Dans les allées du Convention Center de Los Angeles, ce 12 juin 2019, un visage familier s’étale sur une grande affiche. Ces longs cheveux noirs qui encadrent un bouc hirsute appartiennent à Keanu Reeves. À l’occasion de l’E3, l’éditeur polonais CD Projekt Red met en vedette l’acteur de Matrix. Il figure parmi les protagonistes du jeu vidéo futuriste Cyberpunk 2077. Son avatar est d’un réalisme confondant : on croirait une image de film.
Pour avoir conçu des trésors de jeux vidéo, Rizwan Virk sait combien la réalité court après la simulation. Il suffit désormais de maîtriser les données qui composent le monde pour le reproduire en images de synthèse. Dans son laboratoire du Massachusetts Institute of Technology (MIT), l’informaticien américain compare la copie avec le modèle. Il en est convaincu, ce sera bientôt à s’y méprendre : le Cyberpunk 2077 du futur singera la société parfaitement.
Alors Rizwan Virk en vient à douter de l’authenticité de la vie elle-même. Dans un livre intitulé The Simulation Hypothesis (L’hypothèse de la simulation), paru récemment aux États-Unis, il explique la marche de l’histoire par l’informatique : qui pourrait mieux régir l’univers que les ordinateurs ? Bienvenue dans la matrice.
Les propos ayant servi à réaliser cette histoire ont été recueillis par l’auteur au cours d’un entretien avec Rizwan Virk. Les mots qui suivent sont les siens.
Copie conforme
Pour faire simple, l’hypothèse de la simulation postule que l’intégralité du monde physique est une simulation informatique. L’idée n’est pas nouvelle mais elle prend de la consistance grâce aux technologies en cours d’élaboration.
Les univers produits par ordinateur ressemblent déjà à de nombreux égards à ce que nous connaissons dans la vie quotidienne. Un jour, l’être humain sera capable de modéliser parfaitement le vivant et son environnement. À partir de là, qu’est-ce qui lui permettra de dire qu’il ne se trouve pas dans une simulation, puisque son monde et celui qu’il aura créé seront en tous points similaires ?
Nous aurons alors atteint ce que j’appelle l’étape 11, ou le point de simulation. Je pense que nous avons fait 50 à 60 % du chemin. Nous devrions y arriver en 2100 ou, au plus tard, en 2200. Reste à améliorer la résolution et la réactivité des jeux vidéo. L’informatique quantique et l’intelligence artificielle vont multiplier nos puissances de calcul, l’impression 3D permettra de dupliquer les objets avec une grande minutie, et les interfaces cerveau-machine engendreront des automates à visage humain.
Les avancées de la science tendent à montrer que cet horizon n’est pas hors d’atteinte. À la fin de sa vie, le physicien américain John Wheeler a remarqué que sa discipline était passée par trois phases. Elle a d’abord cru que les particules étaient à la base de la matière, avant de penser qu’il s’agissait de champs. Désormais, elle constate que tout est information. Avec des outils assez puissants, il devrait donc être possible de copier cette information.
L’hypothèse de la simulation n’est pas nouvelle. Le philosophe suédois Nick Bostrom l’a étudiée en 2003 dans un essai intitulé Vivez-vous dans une simulation informatique ? et le scientifique de la NASA Richard Terrible y souscrit lui aussi. Partant du principe que n’importe quel élément est quantifiable, autrement dit réductible à des données, ils ne voient guère d’inconvénient à l’élaboration d’une simulation en similaire en tout point à l’existence.
Les bras de Morphée
Pour ma part, j’en ai eu l’intuition très jeune. Je suis né au Pakistan mais j’ai grandi aux États-Unis, dans un coin perdu du Dakota du Nord. Avec mon frère, nous aimions jouer à la borne d’arcade d’une pizzeria près de chez nous. Je me demandais souvent ce qui se trouvait dans le décor, au-delà de la piste de course et derrière la foule.
Mon père était économiste. Un jour, il nous a conduit à son bureau, où un ordinateur venait d’être acheté. Puis il en a ramené un à la maison, sur lequel on s’affrontait sur des classiques d’Atari comme Space Invaders. Il y avait aussi un genre de morpion. Quand mon frère s’en est lassé, j’ai essayé de concevoir un bot pour avoir un adversaire à affronter. J’avais 11 ou 12 ans. Et c’est en essayant de modifier le code du jeu Adventure que j’ai réalisé que je pouvais carrément le réécrire. Je n’avais pas les compétences pour réaliser des graphismes, mais personne ne les possédait vraiment à l’époque.
C’est en regardant Star Trek que j’ai songé pour la première fois que nous pourrions vivre dans une simulation. Il y a un épisode dans lequel les personnages utilisent l’Holodeck pour explorer un environnement en réalité virtuelle inspiré de Sherlock Holmes. On y retrouve même le professeur Moriarty, qui n’est pourtant qu’un hologramme. Ça m’a fait réfléchir. Et puis il y a eu Matrix…
Quand Matrix sort au cinéma, en 1999, je viens de vendre ma deuxième entreprise, Service Metrics. J’avais fondé la première, Brainstorm Technologies, à 23 ans, à la fin de mes études au MIT. Le film me fascine par ses effets spéciaux mais aussi pour ses idées-forces.
Il a d’abord une dimension spirituelle troublante. Le personnage de Morpheus – baptisé d’après le dieu grec des rêves – donne à Néo le choix de sortir de la simulation dans laquelle il était immergé sans le savoir. C’est exactement ce que disent les spiritualités : notre conscience existe à l’extérieur. Les bouddhistes parlent même de la vie comme d’un rêve dont on se réveille à notre mort. Nos corps produisent d’ailleurs leur propre réalité simulée lorsqu’ils sont en sommeil. Sans compter que des gens font l’expérience de rêves en commun.
Matrix possède également une réflexion technologique. Ayant des connaissance en graphisme 3D, j’ai été particulièrement intéressé par la scène au cours de laquelle les deux protagonistes branchent un câble dans le port qu’ils ont derrière le crâne pour se retrouver dans un dojo et s’exercer au combat. Ça m’a fait penser à de véritables logiciels expérimentaux du MIT. Récemment, j’ai pu jouer à un jeu de ping-pong en réalité virtuelle. C’était si réaliste qu’à la fin, j’ai posé la raquette sur la table, sauf qu’il n’y avait pas de table : elle n’existait qu’en images de synthèse. Du coup, la manette est tombée par terre et j’ai failli en faire de même.
Le fait qu’on se regarde de plus en plus jouer à des jeux vidéo via différentes plateformes montre que la frontière entre réalité et fiction est de moins en moins discernable. Et dans les jeux, chacun accomplit une série de tâches ou de quêtes. Une tendance qui rappelle les grands textes mythologiques et religieux, qui jugent les Hommes en fonction de leurs actes. Tous évoquent un moment pendant lequel un individu doit passer en revue ce qui s’est passé au cours de sa vie. Cela ressemble furieusement aux récits des personnes qui voient leur existence défiler à travers ce qu’on appelle une expérience de mort imminente. Certains soutiennent qu’ils sont sortis de leurs corps et l’ont observé du dessus, comme s’ils avaient adopté une autre perspective dans un jeu vidéo.
Le grand jeu
Il est donc envisageable que nous soyons déjà dans une simulation. On peut penser que quelqu’un ou quelque chose a créé un monde, au sein duquel nous évoluons comme des robots, pour voir ce qui se passerait. Mais je trouve plus plausible un schéma à la Matrix. Quelqu’un joue avec nous et je pense que ce quelqu’un, c’est nous-même. Pour le savoir, il faudrait ouvrir la boîte où se cache le chat de Schrödinger. Je fais ici référence à une expérience théorique qui montre les impasses de la physique quantique.
Les phénomènes qui restent inexpliqués dans cette discipline n’entrent pas en contradiction avec l’hypothèse de la simulation, au contraire. Prenez l’intrication : une fois mis en contact, deux photons restent corrélés malgré la distance et en dépit de toutes les lois physiques. Pour créer un jeu vidéo, nous utilisons en quelque sorte des pixels qui gardent toujours la même valeurs. Puis nous les compressons. L’intrication pourrait donc s’avérer n’être qu’une technique de compression.
Dans les années 1970, les personnages en 8-bits étaient représentés par des bâtons sans peau ni vêtements. Aujourd’hui, nous avons des modèles en 3D qui reproduisent la couleur de la peau, des yeux et les différentes matières textiles. Nous n’avons pas encore passé le test de Turing, selon lequel nous confondrons un jour un être humain avec un ordinateur, mais nous nous en approchons. Google confie à un robot baptisé Duplex le soin de passer des appels pour réserver un restaurant à votre place et la personne à l’autre bout du fil n’y voit que du feu. Et des scientifiques pensent que nous pouvons simuler un cerveau humain en reproduisant l’activité neuronale. Au MIT, nous l’avons fait avec des rats.
Tout cela ne nous dit pas ce qu’il y a à l’extérieur de la simulation. Des êtres humains du futur ou des extraterrestres pourraient en être responsables, à moins qu’il ne s’agisse de Dieu, d’anges ou d’intelligences artificielles. Dans Matrix, il s’agit de machines super-intelligentes. Quoi qu’il en soit, les croyants auront en principe moins de mal à le découvrir que les matérialistes, pour qui il n’existe que la matière, autrement dit que de l’information cachée au sein des particules. Mais toute information a une origine, n’est-ce pas ?
Couverture : Drew Graham