L’homme avant la marque
Le long d’une grande avenue qui remonte Harlem depuis Central Park, au nord de Manhattan, quelques rues étroites passent la nuit engluées dans la lumière verdâtre des lampadaires. À la sortie d’un de ces boyaux repoussants, dont les murs en brique sont couverts d’affiches élimées et de vieilles palettes, un homme avance les poches pleines. Tous les rideaux des magasins sont fermés ce soir de 2009 mais, à son arrivée, un coffre de voiture s’ouvre. « Qu’est-ce que tu recherches ? » lui demande un vendeur à la chemise vermeil. « T’as de la fourrure ou des manteaux en cuir ? » rétorque A$AP Rocky. Quelque chose de « mieux » sort finalement du véhicule et le dialogue reprend.
« Je suis d’ici », décline le rappeur. « Oh, tu dois savoir qui est Dapper Dan », fait l’autre. Rien n’est moins vrai. Alors le vendeur insiste : « Dapper Dan, celui qui a fait tous ces trucs pour Big Daddy Kane, Eric B et Rakim ! » Ce couturier si célèbre, qui a habillé les pionniers du hip-hop, c’est lui-même, finit-il par révéler. « Bizarre », songe alors A$AP Rocky, « je n’ai jamais entendu parler de ce Dapper Dan. Ça parait fou qu’une légende de mon quartier ait changé le monde de la mode. » En réalité, Rakim Mayers joue ici un rôle, pour les besoins d’une vidéo diffusée par la société de communication AT&T le 17 juin 2019. Il sait parfaitement qui est Dapper Dan. Tous les rappeurs américains le connaissent.
Big Daddy Kane, Eric B et Rakim – à qui A$AP Rocky doit son prénom – sont loin d’être ses seuls clients. Quatre décennies après les avoir habillés, le New-yorkais de 74 ans continue de dessiner des vêtements pour de grands artistes comme Jay-Z, Lil Wayne ou Pusha T.
Mardi 18 juin 2019, sur la scène du théâtre Claude-Debussy, au Palais des festivals, Robert Triefus présentait la nouvelle collection de Dapper Dan en collaboration avec Gucci, à l’occasion des Lions de Cannes. Pour le New-yorkais, c’est un juste retour des choses. Dans les années 1980, son atelier de Harlem customisait les produits de la marque de luxe ou s’en inspirait pour créer des modèles adapté aux goûts du quartier. « Je les africanisais, j’en retirais l’esprit Madison Avenue », résume-t-il en référence à la belle artère où se trouve la boutique Gucci.
En 1992, attaqué en justice par une myriade de marques, Dapper Dan a dû fermer boutique. Reconverti en vendeur de t-shirts bon marché, il s’est peu à peu réintroduit dans l’univers de la mode en travaillant pour Timberland, puis Guess, et a rouvert un atelier clandestin pour continuer à abreuver le monde du hip-hop de pièces Gucci uniques en leur genre. Alors que les rappeurs ne juraient que par Givenchy, la firme italienne les a reconquis à la faveur du morceau de Soulja Boy « Gucci Bandanna » et de la montée en puissance de Gucci Mane. En 2015, année de sortie de « Im Gucci », de Migos, une étude révèle qu’elle est la marque la plus citée dans les textes des rappeurs.
Les planètes s’alignent alors : d’un côté l’image du rap s’est grandement améliorée, de l’autre les grandes maisons du luxe s’ouvrent à la culture populaire. Ainsi Gucci finit-il en 2018 par offrir du travail à celui qui en avait été privé par sa faute 26 ans plus tôt. Alors que Dapper Dan travaille avec la griffe aux deux G, on peut la voir dans des tombereaux de clips ou l’entendre au milieu d’un nombre incalculable de mixtapes. Tout va pour le mieux. Et puis Gucci s’égare. Elle commet un pull au col roulé noir remontant jusqu’au nez, avec une ouverture au niveau de la bouche ourlée de rouge ; cela ressemble furieusement à une « blackface ».
Brocardée sur les réseaux sociaux en février 2019, la pièce couvre la maison florentine de scandale. Ulcéré, 50Cent brûle un de ses t-shirts pendant que Soulja Boy, Young Thug, T.I. et bien d’autres appellent au boycott. Dapper Dan est aussi hors de lui. « Je suis un homme noir avant d’être une marque », écrit-il sur Instagram le 10 février.
« Une autre maison de mode s’est affreusement trompée. Aucune excuse ne peut réparer ce genre d’insultes. Le PDG de Gucci a accepté de venir à Harlem depuis l’Italie pour me rencontrer, ainsi que des membres de la communauté et d’autres responsables de l’industrie. Il ne peut pas y avoir d’inclusivité sans responsabilité. Je mettrai tout le monde devant ses responsabilités. »
Quelques semaines plus tard, le couturier est honoré sur la scène du théâtre Claude-Debussy, par la voix du vice-président de Gucci Robert Triefus. L’entreprise a su le convaincre de rester. Mais n’a-t-elle pas perdu toute crédibilité dans la rue ?
Ligue urbaine
L’atelier de Dapper Dan se trouvait le long d’une grande avenue qui remonte Harlem depuis Central Park, sur la 125e Rue. Le couturier vit encore aujourd’hui à quelques pâtés de maisons. C’est aussi là qu’il a grandi. Quatrième fils d’un fonctionnaire et d’une mère au foyer, Daniel Day traîne toujours les mêmes guêtres sur lui. L’argent est si rare qu’il doit boucher les trous dans ses chaussures avec du lino. Quand, enfin, le garçon étrenne une paire à l’école, ses camarades en profitent pour se moquer. « Regardez, il a dû gagner au loto », ricane l’un d’eux. Il ne croit pas si bien dire : la mère vient de rafler une petite somme à une loterie locale.
Une fois ce pécule dépensé, l’adolescent quitte l’école pour passer son temps à voler les magasins de vêtements du quartier. Un temps membre d’un gang, Daniel Day finit en approchant de l’âge adulte par se rapprocher d’une association luttant pour les droits des Afro-Américains, l’Urban League, tout en gagnant sa vie en tant que parieur. Doté d’un « caractère de vendeur », il se met alors à observer les goûts vestimentaires des habitants de Harlem. Là-dessus, en 1982, il ouvre sa boutique sur la 125e Rue, non loin de Madison Avenue.
Bien avant d’être connu, le rappeur Fat Joe y laisse quelques liasses. « Quand j’allais en club à Manhattan avec mes fringues Dapper Dan, des Gucci rouge et blanc, avec des bijoux, les gens me regardaient en se disant que je devais être quelqu’un. Je n’étais pas célèbre, juste un mec avec des fringues Dapper Dan. C’est ça qui m’a rendu célèbre. » À la boutique, les dealers croisent LL Cool J et KRS One. Eric B et Rakim son aussi des clients fidèles. Ils portent d’ailleurs des vestes dans le clip de « Paid in full », en 1987.
Un an plus tard, le boxeur Mike Tyson croise un ancien adversaire de ring chez Dapper Dan, Mitch Green. Passablement bourré, il en vient aux mains avec lui. Évidemment, les deux poids lourds font des dégâts. Quelques jours plus tard, un avocat tombe sur une photo où l’on voit Tyson dans un costume Fendi inédit. Or, son cabinet, Pavia & Harcourt, représente justement la marque. La machine judiciaire se met alors en route et Gucci prend le train en marche.
Ces photos de Mike Tyson ne frappent toutefois pas que les juristes. En 1996, le couturier autrichien Helmut Lang dessine une boîte ornée d’une photo de Grandmaster Flash pour Louis Vuitton. Chez Gucci, Tom Ford crée des pantalons et des vestes dont les immenses logos n’auraient pas juré sur la 125e Rue. Le sigle Louis Vuitton figure aussi en grand sur le baggy de Nelly lors des Grammy Awards de 2001. Et, dans la vidéo « Let’s Get It », qui a popularisé le « Harlem Shake », les rappeurs portent des costume Fendi qui rappellent celui de Mike Tyson. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que le boxeur Floyd Mayweather fasse directement appel à Dapper Dan.
De son côté, Gucci « est en perte de vitesse », selon les mots du président nommé en 2015, Marco Bizzarri. Avec lui, la maison italienne dépoussière son image. « Il y avait trop d’importance donnée à l’héritage et je voulais que l’entreprise soit plus inclusive, plus joyeuse et pleine d’énergie », ajoute-t-il. L’année suivante, Gucci apparaît sur les épaules de 2 Chainz aux BET Awards et est cité par Pusha T et Tyga. La direction de la marque décide de se prendre au jeu en lançant le hashtag #TFWGucci (pour « thanks for watching Gucci », « merci de regarder Gucci ») sur les réseaux sociaux.
Elle décide en 2017 d’aider Dapper Dan à rouvrir son atelier de Harlem puis de collaborer avec lui. Sur le dernier quart de l’année, les ventes augmentent de 49 %. Quelques mois plus tard, Gucci promet un demi-million de dollars au mouvement March For Our Lives, qui lutte contre les armes à feu aux États-Unis. « Dans le passé, les magasins de luxe ne traitaient pas les minorités avec la dignité qu’elles méritaient », expliquait en mars 2018 Dapper Dan dans les colonnes du New York Times. Ce temps est-il complètement révolu ?
Le pull « blackface » suggère que l’industrie de la mode est loin d’être débarrassée de ses oripeaux racistes. Après le scandale, Floyd Mayweather et le rappeur Jim Jones ont néanmoins affirmé qu’ils ne suivraient pas le mouvement de boycott. Dapper Dan semble également satisfait de la discussion qu’il a eue avec les dirigeants de la marque. Il pose aujourd’hui avec 21 Savage et tourne avec A$AP Rocky. Fin mai, ce dernier n’avait d’ailleurs aucun problème à se rendre à l’événement Gucci Cruise 2020 organisé au Musei Capitolini, dans la capitale italienne. Les liens ne sont donc pas complètement rompus entre Rome et Harlem.
Couverture : Gucci/ Dapper Dan