monopole du contrôle des terres. » En des termes plus économiques, empruntant au vocable des écoles de commerce, Friedman ne dit pas autre chose. « Le gouvernement est une industrie dans laquelle il existe une barrière à l’entrée très haute. Il faut gagner une élection ou fomenter une révolution pour en avoir un nouveau. C’est ridicule. Et une énorme quantité de clients restent coincés. Les gens se plaignent de leur smartphones qui sont vieux de deux ans, mais songez au temps nécessaire pour changer de citoyenneté. »
Pour échapper au lourd passé des États, le Seasteading Institute veut installer une île en haute mer, là où ils n’exercent pas leur autorité. Au-delà de 200 milles nautiques des côtes, les conventions n’engagent que ceux qui les signent et le principe de liberté prévaut tant en matière de navigation que de pêche. Puisque chaque pays peut librement construire des îles artificielles dans ses eaux territoriales, l’équipe de Friedman revendique le droit de le faire au large, en toute indépendance. Seule l’économie limite cette aspiration.
« Actuellement, le coût élevé de la construction en haute mer agit comme une barrière à l’entrée et gêne l’entrepreneuriat dans les eaux internationales », regrette l’institut. « Cela nous a amené à considérer une alternative réduisant les coûts dans les eaux territoriales d’une nation hôte, tout en gardant comme objectif l’autonomie politique. » Avant de viser plus loin, les promoteurs du projet vont donc faire des vagues à Tahiti.
Paradis artificiel
En septembre 2016, les équipes de l’institut atterrissent à Papeete pour faire un tour de la Polynésie française, guidées par son président, Édouard Fritch. Elles sont venues à l’invitation de Marc Collins, ancien ministre du Tourisme, par ailleurs homme d’affaires. « Notre collaboration avec le pays a été initiée par les Tahitiens eux-mêmes et apportera des emplois, du développement économique et de la résilience aux changements climatiques », explique le directeur exécutif de Seasteading, Randolph Hencken. Trois mois plus tard, le gouvernement polynésien lui rend la politesse en faisant le voyage pour San Francisco.
Le 13 janvier 2017, son ministre du Logement et porte-parole, Jean-Christophe Bouissou, pose sa signature sur un protocole d’accord qui énonce que « la montée des eaux menace ses terres, ses habitants et leur précieux mode de vie », mais aussi que le projet « apportera de nouvelles technologies, de nouveaux horizons de recherche et de nouvelles activités économiques ». L’institut assure de son côté que Papeete « ne financera ni les études, ni la réalisation du projet, qui ne coûtera rien au contribuable ».
L’équipe de Friedman et Quirck croit toutefois savoir qu’il sera lucratif puisqu’une société commerciale, Blue Frontiers, a été créée pour le mener à bien. Elle s’associe au concepteur de structures flottantes néerlandais Blue21, auteur d’un pavillon en forme de bulles sur l’eau à Rotterdam. En parallèle de l’étude de terrain menée à Tahiti, Seasteading épluche les textes de lois pour s’assurer que rien ne pourrait menacer son île. Ne manquera alors plus que « l’approbation finale de la France », lâche Patri Friedman comme s’il ne s’agissait que d’une formalité.
Celle des élus polynésiens en place parait toute acquise. Ils vantent le vivier d’emplois et la vitrine mondiale du développement durable qu’offrirait la structure, dont l’attractivité procéderait notamment d’une « réglementation spéciale établie en vertu des lois et des règlements de Polynésie française », précise le protocole d’accord. En d’autres termes, Papeete a promis de faire de l’île une zone économique spéciale aux conditions avantageuses.
L’institut parle de « dispositions spécifiquement conçues pour attirer les investisseurs ». « S’il y a des mesures d’exemption de taxes par exemple, cela fait partie des compétences constitutionnelles de la Polynésie, qui ont été récemment clarifiées avec les accords de l’Elysée, signés par François Hollande et Édouard Fritch en mars », explique à Libération Christian Lechervy, ambassadeur et secrétaire permanent auprès de la communauté du Pacifique pour le ministère des Outre-mer. La structure sera-t-elle un nouveau paradis fiscal ?
En mars 2017, Joe Quirck et Patri Friedman ont en tout cas publié un livre au titre messianique : Seasteading: How Floating Nations Will Restore the Environment, Enrich the Poor, Cure the Sick, and Liberate Humanity from Politicians (« Comment les nations flottantes vont régénérer l’environnement, enrichir les pauvres, soigner les malades et libérer l’humanité des hommes politiques »). Tout le monde ne partage pas leur enthousiasme.
À Tahiti, le cadre réglementaire indispensable au développement du projet n’a pas pu être posé avant la fin de l’année 2017. « Manifestement le site qu’ils semblaient préconiser posait problème, il y a quand même une réaction importante de la population », glissait l’ancien porte-parole du gouvernement Christophe Bouissou à Tahiti Info. « Et le sujet est arrivé à un moment… qui n’était pas propice. » Alors Blue Frontiers a lancé un concours international, promettant 100 000 dollars à la personne qui arrivera à convaincre un gouvernement de lancer le projet. Mais cela n’a l’a manifestement pas débloqué : officiellement, Friedman et Quirck sont toujours dans la phase de prospection.
Pendant ce temps, les Nations unies poussent un projet qui n’a rien de libertarien avec Oceanix. Il ne s’agirait pas d’un archipel échappant aux juridictions mais d’une extension du territoire, qui pourrait accueillir les sans-abri, selon l’homme qui dirige les opérations, le Polynésien Marc Collins Chen. « Tout le monde dans mon équipe veut voir le projet construit », indique-t-il. « Nous ne faisons pas que de la théorie. »
Couverture : Un projet de nation flottante. (Oceanix)