Si Julian Assange est extradé vers les États-Unis – où il risque jusqu’à 175 ans de prison pour piratage informatique et espionnage –, il pourrait être incarcéré au sein de la prison la plus sécurisée d’Amérique : ADX Florence. Cette prison Supermax du Colorado, surnommée « l’Alcatraz des Rocheuses », est aussi la dernière demeure de criminels comme El Chapo, le terroriste Theodore Kaczynski alias Unabomber, ou des membres d’Al-Qaïda. Il y serait placé à l’isolement pour le restant de ses jours.
« Après avoir travaillé pendant près de trois décennies au sein de prisons américaines, je peux vous assurer que l’isolement à long-terme peut avoir de graves effets négatifs sur la santé mentale d’un détenu », a confié Maureen Baird, ancienne directrice d’une prison de Manhattan, à Associated Press. La seule chose qui pourrait l’en sauver serait « une grave évolution de son statut médical ». En clair, si Julian Assange n’est pas très malade, il sera condamné à vivre 23 heures par jour dans une cellule de 7 m2, sans contact avec les autres détenus et sous surveillance constante. A-t-il une chance d’y échapper ?
On le saura ce 4 janvier 2021, car la justice britannique doit rendre son verdict sur l’affaire. Son sort sera fixé par la juge Vanessa Baraitzer, qui statue sur la demande d’extradition américaine depuis 10 heures ce matin (9 heures chez nous) à la cour de l’Old Bailey, à Londres. Mais quelle que soit sa décision, les deux parties pourront faire appel si elles le souhaitent. Les dés sont jetés mais le sort du lanceur d’alerte n’est pas joué.
Aux sources
Sous les balcons d’un immeuble en brique de la rue Hans Cres, dans un quartier cossu de Londres, un homme aux cheveux teints sort d’un van. Vitres fumées, pas feutrés, il se dirige discrètement vers l’entrée, comme d’autres avant lui. En ce mois d’août 2017, Julian Assange a déjà reçu de nombreux invités dans l’ambassade d’Équateur où il est réfugié depuis juin 2012. Lui-même était arrivé sans faire de bruit, grimé en livreur à moto, afin d’échapper au mandat d’arrêt lancé par la justice suédoise pour agression sexuelle. Ces poursuites seront abandonnées en novembre 2019 faute de preuve.
De toute façon, le fondateur de Wikileaks craint surtout une extradition vers les États-Unis, où le ministère de la Justice veut le juger pour avoir publié « des informations confidentielles en sachant qu’elles pouvaient être utilisées au détriment des États-Unis et à l’avantage d’une nation étrangère ». Lâché par l’Équateur en avril 2019, il comparaît depuis ce lundi 24 février 2020 pour savoir si le Royaume-Uni l’envoie à Washington. En 2010, sa plateforme a diffusé quelque 250 000 câbles diplomatiques et près de 500 000 documents secrets relatifs aux activités parfois coupables de l’armée étasunienne en Irak et en Afghanistan. Une vidéo tournée à Bagdad le 12 juillet 2007 montre notamment le meurtre de sept civils dont deux journalistes.
Mais en ce mois d’août 2017, celui qui vient lui rendre visite offre justement de le blanchir. Dana Rohrabacher propose un marché. À en croire les déclarations des avocats de Julian Assange faites mercredi 19 février 2020, le député Républicain est à Londres « sur instruction du président » afin « d’offrir une grâce ou une autre solution si M. Assange déclare que la Russie n’a rien à voir avec les fuites du Comité national démocrate [DNC] ». Cet habitué des voyages en Russie fait référence à la publication par Wikileaks de 20 000 e-mails et près de 8 000 documents internes au parti Démocrate américain. Le 22 juillet 2016, en pleine campagne présidentielle, le site avait ainsi montré comment ses instances avantageaient Hillary Clinton à la primaire du parti, au détriment de Bernie Sanders.
Dès le 27 juillet 2016, les services de renseignement américains acquéraient la « forte conviction » que la Russie était à la manœuvre. Autrement dit, Moscou aurait cherché à déstabiliser le camp d’Hillary Clinton pour offrir la victoire à Donald Trump ; voilà pourquoi Trump s’en défend. Interrogé sur le sujet par Fox News le 3 janvier 2017, Assange avait assuré que sa source « n’était pas le gouvernement russe ni un autre État ». Sachant que le directeur de campagne d’Hillary Clinton, John Podesta, avait « password » pour mot de passe, « un enfant de 14 ans aurait pu [le] pirater », ajoutait-il.
Le fondateur de Wikileaks a donc écarté la thèse de l’ingérence russe avant de recevoir Dana Rohrabacher. Dès lors, pourquoi ce dernier lui aurait-il proposé une grâce à condition de tenir un discours qu’il tenait déjà ? Au cours d’une interview donnée à Yahoo News le 20 février 2020, Rohrabacher a expliqué qu’il voulait en réalité qu’Assange « fournisse des éléments prouvant qui lui avait donné les e-mails de Wikileaks », en échange de quoi il « demanderait au président de lui accorder sa grâce ». Il voulait des preuves, pas simplement des mots.
Cette promesse n’a jamais existé, répond la Maison-Blanche : « Le président sait que Dana Rohrabacher est un ancien membre du Congrès, à peine plus », a déclaré la porte-parole Stephanie Grisham. « Il ne lui a jamais parlé de ce sujet ni d’aucun autre. C’est une fabrication complète ou un mensonge éhonté. C’est probablement un de ces hoax qui n’en finissent jamais venant du DNC. » Mais selon Politico, une rencontre a bien eu lieu. Après avoir vu Rohrabacher parler du cas Assange sur Fox News, Trump l’a invité dans le Bureau ovale en avril 2017. La discussion a duré 45 minutes. Et à en croire un article du Wall Street Journal, Rohrabacher a appelé la Maison-Blanche en septembre 2017 pour proposer le marché.
Alors, que Trump ait promis à Assange de le gracier, ou que Rohrabacher l’ait fait sans le consentement du président, les avocats du lanceur d’alerte cherchent en tout cas, avec cette affaire, un argument pour lui éviter l’extradition et, in fine, le libérer. Seulement, après avoir systématiquement vanté les mérités de Wikileaks pendant sa campagne, le président américain ne semble désormais pas disposé à épargner son fondateur.
« Les États-Unis, quand il s’agit de leur sécurité, s’affranchissent d’un certain nombre de règles internationales », protestait Eric Dupond-Moretti lors d’une conférence de presse organisée à Paris jeudi 20 février. Dans la foulée, l’avocat de Julian Assange a annoncé qu’il s’apprêtait à solliciter un entretien avec Emmanuel Macron afin de demander au président français d’accorder l’asile à son client. Des élus de Genève poussent aussi cette initiative en Suisse. Ont-ils une chance de retenir l’Australien en Europe ?
Impossible asile
À son entrée ici, loin des regards, personne ne pouvait le reconnaître. Ce 11 avril 2019, il ressort de l’ambassade équatorienne de Londres méconnaissable, devant les caméras du monde entier. Sous les balcons d’un immeuble en brique de la rue Hans Cres, Julian Assange est expulsé de son refuge, les menottes aux poignets. En sept ans de confinement, son visage s’est couvert d’une épaisse barbe blanche qui lui donne des airs de vieillard.
Il « a été sérieusement affecté par l’environnement hostile et arbitraire auquel il a été exposé pendant de nombreuses années », note le Rapporteur spécial sur la torture des Nations unies. « Surtout, en plus de maux physique, M. Assange montre tous les symptômes typiques d’une exposition prolongée à la torture psychologique, notamment un stress extrême, de l’anxiété chronique et un traumatisme psychologique intense. »
Ses proches et ses partisans sont évidemment inquiets pour sa santé mais aussi pour son avenir judiciaire. Assange va-t-il être remis aux autorisés suédoises ou, pire, aux États-Unis ? Quelques jours plus tôt, Wikileaks avait annoncé savoir, d’une source bien placée dans l’État équatorien, que son fondateur « serait expulsé dans les heures ou les jours à venir », au prétexte que la plateforme avait publié des indiscrétions sur le président du pays andin, Lenín Moreno. « L’Équateur prend ses décisions de manière souveraine et indépendante », avait répondu une porte-parole du ministère des Affaires étrangères. Et Assange a été éjecté de l’ambassade.
Si Quito satisfait Washington, Londres pourrait donc suivre, sans que la France ne bouge. « La réponse du gouvernement, c’est de faire confiance aux Britanniques sur la façon dont ils vont, avec leur justice, traiter la question de Julian Assange », déclare le ministre de la Culture, Franck Riester, au micro de France Info. Sur France Inter, la secrétaire d’État aux Affaires européennes, Amélie de Montchalin rappelle pour sa part qu’il existe « en Europe un cadre qui s’appelle le cadre de protection des lanceurs d’alerte, je pense qu’il faut travailler juridiquement dans ce cadre ». Elle ne peut toutefois ignorer que, tant aux États-Unis qu’en Europe, cette protection ne concerne pas les informations couvertes par le secret de la défense nationale. Du reste, « on n’offre pas l’asile à quelqu’un qui ne le demande pas », poursuit-elle.
Une requête a pourtant été formulée dès 2015. Dans une lettre à François Hollande publiée par Le Monde le 3 juillet 2015, Julian Assange explique que « le Royaume-Uni refuse de reconnaître mon asile et de garantir ma non-extradition aux États-Unis, violant la convention de 1951 [relative au statut des réfugiés], et se refuse par ailleurs à confirmer ou à infirmer la réception d’une demande d’extradition de la part des États-Unis d’Amérique. Il en va de même pour le gouvernement suédois. »
Aussi juge-t-il que « seule la France se trouve aujourd’hui en mesure de m’offrir la protection nécessaire contre, et exclusivement contre, les persécutions politiques dont je fais aujourd’hui l’objet ». Hélas, une petite heure après la publication de ce message, l’Élysée répond sèchement : « Un examen approfondi fait apparaître que compte tenu des éléments juridiques et de la situation matérielle de M. Assange, la France ne peut pas donner suite à sa demande », car « la situation de M. Assange ne présente pas de danger immédiat. Il fait en outre l’objet d’un mandat d’arrêt européen. »
Mais ces deux raisons pourraient ne plus tenir. Dans un communiqué publié le 1er novembre 2019, le Rapporteur spécial sur la torture des Nations unies a estimé qu’il pâtit tant de ses conditions de détention que « sa vie est en jeu ». Jeudi 20 février 2020, le même Nils Melzner jugeait qu’en cas d’extradition, « tant les conditions de détention aux États-Unis que la peine qui pourrait lui être infligée » faisaient peser un risque de torture ou de traitements inhumains.
Quant au mandat d’arrêt européen, il n’existe plus. Après la réouverture de son dossier en mai 2019, un tribunal d’Uppsala a débouté, un mois plus tard, le parquet suédois qui demandait le placement en détention de Julian Assange. Et les poursuites ont été abandonnées en novembre 2019. Entre-temps, au mois de juillet, l’ex-secrétaire d’État américain Mike Pompeo confiait au journal équatorien El Universo : « Nous avons déjà fait la demande et il va donc être extradé vers les États-Unis, où il est poursuivi en justice. »
Même si c’est un jour le cas, la procédure devrait néanmoins prendre du temps. « Après les premières audiences [à partir du 24 février 2020], il y aura une autre série d’audiences en mai, où il y aura des témoignages », indique l’avocate Jennifer Robinson. « Avec les procédures d’appel, on s’attend à ce que cela prenne entre deux ou trois ans, et possiblement plus longtemps encore. » Le tribunal londonien de Woolwich Crown ne se prononcera pas sur la culpabilité de Julian Assange, mais devra déterminer si la demande d’extradition américaine respecte le traité conclu en 2003 entre les deux États. Les avocats du fondateur de Wikileaks estiment qu’il est réclamé par Washington pour des raisons politiques. Or, le traité ne prévoit pas d’extradition dans ce cas.
Assange ne pourrait donc obtenir le statut de réfugié qu’une fois mis hors de cause par la justice britannique. Vu la pression exercée par les États-Unis pour le juger, il en aurait bien besoin. Mais depuis que l’Équateur l’a lâché, aucun État n’a pour le moment osé contrarier les Américains.
Couverture : DR