Écran de fumée
Une odeur de souffre traîne dans l’air de Rouen. Devant le Panorama XXL, un musée en forme de cylindre posté sur le quai de Boisguilbert, en bordure de Seine, des habitants font le pied de grue. Certains portent des masques contre la pollution. Après de longues minutes d’attente, ce lundi 30 septembre, la foule se rapproche de l’entrée. « On veut la vérité ! » scande-t-elle inlassablement. Face à un service de sécurité dépassé, quelques hommes se cramponnent aux portes pour tenter de les ouvrir ou tapent sur les vitres. « Tu vas tuer mes gamins ! » hurle un chauve en pointant son index vers l’intérieur.
À l’intérieur, les élus du conseil métropolitain sont sagement assis dans une salle de conférence au décor immaculé, flanquée de néons blancs. « Nos concitoyens sont inquiets et leur peur devient colère », souffle son président, le socialiste Yvon Robert. Puis il laisse la parole au préfet de Seine-Maritime, Pierre-André Durand, qui jongle savamment avec les euphémismes. Le territoire, dit-il, vient de connaître « un incendie d’une violence exceptionnelle qui a entraîné des dégâts significatifs sur l’entreprise et une gêne euh… forte pour la population, pour le territoire. Il y a eu beaucoup d’inquiétudes, inquiétudes aggravées par cette odeur persistante et plus qu’incommodante. »
Quatre jours plus tôt, vers 2 h 40, un incendie s’est déclaré dans l’entreprise Lubrizol, sur le quai de France. Les flammes se sont répandues aux installations où sont entreposées les produits destinés à produire des huiles de moteur, des lubrifiants pour engrenage, des fluides de transmissions automatiques et des lubrifiants industriels. Un immense panache de fumée sortait encore de l’usine au lever du jour. « La vidéosurveillance et des témoins oculaires indiquent que le feu a tout d’abord été observé et signalé à l’extérieur du site de Lubrizol Rouen ; ce qui suggère que l’origine du feu est extérieure à Lubrizol et que le feu s’est malheureusement propagé sur notre site », indique le groupe dans un communiqué.
Près de 200 pompiers sont intervenus pour éteindre un feu « extrêmement dangereux pour la sécurité du personnel », selon leur responsable dans le département, le colonel Jean-Yves Lagalle. « Dès le premier jour, on a manqué de bouteilles d’air au bout de deux heures », confie un soldat du feu à Libération. « On a été obligés de continuer le boulot avec des masques en papier. Ça sentait le soufre et l’hydrocarbure. La fumée était suffocante, le sol était recouvert d’une marée noire. Les employés de Lubrizol présents sur place étaient suréquipés. Mais nous, je voyais bien que nos tenues n’étaient pas du tout adaptées. »
Une fois le feu maîtrisé, la fumée est retombée en suie noire à des kilomètres à la ronde. Si « certains produits ont été évacués du site », dixit le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, plus de 5 250 tonnes de produits sont parties en fumée, a admis la Préfecture mardi 1er octobre, jour de manifestation pour « la vérité sur l’incendie ». Selon un rapport de l’inspection des installations classées de 2016, certains « sont irritants, dangereux pour l’environnement, toxiques (par exemple l’anti-mousse), nocifs. La teneur en soufre de quelques produits peut être notablement élevée (par exemple 20 %). »
Implantée à Rouen depuis 1954, l’usine du groupe américain Lubrizol est classée Seveso II (seuil haut), c’est-à-dire qu’elle dispose de substances, mélanges ou déchets dangereux présentant un risque pour la population ou l’environnement, selon l’Union européenne. En France, c’est loin d’être la seule puisque le ministère de la Transition écologique et solidaire en dénombre 1 312, dont 705 en seuil haut. Lundi 30 septembre, alors que les portes du Panorama XXL vibraient, deux communes de l’Essonne ont exigé « que l’État organise le départ des dépôts d’hydrocarbure de la Compagnie Industrielle Maritime (CIM) à Grigny et de gaz liquéfié de la société Antargaz à Ris-Orangis. »
Selon un communiqué conjoint, « des risques d’explosion quasi-immédiats sont possibles, entraînant des risques létaux pour les riverains, les usagers du RER D et les salariés des entreprises présentes. » Et ce n’est malheureusement pas le seul site sensible.
Jurisprudence Saint-Sever
Près du lacis de tuyaux calcinés qui entoure aujourd’hui la carcasse de l’usine Lubrizol, sur le quai de France, la Seine parcourt la vallée « d’un bout à l’autre, avec de grandes ondulations », décrit Guy de Maupassant dans Bel-Ami. À l’époque, « la ville apparaissait sur la rive droite, un peu noyée dans la brume matinale, avec des éclats de soleil sur des toits, et ses mille clochers légers, pointus ou trapus, frêles et travaillés comme des bijoux géants […]. » Mais le panorama n’était pas si bucolique. « En face, de l’autre côté du fleuve, s’élevaient rondes et renflées à leur faîte, les minces cheminées d’usine du vaste faubourg de Saint-Sever. »
Lorsque Maupassant publie son roman, en 1885, cela fait déjà un siècle que Rouen est devenu le berceau de l’industrie chimique française. À la faveur de l’autorisation de la fabrication de toiles peintes, en 1756, l’acide sulfurique est introduit par le Britannique John Holker. Ses manufactures créées en 1768 dans le quartier de Saint-Sever permettent l’essor de l’industrie textile. Malheureusement, elles engendrent aussi « des vapeurs suffocantes », déplore le chimiste Jacques-François Demachy en 1773. Excédés, les riverains réclament une indemnisation et l’éloignement de la manufacture. En 1774, ils perdent leur procès contre Holker, qui bénéficie du soutient du pouvoir.
Ainsi, les intérêts économiques nationaux l’emportent-ils sur la protection de l’environnement local. Ce principe adopté à rebours de la jurisprudence est traduit dans la loi sous l’Empire, en 1810, à travers un décret sur les industries polluantes. Il prévoit simplement que « toutes les manufactures dégageant une odeur insalubre (entendons nuisible à la santé) ou incommode (désagréable) d[oivent], avant ouverture, se munir d’une permission de l’administration ». Il ne vise « non pas à protéger les voisins des entreprises polluantes mais à protéger l’industrie tout en ménageant, dans une certaine mesure, le droit de propriété », constate Geneviève Massard-Guilbaud, historienne de l’environnement à l’EHESS.
Sous la pression des habitants qui vivent près des usines, une inspection des établissements polluants est instaurée en 1917. À l’aube de la Seconde Guerre mondiale, les entreprises ont interdiction d’émettre « des fumées, des suies, des gaz toxiques ou corrosifs susceptibles d’incommoder le voisinage, de polluer l’atmosphère, de nuire à la santé ou à la sécurité publiques, à la production agricole, à la bonne conservation des monuments ou à la beauté des sites ». Toutefois, « jamais le conseil municipal ni le maire de la commune concernée ne jouaient un rôle important dans l’autorisation des entreprises fonctionnant sur leur territoire », souligne Geneviève Massard-Guilbaud.
Seveso en ville
Une odeur de gaz flotte dans l’air de Rouen. Elle se répand jusqu’aux côtes anglaises au nord, et jusqu’à Paris, au sud, où les pompiers reçoivent plus de 10 000 appels dans la nuit du 21 au 22 janvier 2013. Son origine se trouve sur l’usine de Lubrizol, où une réaction chimique imprévue dans un bac de dialkyldithiophosphate de zinc a entraîné la diffusion d’un nuage de mercaptans. La Préfecture évalue alors la qualité de l’air pour conclure que les normes sanitaires ne sont pas dépassées. Autrement dit, le risque est nul.
Cela dit, « on ne peut négliger l’extrême fragilité des sites industriels en zone urbaine où un accident peut survenir à tout moment », pointe dans un communiqué Jean-Michel Bérégovoy, conseiller municipal Europe Ecologie-Les Verts (EELV) de Rouen. Car si l’usine de Lubrizol est classée Seveso « seuil haut » depuis 2009, elle n’en demeure pas moins proche des habitations. En France, au moins 97 des 705 sites de ce type sont situés dans des villes de plus de 100 000 âmes. Beaucoup ont été construites en périphérie avant d’être rattrapées par l’étalement urbain.
Coincée entre les tours de Vénissieux et le Rhône, au sud de Lyon, la raffinerie de Feyzin a par exemple subi un « incident sur un poste électrique du réseau externe » au mois d’août 2019. Sa seule conséquence a été de raviver le spectre de 1966. Cette année-là, un entretien de routine a provoqué une fuite de propane à l’origine de plusieurs explosions. Elles ont tué 18 personnes et les flammes ont affecté 1 500 logements alentours. Cette catastrophe industrielle parmi les plus meurtrière de l’après-guerre a évidemment marqué les esprit. Mais il a fallu attendre encore 10 ans, et un nouveau désastre, pour que la réglementation bouge vraiment.
En juillet 1976, des herbicides s’échappent d’un réacteur de l’usine chimique ICMESA, à Meda, dans le nord de l’Italie. Faute de plan d’urgence, le nuage s’étend et contamine notamment la commune voisine de Seveso. Des enfants sont hospitalisés et plusieurs dizaines de milliers d’animaux perdent la vie. La France adopte alors la loi du 19 juillet 1976 relative aux installations classées pour la protection de l’environnement. Elle réglemente les conditions d’ouverture et d’exploitation d’entreprises industrielles et agricoles « susceptibles de présenter des inconvénients, soit pour la commodité du voisinage, soit pour la santé, la sécurité et la salubrité publiques, soit pour l’agriculture, soit pour la protection de la nature et de l’environnement, soit pour la conservation des sites ou des monuments ».
Six ans plus tard, l’Union européenne demande aux États et aux entreprises, par la directive dite Seveso, d’identifier les risques associés à certaines activités industrielles dangereuses et de prendre les mesures nécessaires pour y faire face. Un nouvel accident survenu à Bâle, près de la frontière française, pousse le législateur à adopter une nouvelle loi, en 1987. Devoir est donné aux collectivités de « prendre en considération l’existence de risques naturels prévisibles et de risques technologiques » lors de l’élaboration de documents d’urbanisme. Cela n’empêche pas une explosion, en 1992, dans la raffinerie Total de Mède, près de Martigues. Six personnes sont terrassées.
À Lubrizol, les responsables créent un comité de riverains, en 1997, pour rassurer les habitants du coin sur les risques encourus. Après l’explosion de l’usine AZF de Toulouse en 2011, qui fait 31 morts, ils sont obligés, suivant la loi Risques de 2003, de fournir « une étude de dangers qui précise les risques auxquels l’installation peut exposer, directement ou indirectement » les populations et l’environnement. Un plan de prévention des risques technologiques (PPRT) doit aussi être élaboré. Mais à Rouen, il tarde à se dessiner : ce texte n’entre en vigueur qu’après la fuite de gaz de janvier 2013.
La même année, un rapport remis au gouvernement préconise de créer une force d’intervention rapide composée d’ « agents particulièrement compétents sur les différents types d’installations » et d’associer les maires à la gestion de la crise. Les règles Seveso 3 adoptées en 2015, et la mise à jour du guide d’analyse de la vulnérabilité des sites industriels et chimiques face aux menaces de malveillance et de terrorisme ajoutent des niveaux de sécurité. L’inspecteur des installations estime qui plus est, en 2016, que « les principaux risques mis en évidence dans l’accidentologie interne et externe au site ont été pris en compte par la société Lubrizol dans son analyse des risques ».
Plusieurs demandes de renforcement de la maîtrise des risques sont néanmoins adressées, sans qu’on sache si elles ont été suivies. Toujours est-il que début 2019, la préfecture de Seine-Maritime a autorisé l’usine à augmenter de 1 598 tonnes la capacité de stockage de produits « très inflammables ».
Au-delà de 1 000 tonnes, une demande d’autorisation est obligatoire. Elle n’a pas eu lieu. Et aucune étude de danger n’a été menée.
Couverture : Patrick Hendry