Le monde est sens dessus dessous. Au moment d’ouvrir la 25e conférence des Nations Unies sur les changements climatiques, ce lundi 2 décembre, António Guterres a l’air un peu perdu. Dans son dos, un écran annonce « COP25, Chili, Madrid 2019 ». À cause d’un thermomètre social dans le rouge en Amérique latine, l’événement prévu à Santiago a été déplacé dans la capitale espagnole. Les deux endroits ont donc été accolés sur un logo à la géographie aussi fumeuse que les règles du marché du carbone, d’ailleurs au sommaire des discussions. Dans un cas comme dans l’autre, le compromis a ses défauts.
À la barre de l’Onu depuis 2017, António Guterres tente de maintenir le cap, quand les États membres tirent le gouvernail en sens contraires. « Voulons-nous vraiment rester dans l’histoire comme la génération qui a fait l’autruche, qui flânait pendant que le monde brûlait ? » lance-t-il pour les inciter à réduire leur impact sur la planète.
Le marché du carbone
Si tous les pays doivent « éviter un changement climatique dangereux » et trouver des moyens équitables de réduire leurs émissions de gaz à effet de serre, au terme de la convention cadre des Nations unies sur le changement climatique signée en 1992 (CCNUCC), certains se sont engagés, à travers le protocole de Kyoto, à faire baisser lesdites émissions de 5 % en moyenne entre 2008 et 2012.
Un mécanisme instauré en 2006 permet aux pays développés de les compenser en finançant des projets de réduction de la pollution dans des régions en développement. L’accord de Paris signé en 2016 a étendu cette pratique à tous les États et leur a permis de l’activer de manière bilatérale. Son article 6 doit diviser par deux les émissions de CO2 d’ici 2030, de manière à limiter le réchauffement à 1,5°C.
Organisée dans le cadre de la CCNUCC, la COP25 a pour objectif principal d’en fixer les règles d’application. De leur contenu dépend le futur de l’humanité : « Si ces marchés carbone ne sont pas bien conçus, ils pourraient conduire à une augmentation des émissions mondiales », indique à l’AFP Lambert Schneider, chercheur à l’Oeko-Institut de Berlin. Le monde n’est donc pas sens dessus dessous par hasard : il se trouve à un « tournant », avertit António Guterres.
Il lui faut éviter « le chemin de la capitulation, où nous aurons dépassé comme des somnambules le point de non-retour, mettant en danger la santé et la sécurité de tous les habitants de cette planète », pour emprunter « le chemin de l’espoir […] dans lequel les énergies fossiles restent là où elles devraient être, dans le sol, et où nous parviendrons à la neutralité carbone d’ici 2050. » Hélas, il y a un an, seuls 16 des 197 pays signataires de l’accord de Paris respectaient leur engagement en vue de limiter le réchauffement de la planète à 2°C, voire à 1,5 °C, par rapport aux niveaux préindustriels d’ici la fin du XXIe siècle. Et la dynamique n’a pas changé depuis.
Aujourd’hui, le Brésil ne semble guère enthousiaste à l’idée de réglementer le marché du carbone. Il « tente de faire passer un double comptage des crédits carbone en comptabilisant les réductions dans le bilan du pays vendeur et du pays acheteur », se lamente-t-on du côté de Greenpeace. Brasilia « aimerait aussi recycler des crédits carbone issus du protocole de Kyoto ». À Madrid, son président climato-sceptique Jair Bolsonaro échappera peut-être aux questions sur son exploitation forcenée de l’Amazonie qu’il aurait eu plus de mal à éviter au Chili.
Les principaux pollueurs de la planète freinent aussi des quatre fers. Donald Trump veut toujours se désengager de l’accord de Paris et « la délégation américaine engagera des négociations pour protéger ses intérêts et harmoniser les règles du jeu pour ses entreprises », a annoncé le Département d’État. L’obstruction pourrait aussi venir de producteurs de pétrole comme l’Arabie saoudite, la Russie et le Venezuela. Quant à la Chine, pays aux plus grosses émissions de la planète, ses efforts verts sont pris dans une fumée noire : elle a gagné une capacité de 40 gigawatts grâce aux mines de charbon ces 18 derniers mois.
Même l’Europe renâcle. Tandis que le Parlement de Bruxelles a voté jeudi 28 novembre une résolution demandant de décréter l’urgence écologique, la Commission veut repousser à octobre 2020 la discussion sur « un plan global sur la manière de porter l’objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre de l’UE pour 2030 à au moins 50 % et jusqu’à 55 % », selon un document obtenu par Mediapart. Sachant que les règles de l’article 6 ne pourront être fixées que par consensus, la COP25 donne peu d’espoirs aux militants écologistes, alors que les engagements pris mettent pour l’instant le monde sur une trajectoire de réchauffement de 3,2°C contre les 2°C souhaités.
Vieille preuve
Les photographes se massent autour d’António Guterres. Avant d’exhorter le monde à laisser les hydrocarbures en sous-sol, ce lundi 2 décembre, le secrétaire général de l’Onu prend la pose puis, une fois sorti de leur viseur, lance son offensive. « Pendant des décennies, l’espèce humaine a fait la guerre à la planète, et la planète est en train de répliquer », tonne-t-il devant l’inscription « COP25, Chili, Madrid 2019 ».
Fin novembre, le Programme des Nations unies pour l’environnement a averti qu’une réduction de 7,6 % des rejets annuels sera nécessaire pour maintenir le réchauffement climatique sous la barre de 1,5°C. Et au moment où Guterres s’exprime, le consortium scientifique Global Carbon Project s’apprête à publier une étude révélant que les émissions mondiales de CO2 continuent de progresser. Elles vont encore augmenter de 0,6 % en 2019 contre 2,1 % en 2018 et 1,5 % en 2017.
« Nous devons cesser de lutter contre la nature et la science dès que c’est possible », enchaîne Guterres. Il y a même bien longtemps qu’elle l’affirme. À une époque où il était professeur de télécommunications dans un Portugal sur le point de sortir de la dictature, en 1972, les Nations unies organisaient leur première conférence sur l’environnement humain. « Nous sommes à un moment de l’histoire où nous devons orienter nos actions dans le monde entier en songeant davantage à leurs répercussions sur l’environnement », déclarent les parties réunies à Stockholm, alors que Guterres se marie avec Luísa Guimarães.
En pleine révolution des Œillets, en 1974, l’Onu fonde un groupe d’experts sur le changement climatique dont les travaux provoquent la réunion d’une Conférence mondiale sur le climat en 1979. Y constatant que les recherches sont insuffisantes, le gouvernement américain commande une étude à l’Académie nationale des sciences.
Les conclusions de ce rapport signé par le météorologue Jule Charney sont sans appel : « Nous avons la preuve irréfutable que l’atmosphère se modifie et que nous contribuons à ce changement. Les concentrations atmosphériques de dioxyde de carbone augmentent continûment, ce qui est lié à la combustion des ressources fossiles et à l’utilisation des sols. Puisque le dioxyde de carbone joue un rôle significatif dans l’équilibre thermique de l’atmosphère, il est raisonnable de penser que son augmentation continue affectera le climat. »
Un géant du pétrole comme Exxon en a d’ailleurs tout à fait conscience : « Au rythme actuel de leur combustion, les ressources fossiles provoqueront des effets environnementaux dramatiques avant 2050 », lit-on dans un document interne daté de 1979, dévoilé par le Los Angeles Times en 2015. Près d’une décennie plus tard, le directeur de l’Institut Goddard de la NASA, James Hansen, affirme publiquement qu’il « est temps d’arrêter de gesticuler et d’admettre qu’il y a de bonnes preuves de l’existence d’un effet de serre ». Ses déclarations font la une du New York Times et le magazine Time préfère décerner son prix de l’année à la « Terre en danger » plutôt que de choisir une traditionnelle « personnalité de l’année ».
En 1988 toujours, les Nations unies créent le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), lequel indique en 1990 que « la détection grâce aux différentes observations d’une augmentation sans ambiguïté de l’effet de serre est peu probable dans les prochaines décennies ou plus. » En 1995, son rapport explique que « l’étude des preuves suggère une influence détectable de l’activité humaine sur le climat planétaire ». En réaction, l’Onu lance le protocole de Kyoto en 1997.
Mauvais élèves
Suivant un modèle élaboré aux États-Unis pour lutter contre les pluies acides dues aux émissions de dioxyde de souffre, il instaure un marché du carbone dans lequel, si un pays développé pollue plus que son objectif, il peut le compenser en aidant des projets verts dans des pays en voie de développement. En l’absence de régulation internationale, différents marchés régionaux se mettent toutefois en place, avec leurs industries et leurs prix. « Une tonne d’équivalent CO2 peut varier de moins d’un euro à presque 20 euros suivant le marché carbone », notent Anaïs Delbosc et Christian Perthuis dans un rapport de la Caisse des Dépôts.
En 2001, la Commission européenne pose les bases d’un marché européen d’échange de quotas de CO2. Ses crédits peuvent être utilisés à partir de 2005. Alors que la Nouvelle-Zélande, l’Australie, le Japon et certains États américains échafaudent leurs propres systèmes, la crise de 2008 crée de grosses turbulences pour le système. Si les entreprises européennes se servent de quelque 277 millions de crédits pour remplir leurs objectifs de réduction des émissions entre 2008 et 2010, un rapport de l’Onu reconnaît en 2012 que rien ne va plus.
« Le marché du carbone est foncièrement faible et le mécanisme de développement propre s’est effondré », avoue Joan MacNaughton, un expert britannique consulté par l’Onu. « C’est très inquiétant de voir que les gouvernements ne prennent pas cela au sérieux. » Plutôt que de s’assurer que les objectifs de 2020 seront remplis, les États participants à la COP18 organisée au Qatar en 2012 préfèrent imaginer un nouveau traité. Le protocole de Kyoto est étendu à 2020, mais seulement pour 15 % des émissions globales de CO2, des pays comme le Canada, le Japon, la Russie ou les États-Unis ayant tout fait pour limiter sa portée. La Chine, l’Inde et le Brésil ne sont pas concernés.
Avec 177 autres pays, ils votent en revanche l’accord de Paris voué à contenir le réchauffement climatique sous le seuil de 2°C par rapport au niveau préindustriel. Pékin vient juste d’approuver la construction d’au moins 150 nouvelles centrales à charbon. Charbon qui est au centre de la COP24, organisée dans le bassin minier polonais de Katowice en 2018. « L’Australie, le Brésil, les États-Unis, la Russie et les pays du Golfe traînent les pieds », constate alors le climatologue Jean Jouzel, qui regrette le manque d’ambition des autres.
Cette année, Greenpeace demande aux participants d’éviter « un contournement de l’accord de Paris par les failles du marché du carbone ». L’association estime que les compensations carbone sont un luxe que l’humanité ne peut pas se permettre, et c’est pourquoi elle recommande d’établir « des règles très strictes » pour les futurs marchés du carbone. Hélas, ces détails seront en partie réglés par de gros pays émetteurs qui « s’opposent aujourd’hui ouvertement à la logique et à l’esprit de l’accord de Paris ». Prenez « le Japon, [qui] a réaffirmé ne pas vouloir relever sa contribution déterminée au niveau national (NDC), la Russie n’en a toujours pas publié, les États-Unis ont entamé le processus de sortie début novembre, l’Australie et le Brésil sont gouvernés par des dirigeants hostiles à la cause climatique. »
Autant dire que la COP n’a pas de grands atouts à faire valoir pour sauver le monde.
Couverture : Nations unies