Eaux troubles

Un Soleil orange caresse les crêtes du Svalbard, archipel norvégien perdu entre la mer de Barents et l’océan Arctique. Sur les contreforts des montagnes enneigées, près de la cote, les maisons sont distribuées par grappes le long d’une route grise qui fend la neige. Situé à 1 300 km du pôle, Longyearbyen est le village le plus au nord du monde, et l’un des plus calmes pour qui sait éviter les ours. Un panneau planté devant des traces de moto-neiges signale leur présence. En ce soir de mars 2019, il n’y a ni animal ni véhicule dehors. Le mercure frôle les -20°C. Alors que la plupart des 2 300 habitants sont calfeutrés chez eux, un marteau s’attaque au silence.

Crédits : James Padolsey

Sous une capuche ourlée de fourrure, un homme souffle de longues colonnes de vapeur dans l’air froid, en clouant une planche. Il renforce pilier par pilier les fondations d’un bâtiment gris au toit couleur brique. Depuis le chaud mois de décembre, où la pluie a remplacé la neige, le permagel a partiellement fondu, fragilisant les édifices. D’après un rapport du Centre norvégien pour les services climatiques publié en janvier 2019, la moyenne des températures a augmenté de 3 à 5 degrés en cinquante ans. Si les émissions de gaz à effet de serre continuent de progresser, cette hausse pourrait être de 10 degrés d’ici 2100, ce qui aurait des conséquences « dévastatrices ».

À ce rythme, les habitants devront bientôt déménager afin d’éviter de se trouver sur le chemin d’une avalanche, comme celle qui a détruit dix maisons et tué deux personnes en 2015. Les ours polaires et les phoques sont aussi menacés. Malgré la signature d’un accord sur la changement climatique par près de 200 pays, à Paris, en 2015, « personne ne fait assez », souffle le ministre de l’Environnement Ola Elvestuen. « Nous devons agir davantage. L’utilisation du pétrole et du gaz doit baisser », s’encourage-t-il, conscient que son pays est un des plus gros exportateurs d’hydrocarbures en Europe.

Après la découverte du gisement Ekofisk en mer du Nord, en 1969, une gigantesque industrie est sortie des eaux pour venir remplir les caisses de l’État. Un fonds souverain a été créé en 1990 de manière à placer cette manne et assurer le paiement des retraites à long terme. Il rassemble aujourd’hui plus de 1 000 milliards de dollars.

Peu à peu, ses dirigeants ont diversifié leurs investissements afin de ne pas être trop dépendants des cours de l’or noir. Vendredi 8 mars 2019, ils ont même annoncé leur volonté de se désengager des énergies fossiles, a claironné la presse internationale. « Le gouvernement propose d’exclure les entreprises d’exploration et de production d’énergie afin de réduire le risque lié aux variations du prix du pétrole dans l’économie norvégienne », a indiqué le ministère des Finances dans un communiqué. Oslo entend se délester d’un cinquième de ses participations dans les sociétés du secteur, soit environ 7,5 milliards de dollars sur 37. Les Norvégiens approuvent : même si 14 % du PIB provient du pétrole, une courte majorité d’entre eux est prête à limiter cette activité dans l’optique de protéger l’environnement, d’après un sondage paru en août 2017.

Crédits : Tiare Balbi

Trois mois plus tard, la banque centrale (Norges Bank) conseillait au ministère des Finances de faire fi de ses placements dans les hydrocarbures via le fonds souverain. Ce dernier avait déjà été purgé de ses actifs liés au charbon après un vote du Parlement de mai 2015. « Le changement climatique pourrait affecter le rendement des entreprises et des portefeuilles dans le temps », constate la Norges Bank dans un rapport rendu le 21 novembre 2018. « Il pourrait aussi être porteur d’opportunités commerciales. Nous observons la communications des entreprises sur ce sujet depuis 2010. […] Depuis décembre 2017, nous faisons partie d’un groupe de travail avec cinq autres fonds souverains pour développer un cadre permettant d’intégrer les opportunités et de considérer les risques d’investissements dans la transition vers une économie faible en carbone. »

Aussi le fonds souverain norvégien doit-il « prendre en compte les effets à long terme du changement climatique sur sa stratégie ». Mais ce dérèglement, dont les effets se font sentir au Svalbard, n’est pas tout à fait central. Car en réalité, admet le ministère des Finances, le désengagement des hydrocarbures est justifié par un intérêt économique plutôt qu’écologique. Il s’agit de réduire la vulnérabilité de la Norvège à la chute des cours du pétrole. La transition énergétique n’est donc peut-être pas aussi près qu’il y paraît.

Chère souveraineté

À quelque 300 km des côtes norvégiennes, les nuages gris encerclent un immense tube jaune et blanc surmonté d’un dédale d’échafaudages. La plateforme Aasta Hansteen est seule dans la tempête ce vendredi 8 mars 2019. Sur le continent, à l’aéroport Brønnøysund, un petit comité célèbre le lancement de sa production de gaz. Le ministre du Pétrole et de l’Énergie Kjell-Børge Freiberg aurait dû féliciter les représentants du géant de l’énergie national Equinor (ex-Statoil) sur la structure, mais le mauvais temps a cloué leur hélicoptère au sol. Les sourires n’en sont pas moins rayonnants. Entre 40 et 60 milliards de mètres cubes de gaz sont a exploiter ici. Déjà deuxième exportateur de la matière première au monde après la Russie, l’État nordique a d’autres projets d’exploitation à Linnorm et Zidane.

« La Norvège découvre toujours de nouvelles sources d’hydrocarbures »

En janvier, il a attribué 87 nouvelles licences à des compagnies pétrolières. « L’industrie pétrolière va continuer à créer de la valeur en Norvège », se réjouit Kjell-Børge Freiberg. « Cela va générer de l’activité, des découvertes et des revenus pour l’État. » Dans un pays où le ministre de l’Environnement Ola Elvestuen juge que « l’utilisation du pétrole et du gaz doit baisser », ce n’est pas le moindre des paradoxes. Pour s’en accommoder, la Norvège se présente comme un acteur raisonnable des hydrocarbures. Elle ne peut nier, comme l’admet le communiqué du ministère des Finances publié le 8 mars 2019, que « l’industrie du pétrole sera encore une industrie majeure en Norvège pour de nombreuses années ». Mais elle vante le « management responsable et de long terme » qui a été mis en place dès les premiers forages.

Le théoricien de ce modèle s’appelle Arve Johnsen. Aujourd’hui âgé de 85 ans, le premier PDG d’Equinor – quand la compagnie s’appelait encore Statoil – a appris, lors de ses études de commerces aux États-Unis, combien un monopole privé sur les hydrocarbures tel que celui acquis par la Standard Oil pouvait être désastreux du point de vue des pouvoirs publics. Rentré du Kansas, il œuvre pour que l’énergie hydroélectrique norvégienne reste publique au sein du groupe national Norsk Hydro. À son entrée au ministère de l’Industrie, en 1971, le gisement d’Ekofisk vient d’être découvert. Déjà, un décret du 31 mai 1963 affirme que « le fond océanique et le sous-sol des eaux situées au large des côtes du Royaume de Norvège sont sous souveraineté norvégienne en ce qui concerne l’exploitation et la recherche de gisements naturels ».

Pour gérer cette ressource, une nouvelle société publique est mise en place en 1972, la Statoil. La commission parlementaire qui étudie ce projet veut s’assurer que « les ressources naturelles du plateau continental norvégien seront exploitées de manière à profiter à l’ensemble de la société ». Arve Johnsen apparaît le mieux placé pour cela puisqu’il en prend la tête. En 1974, alors que le gisement de Statfjord est découvert, les députés lui conseillent d’utiliser les richesses du sol comme le levier d’une « société qualitativement meilleure », en veillant au respect de l’environnement et sans gaspiller les ressources. Ainsi, « compte tenu de sa volonté d’exploiter les ressources naturelles dans la durée et dans la perspective d’un développement sociétal harmonieux, le gouvernement conclut que la Norvège doit exploiter ses réserves en pétrole à un rythme modéré. »

Arve Johnsen
Crédits : Ukjent/NTB Scanpix

Elle se presse en revanche d’ouvrir des formations de manière à disposer de sa propre filière sans dépendre d’acteurs étrangers. Lorsque le Bénin découvre des gisements sur ses côtes, en 1978, c’est donc logiquement qu’il demande conseil à Oslo. Deux ans plus tard, 427 442 barils de brut sortent d’Ekofisk. Alors que le monde vient de traverser deux chocs pétroliers, la Norvège a continué de se développer, créant des milliers d’emplois, notamment grâce à l’État. Première ministre en 1981 puis de 1986 à 1989, la Travailliste Gro Harlem Brundtland donne son nom à un rapport paru en 1987 qui consacre la notion de « développement durable ». Dès 1991, au début de son troisième mandat, le pays met en place une taxe sur les rejets de CO2.

Sauf qu’en parallèle, la Norvège découvre toujours de nouvelles sources d’hydrocarbures. Les plateformes installées pour les exploiter engendrent d’énormes factures de gaz, faisant enfler sa pollution. Le temps du « rythme modéré » est révolu. De huit millions en 1990, les tonnes de dioxyde de carbone rejetées atteignent 14 millions en 2008.

Un pétrolier dur à manœuvrer

À la tête de Statoil, Arve Johnsen vit un âge d’or au début des années 1980. « C’est l’industrie la plus puissante au monde », déclare-t-il. « Le pouvoir n’est pas une chose qui s’obtient mais une chose qui se prend. » Dans une étude conduite en 1983, la compagnie estime qu’elle sera responsable de 70 % de la production de pétrole et de gaz en 2000. Où iront les fruits de ce trésor national ? L’année précédente, une enquête sur les dépenses de sécurité sociale a critiqué le système de retraite : en pratique, l’argent cotisé ne reste pas dans les coffres. Il est utilisé pour des choses et d’autres par le gouvernement. Or, un nouveau choc pétrolier n’est pas à exclure. Le comité Tempo créé en 1983 et dirigé par le président de la banque centrale de l’époque, Hermod Skånland, propose alors d’instaurer une fonds gouvernemental pour placer les revenus du pétrole.

L’idée est reprise par la droite lorsqu’elle accède au pouvoir en 1989. Elle aboutit en 1990. Arve Johnsen vient d’être démis de ses fonctions pour avoir mal calculé les coûts de la raffinerie Mongstad, qui ont largement excédé le budget prévu. Le fonds souverain norvégien naît justement « afin de donner au gouvernement une marge de manœuvre en matière de politique fiscale quand les prix du pétrole reculent ou l’économie nationale se contracte », indique Norges Bank. « C’est aussi un outil pour affronter le défi d’une population vieillissante et l’épuisement des ressources. Il réalise des investissements de long terme mais on peut y puiser si besoin. »

Crédits : Norskpetroleum.no

De plus en plus tourné vers les produits boursiers, il est confié à la Banque centrale par le ministère des Finances en 1998. L’État se réserve toutefois le droit d’y prélever jusqu’à 4 % par an en 2001 et met sur un pied un conseil d’éthique trois ans plus tard pour examiner la nature des investissements.

En 2011, le fonds norvégien devient le plus important au monde. C’est désormais un « pétrolier difficile à manœuvrer rapidement, mais résistant aux crises », dixit son directeur Yngve Slyngstad. « Nous sommes des investisseurs purement financiers avec une vision à long terme », ajoute-t-il. « Les considérations d’intérêt stratégique ou national n’entrent jamais en ligne de compte. En outre, nous ne voulons pas imposer une vision norvégienne de ce qui doit être un investissement durable, nous nous basons sur des principes internationaux, dictés, notamment, par les Nations unies. » Affectée par la chute des cours du pétrole, la Norvège réduit ses investissements dans le secteur entre 2014 et 2016, signe que son économie est encore largement fossile.

Si en 2019, la production nationale sera a son niveau le plus bas depuis 30 ans, les investissements vont rapidement inverser la tendance. Comme la plateforme de gaz Aasta Hansteen, le gisement de pétrole Johan Sverdrup va commencer à être exploité cette année, en sorte que les hydrocarbures retrouveront l’essor qu’ils connaissaient en 2004. « Cette industrie restera une source majeure de revenus et d’investissements pour notre pays pendant des décennies encore », concède la ministre des Finances norvégienne Siv Jensen dans un entretien au Monde.

La plateforme Aasta Hansteen

« La grande différence est qu’elle ne sera plus le moteur de notre économie au même titre qu’autrefois. C’est pourquoi nous devons diversifier notre industrie. » Seulement quand elle liste les moyens à mettre en œuvre, cette membre du Parti du progrès (centre-droit) cite le « cadre, notamment fiscal, permettant à notre industrie gazière et pétrolière de rester stable et solide aussi longtemps que possible ».

Oslo n’a donc pas de plan de sortie du pétrole. Il s’accommode d’autant mieux de ses dégâts qu’ils sont largement exportés : à elle seule, l’énergie hydroélectrique couvre près de 95 % des besoins du pays. Cela permet à la Norvège d’être classé parmi les États les plus verts du globe tout en étant parmi ceux qui récoltent le plus d’hydrocarbures au monde par habitant. Seuls le Koweït, le Qatar et les Émirats arabes unis font pire.

Dans ses recommandations énoncées le 8 mars 2019, le ministère des Finances assure que « puisque l’économie mondiale fait des progrès pour réduire les émissions de gaz à effet de serre à partir des énergies fossiles, on peut supposer que la composition de secteur de l’énergie va se transformer en conséquence. […] Le risque climatique est un facteur important pour le fonds souverain norvégien. Le changement climatique, les politiques climatiques et leurs effets sur les progrès technologiques pourraient avoir un impact sur plusieurs entreprises dans lesquelles il a investi, y compris celles du secteur de l’énergie. Cependant, le risque climatique doit être géré au niveau des entreprises. » Autrement dit, en Norvège, le changement ne viendra pas d’en haut.


Couverture : Ekofisk.