Face au perchoir de l’Assemblée nationale, dans un hémicycle désolé, des rangées entières de députés quittent leurs places, laissant quelques crânes dégarnis au milieu de fauteuils non moins dégarnis. Il est 23 h 45 ce mardi 25 février 2020 et l’opposition vient de proposer « une série d’amendements tous identiques à la date près avec encore une fois la volonté manifeste de faire durer inutilement le débat sans rien y apporter », s’est agacé Gilles Le Gendre, le président du groupe La République en marche.
Alors les représentants de la majorité ont décidé de sanctionner cette obstruction parlementaire en prenant congé. Ils reviendront 35 minutes plus tard pour poursuivre les délibérations incessantes sur la réforme des retraites. L’opposition propose tant d’amendements que l’exécutif envisage aujourd’hui de recourir à l’article 49.3 qui permet de court-circuiter le Parlement.
Le lendemain, plusieurs dizaines d’avocats font le siège du Palais Bourbon afin de réclamer le retrait du projet de loi, fumigènes et banderoles à la main. Il prévoit de remplacer l’âge de départ à la retraite à taux plein par un système à points – avec pour effet de prendre les cotisations plutôt que les trimestres validés comme base de calcul – et d’instaurer un âge pivot (64 ans). Résultat, les actifs devront travailler plus longtemps s’ils veulent espérer une pension entière. Évidemment, tout le monde n’est pas d’accord…
Certains ont même trouvé des solutions pour arrêter de travailler une trentaine d’années plus tôt.
La trentaine pacifique
Sur le sable des îles Galapagos, devant les rouleaux turquoise du Pacifique, deux otaries font le siège d’une pile de vêtements. À l’arrivée d’une jeune femme brune en maillot de bain violet, elles se mettent à grogner, le museau pointé en l’air comme par défi. « Je ne sais pas comment on va récupérer nos chaussures », rigole son compagnon en la rejoignant. Kristy Shen et Bryce Leung prennent la mésaventure avec philosophie. En ce mois de mars 2018, ces trentenaires canadiens profitent du soleil alors que les températures sont négatives à Toronto. Près d’un an et des dizaines d’autres voyages plus tard, ils courent les salons du livre ou les conférences pour expliquer comment ils sont parvenus à prendre leur retraite au début de la trentaine.
En 2015, Kristy Shen a décidé de quitter son poste d’ingénieure informaticienne à Toronto en voyant un de ses collègues s’effondrer sur son bureau. Pour ne pas sortir en ambulance comme cet homme qui travaillait 14 heures par jour, elle a décidé d’abandonner son emploi bien payé, mais aussi très prenant. Le choix était d’autant plus facile à prendre qu’un million de dollars avaient été amassés sur le compte en banque du couple. Il a fallu pour cela faire beaucoup de concessions et quelques placements. Kristy Shen n’a hérité d’aucune rente.
« J’ai grandi en Chine au milieu des déchets médicaux, je n’ai donc jamais pensé que ce serait possible pour moi », indique-t-elle. « Quand je suis arrivée au Canada et que mon père m’a donné une canette de soda, j’ai pensé que c’était la chose la plus précieuse au monde et j’ai refusé de la jeter. Si vous aviez dit à l’enfant que j’étais que je deviendrais une globe-trotteuse millionnaire j’aurais pensé que vous étiez fou. »
La Canadienne s’est inspirée du mouvement Fire, pour « Financial Independence, Retire Early » (« indépendance financière, retraite jeune »), qui préconise d’associer une grande frugalité à un peu d’astuce financière pour thésauriser assez d’argent afin de vivre plus longtemps sans travail qu’avec. Investis dans des « fonds indiciels à faible coût », des produits financiers adossés à un indice boursier, le pécule qu’elle avait initialement mis de côté pour s’acheter une maison a grossi en même temps que ses dépenses étaient rationalisées. Le binôme s’est par exemple rendu compte qu’il mangeait très souvent à l’extérieur et sortait dans des bars ou des discothèques hors de prix afin de décompresser du stress accumulé au travail. Il a donc cherché à couper dans ces dépenses futiles pour mieux se défaire ensuite des chaînes laborieuses.
« La retraite est synonyme de liberté pour moi », se réjouit Kristy Shen. « Mais une fois le soulagement initial passé, elle permet de faire des choix : le choix de donner en étant bénévole, maintenant que l’argent n’est plus votre moteur ; le choix de passer plus de temps avec votre famille, de voyager et de vous consacrer véritablement à votre passion. » Aux États-Unis, Steve Adcock et sa femme ont suivi cet exemple à l’âge de 35 ans en 2015. Un pharmacien du Tennessee, Jason Long, a lui fermé boutique définitivement en 2017.
Les jeunes « ont embrassé le mouvement Fire, le voyant comme un moyen de s’affranchir d’un travail fastidieux, chronophage et motivé par une logique consumériste », écrit le New York Times dans un article consacré au mouvement. « Cela ne veut pas dire que vous allez rester assis sur une plage à boire des margaritas (bien que ça en fasse partie), mais vous pouvez choisir comment dépenser votre temps plutôt que de l’échanger contre de l’argent », poursuit Kristy Shen. « Pour moi, c’est ça la liberté ultime. » Difficile de contester pareille définition. Mais est-il vraiment si simple de réunir un million de dollars (ou d’euros) pour fuir le bureau ?
Ivre de travail
À Toronto, où sa famille a émigré quant elle était encore jeune, un autre enfer rouge attend Kristy Shen en cette année 2006. Ses jeunes années dans une famille pauvre de la Chine communiste sont loin. Mais au Canada, sitôt diplômée, la voilà dans un « goulag », ainsi qu’elle surnomme son premier bureau. L’impétrante regrette amèrement ses vacances dans les Caraïbes. Elle « court partout comme si [s]es cheveux sont en feu et vomit plusieurs fois à cause du stress ». Travaillant 14 heures par jour, elle n’a guère le temps de cuisiner et partage donc ses repas avec Bryce Leung au restaurant. « On s’enivrait dans des bars pour oublier le fait qu’il allait falloir faire la même chose le lendemain », souffle-t-elle.
L’année suivante, la Canadienne échappe au tumulte en changeant d’employeur. À partir de cet environnement plus pacifique, laissé un temps pour visiter l’Italie, elle commence à économiser suffisamment pour penser placements. « Naïfs comme nous étions, nous avons pensé qu’il n’y avait pas mieux que les gens qui géraient notre argent pour nous dire ce que nous devions en faire », ironise-t-elle. À la banque, en 2008, le conseiller jongle pourtant maladroitement avec les chiffres. « Admettons que vous investissiez 10 000 dollars et que le marché soit en hausse de 8 % », pose-t-il pour vendre un placement. « Cela signifie que vous gagnerez, euh, attendez une seconde... » Incrédule, Kristy Shen finit elle-même par donner le résultat, à savoir 800 dollars.
En pleine crise financière, le couple fait donc ses propres recherches pour finir par découvrir les fonds indiciels à faible coût. Marié en 2010 et appuyé par un nouveau conseiller, le couple diversifie ses placements de manière à obtenir un rendement de 2 à 4 %. Avec un portefeuille comportant un savant mélange d’obligations d’entreprises, d’actions privilégiées et d’obligations à rendement réel, rien ne s’oppose plus à ce que la retraite arrive avant la barre des 40 ans. Kristy Shen et Bryce Leung se mettent d’ailleurs à vendre leur méthode sous forme de livres, comme l’ont fait les précurseurs du mouvement Fire, qui n’était alors pas baptisé ainsi.
Dès 1992, une aspirante actrice, un brin déçue par l’industrie du cinéma, a écrit un ouvrage avec un ancien analyste financier sur le sujet. Your Money or Your Life, de Victoria Marie Robin et Joe Dominguez, a été un best-seller. Il est sous-titré « neuf étapes pour transformer votre relation avec l’argent et accéder à l’indépendance financière ». Après avoir rassemblé des grosses sommes – l’une par un héritage, l’autre par son salaire – les auteurs ont calculé ce que chacun de leurs achats valaient en heure effective de travail et se sont demandé si cela en valait la peine. Leurs calculs ont inspiré le livre Retirement Extreme, publié en 2010 par Jacob Lund Fisker et le blog d’un certain Mr. Money Mustache.
Les possibles radicaux
À quelques rues de la tour CN, cette grande antenne qui sert d’emblème à Toronto, la pression monte dans les étages de la TD Canada Trust Tower, immeuble de verre situé entre la gare et Chinatown. L’un des dirigeants de la Banque canadienne impériale de commerce (CIBC) a dû s’absenter début 2014 pour soigner un caillot de sang dans une jambe, qui met sa vie en péril. À son retour, le responsable fait comme si rien n’était arrivé, se souvient Kristy Shen, qui travaille alors sous ses ordres.
« Le caillot de sang est toujours là et il boite désormais en s’aidant d’une canne, mais Scott travaille encore plus et nous ordonne d’en faire de même en criant », raconte-t-elle. Quelque mois plus tard, un collègue s’effondre sur son bureau et frôle la mort à son tour. D’après son médecin, le fait de travailler 14 heures par jour est aussi mauvais que le tabagisme passif.
« On a juste choisi de vivre en-dessous de nos moyens. C’est en soi une idée radicale. »
Dans cet abîme, Kristy Shen dispose heureusement d’un sauf-conduit pour la liberté. En novembre, l’ingénieure découvre six zéros derrière un 1 sur ses comptes. Le couple est millionnaire. « Tout ce que nous avions fait, c’était : ne pas investir dans une maison hors de prix, marcher ou prendre les transports publics plutôt qu’acheter une voiture, suivre notre argent à la trace, trouver un conseiller financier honnête et indépendant pour nous aider à investir », synthétise-t-elle. Ayant fait preuve d’une grande austérité des années durant, les deux amis peuvent maintenant partir en voyage autour du monde. Ils passent ainsi par cinq pays et 45 villes à travers trois continents.
Un blogueur qui se fait appeler Early Retirement Dude donne quelques autres conseils. Selon lui, l’idéal est de commencer par travailler dans le public pour y accumuler des compétences, pour ensuite passer dans le privé – pour y accumuler de l’argent. Lequel argent peut être économisé en louant un appartement de plusieurs chambres, afin de sous-louer une partie de l’espace. « Ma femme et moi avions de bons emplois », admet-il. « Elle était ingénieure et gagnait environ 60 000 dollars par an tandis que j’en engrangeais 80 000 chaque année. »
Aussi, le mouvement Fire n’est-il pas si populaire qu’il veut bien le laisser croire. Ses adeptes « sont souvent des hommes qui travaillent dans les technologies, des ingénieurs de gauche qui calculent savamment les intérêts de placement sur 40 ans ou le retour sur investissement de fonds indiciels à faible coût », pointe le New York Times. Sur les forums où des suggestions sont échangées, comme sur le blog de Mr. Money Mustache ou de Early Retirement Dude, on trouve étalées des stratégies d’épargne, des astuces pour voyager moins cher ou pour éviter de dépenser. « Les gens pensent qu’on a reçu un héritage ou quelque chose du genre mais nous avons juste choisi de vivre en-dessous de nos moyens », défend Carl Jensen, un concepteur de logiciels qui a pris sa retraite à 43 ans en 2017. « C’est en soi une idée radicale. »
Pour Victoria Robin, autrice de Your Money or Your Life, le mouvement Fire est pourtant moins radical que ses prédécesseurs. « Notre objectif n’était pas juste qu’un grand nombre de personne démissionnent », souligne-t-elle. « Nous voulions faire chuter la consommation pour sauver la planète. Cela a attiré des gens qui vivent sobrement, des croyants et des écologistes. » En comparaison, les nouveaux jeunes retraités seraient « très concentrés sur les chiffres, fascinés par les arguties des taxes et de la comptabilité ». Il est de fait difficile de dire adieu à sa paie quand son montant dépasse à peine le salaire minimum, qu’un prêt étudiant reste à rembourser ou que les subtilités de la finance demeurent parfaitement nébuleuses.
La retraite jeune est donc souvent l’horizon de jeunes qui passent leur vie au travail, tels Kristy Shen et Bryce Leung. « Nos employeurs ne se préoccupent pas de nous alors nous devons nous en charger nous-même », résume ce dernier.
Couverture : Vicko Mozara.