L’oubli
Sur le parvis du Centre de la mémoire d’Oradour-sur-Glane, dans la Haute-Vienne, les touristes passent en jetant un regard oblique vers la façade cuivrée. L’inscription « village martyr » y est maculée de peinture et une bâche bleue a été jetée sur les dernières lettres. Dans leurs yeux, on lit plus de désarroi que de curiosité. Depuis que des tags négationnistes ont été retrouvés ici vendredi 21 août 2020, tout le monde sait ce qui est couvert de tissu et de honte : le mot « martyr » a été barré et remplacé par « menteur ». À côté de ce gribouillage infâme, quelqu’un a écrit « À quand la vérité ? Reynouard a raison. »
Ouvert en 1996, le musée commémore le massacre des habitants du village par une unité de la Waffen SS, le 10 juin 1944. Ce jour-là, alors qu’ils étaient en difficulté sur le front de l’Est, les nazis ont cherché à envoyer un message aux maquisards et à ceux qui les soutenaient. Ils sont venus à Oradour-sur-Glane en supposant que des communistes espagnols et des juifs s’y trouvaient et ont froidement abattu ou brûlé 642 personnes, loin de toute poche de résistance.
« Ce qui est arrivé je le prévoyais depuis X temps, parce qu’aujourd’hui on oublie, on a tendance a oublier », a déploré le dernier survivant du massacre encore en vie, Robert Hébras, au micro de France Bleu Limousin. « Je sais qu’il y a énormément de révisionnistes et je suis même surpris que cela [ne soit pas arrivé] plus tôt. » L’homme de 95 ans juge que « la personne ou les personnes qui ont fait ça ne sont pas normaux ou alors ce sont des gens haineux qui ne veulent pas reconnaître les faits ». Malheureusement, ils ne sont pas les seuls.
Début août, à Paris, un père de famille qui allait chercher sa fille chez ses parents a été agressé dans l’ascenseur. Traité selon son témoignage de « sale juif, sale race », il a été frappé, étranglé, avant d’être poussé dans les escaliers où il a perdu connaissance. Ses agresseurs présumés ont été placés en garde à vue jeudi 27 août, alors qu’un homme accusé d’une agression antisémite avec viol en 2014, à Créteil, était interpellé en Algérie.
Dans son dernier rapport, le Service de protection de la communauté juive (SPCJ) indique qu’entre 2017 et 2019, « le nombre d’actes antisémites a augmenté de 121 % ». Pire, cette émanation du Conseil représentatif des institutions juives de France (le Crif) affirme que « les Français juifs qui représentent moins de 1 % de la population française ont subi à eux seuls plus de 41 % des violences racistes commises en France en 2019 ». Ces chiffres sont toutefois à manier avec précaution. Comme la loi française interdit de qualifier une agression en fonction de la religion d’une victime, le SPCJ est seul juge du caractère « antisémite » d’un acte (actions et menaces).
« Je serais très prudent par rapport à ces données », avertit par téléphone le sociologue Michel Wieviorka, auteur du livre La Tentation antisémite. « L’antisémitisme revêt différentes formes. Que peut-on dire si le nombre de meurtres de juifs augmente mais que dans le même temps, les sondages d’opinion montrent que les préjugés à leur égard sont moins forts ? » Sans compter qu’un meilleur recensement entraîne mathématiquement une inflation des chiffres.
La profanation d’Oradour-sur-Glane montre en tout cas, comme le dit Robert Hébras, que le révisionnisme n’a pas disparu. Au contraire, il se diffuse sur la Toile. « Internet joue un rôle capital », estime Michel Wievorka. « Une haine brute et des préjugés s’y expriment de façon claire et massive. » Et ces inepties se retrouvent sur la façade du Centre de la mémoire accompagnées du nom de Vincent Reynouard.
Ligne rouge
Dans le concert des condamnations qui a accompagné les tags d’Oradour-sur-Glane, quelques voix dissonantes se sont faites entendre sur internet. L’une d’elles était attendue. Elle appartient à un homme dont le nom a été tracé à la peinture sur la façade. « Loin de se désolidariser de ceux qui ont tagué le Centre de la Mémoire d’Oradour, Vincent Reynouard explique leur geste et interpelle le président de la République qui annonce la répression », peut-on lire sur le compte Twitter @scrabopoly, qui semble lui appartenir. Sa photo, sa biographie de « national-socialiste non passéiste » et les liens renvoyant vers « une maison d’édition fondée par Vincent Reynouard » convergent vers le même homme.
Ce négationniste notoire dispose d’une tribune sur Twitter en toute impunité. Il avait été condamné à un mois de prison avec sursis en 1992 pour avoir contesté l’existence des chambres à gaz. Révoqué de l’Éducation nationale en 1997, l’ancien professeur de mathématiques contribuait la même année à un livre intitulé Le Massacre d’Oradour. Un demi-siècle de mise en scène, dans lequel la responsabilité de la tuerie est imputée aux résistants locaux. À l’appui de ses contrevérités, Reynouard citait Otto Weidinger, un officier SS qui n’était pas sur place.
Depuis, il a purgé neuf mois de prison en 2010 et a continué d’alimenter la chronique judiciaire en persistant à remettre en cause le travail des historiens sur la Seconde Guerre mondiale. « Vous me traitez de néo-nazi. Et moi, je vous dis : “Pourquoi néo ?” Point final. C’est tout. Il n’y a rien d’autre à dire », osait-il en 2011 lors du banquet du journal antisémite Rivarol, dont il était l’invité d’honneur. Quand son nom s’est retrouvé sur le mémorial d’Oradour-sur-Glane, Reynouard en a profité pour diffuser ses idées nauséabondes, renvoyant au passage vers une vidéo de Dieudonné M’Bala M’Bala.
Fin juin, YouTube a fermé le compte de l’ancien humoriste, avant de clore celui de son ancien comparse, Alain Soral. Le gouvernement venait cependant d’échouer à légiférer contre l’antisémitisme sur internet : jeudi 18 juin, le Conseil constitutionnel a censuré la proposition de loi contre la haine en ligne, défendue par la députée de la majorité Laetitia Avia. Elle obligeait les réseaux sociaux à supprimer les contenus « haineux » signalés dans les 24 heures sous peine de lourdes amendes. Pour les « Sages », c’était « une atteinte à l’exercice de la liberté d’expression et de communication qui n’est pas nécessaire, adaptée et proportionnée ».
Ils ont en revanche autorisé la création d’un parquet spécialisé dans les messages de haine en ligne et d’un « observatoire de la haine en ligne », auprès du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA). « Il y a une béance du contrôle des messages de haine sur internet », observe Michel Wievorka. « Cela suscite une demande pressente de la part des institutions juives et, en retour, l’antisémitisme se diffuse avec l’idée que les juifs veulent réduire la liberté d’expression. » Attisé par le conflit israélo-palestinien dans les années 1970, le négationnisme se drape dorénavant dans les habits de la liberté d’expression.
Mais est-il plus important aujourd’hui qu’hier ? C’est difficile à dire. « La France est un pays exemplaire parce qu’au sommet des institutions, il n’y a aucune ombre d’antisémitisme », juge le sociologue. « Tant qu’il y a une attitude républicaine sans faille par rapport à cet enjeu, on peut espérer que le phénomène ne se développera pas. » Il reste toutefois à isoler ses métastases sur internet. YouTube a fait un pas de ce sens, qui en appelle beaucoup d’autres.
Couverture : Oradour-sur-Glane