Le choix du canal

Au-dessus du cortège jaune qui avance lentement dans Toulouse, ce samedi 19 janvier, une banderole noire est hissée comme la voile d’un navire. « Regarde et souviens toi », est-il écrit entre les photos de victimes de violences policières. Mais il y a une autre tête qui se fait remarquer. C’est un visage fin souligné d’une barbe rousse, dont le teint diaphane prend habituellement des reflets violacés à la lumière d’un écran d’ordinateur. Aujourd’hui suivi par un groupe de 166 120 personnes, Maxime Nicolle s’est fait connaître en partageant des informations relatives au mouvement sous le pseudo Fly Rider, grâce à l’outil Facebook Live. Là, il organise, digresse et répond aux questions entre deux cigarettes. « Alors on va commencer », entamait-il deux jours plus tôt sur un ton de responsable syndical. Ce n’était pas un hasard. L’intérimaire des Côtes-d’Armor « joue là le rôle d’un corps intermédiaire – typiquement d’un leader syndical – en canalisant la colère populaire, en répondant aux inquiétudes des éléments les plus extrêmes de sa base », juge le journaliste Vincent Glad.

Maxime Nicolle dans le brouillard lacrymogène

À sa façon, Maxime Nicolle exerce le rôle traditionnellement dévolu à des organisations de travailleurs aussi démonétisées que les partis politiques ou les chaînes de télévision grand public. Scrutant les commentaires en direct, face webcam, le trentenaire constate ce 17 janvier qu’il est suivi par quelque 4 000 personnes. Elles seront bien plus nombreuses à le regarder en différé. « Enfin 3 800 », rectifie-t-il, « je ne vais pas grossir les chiffres je ne m’appelle pas… Enfin BFMTV diminue les chiffres », sourit-il. D’autres journalistes ont sa préférence. Fly Rider tire sa casquette à l’envers au travail de recension des bavures policières effectué par David Dufresne. « Il faut que ces violences soient dénoncées, il y a des journalistes comme [ceux du] Média qui ont déjà fait des interviews là-dessus », ajoute-t-il en référence au site d’actualité fondé par l’ancienne conseillère de Jean-Luc Mélenchon, Sophia Chikirou, avec Henri Poulain et Gérard Miller.

À l’image de l’émission The Young Turks, son modèle américain, ce média engagé à gauche opère sur Facebook, où toutes ses vidéos sont directement partagées. En se promenant sur le réseau social, Maxime Nicolle regarde aussi avec intérêt les directs de Brut. Son reporter vedette, Rémy Buisine, s’entretient ce 17 décembre avec le porte-parole du gouvernement, Benjamin Griveaux, pendant pas moins d’1 h 20. « Monsieur Griveaux dit qu’il ne faudrait pas nous laisser la parole », fulmine l’intérimaire. Or, « la dictature ça commence quand on commence à dire aux gens de se taire », embraye-t-il. « Voilà ce que ce cher journaliste de Konbini n’arrivait pas à comprendre. » Une semaine plus tôt, Maxime Nicolle répondait lui aussi aux questions de la figure de proue d’un média en ligne, en l’occurrence Hugo Clément. N’espérez pas le voir sur le plateau de BFMTV, CNews et LCI, estampillés canaux de « désinformation ». Tout se passe en ligne et souvent en direct.

Ce mode d’organisation bouscule les manifestants d’hier. Ancienne figure de Mai-68 passée du col Mao au Rotary, le cinéaste Romain Goupil regrettait le 29 novembre qu’ « il n’y [ait] aucune élection, aucune assemblée générale, aucun délégué tiré au sort » chez les gilets jaunes. Le débat au cours duquel il intervenait était organisé par LCI et, surprise, Maxime Nicolle était bien présent. « D’où tu sors, d’où tu parles, c’est qui qui t’a élu toi ? » lançait Goupil à une autre figure du mouvement, Eric Drouet, en lui reprochant de vouloir « entrer à l’Élysée ». Pour l’heure, ce dernier a dû se contenter du ministère de l’Écologie, où il était invité par François de Rugy deux jours plus tôt. Les échanges ont été diffusés en direct sur Facebook, apparemment sans que les services de l’ex-écologiste soient prévenus. « Je ne sais pas si je serai convoqué pour aller discuter à l’Élysée mais si c’est le cas, ce sera filmé en direct, sinon ça ne vaut pas la peine », a pour sa part affirmé Maxime Nicolle dans une vidéo.

En plus du gouvernement, beaucoup de gilets jaunes entendent mettre à nu le système médiatique. À la messe claustrale du 20 heures, il préfèrent l’improvisation, sans filtre, des vidéos de Brut. Elles ressemblent à celles de Maxime Nicolle et Eric Drouet. Ayant le sentiment de ne plus avoir la parole, « ils se sont servis de Facebook Live comme d’une plateforme de revendications », constate Olivier Ertzscheid, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université de Nantes. « Ce lieu a phagocyté ce qui avant, dans une démocratie fonctionnelle, constituait un espace public », devenant le réceptacle d’une colère « qui montait depuis longtemps ». Si bien que Gabin Fromont, 28 ans, a monté la page « Vécu, le média du gilet jaune » sur un format proche de Brut. Là encore, Facebook est son habitat naturel. Grâce à ses vidéos, le réseau social est devenu en peu de temps « l’antichambre vibrante » de l’opinion, pour reprendre une expression d’Olivier Ertzscheid.

Le futur de la télévision

Avec de la chance, une navigation de lien en lien sur le canevas entortillé des pages des gilets jaunes permet de remonter à la première. Elle date de février 2013. En réaction à la réforme des rythmes scolaires alors esquissée par le ministre de l’Éducation, Luc Ferry, une enseignante de 33 ans appelle, sur Facebook, ses collègues à manifester en gilet jaune. Dont acte, on se rencarde sur les modèles à « 3 euros chez Ikea » ou « 2,90 chez Norauto ». Ce comité numérique spontané se déroule par écrit. Ni Brut., ni Facebook Live n’existent. Pendant ce temps, le réseau social prépare la sortie de Graph Search, un moteur de recherche qui fera long feu. Il surveille aussi ses concurrents.

Le logo de Facebook Live

En janvier, son PDG, Mark Zuckerberg a reçu un e-mail le prévenant de la sortie de Vine, un service de vidéos courtes lancé par Twitter. En s’inscrivant sur le site, les utilisateurs ont la possibilité de suivre des gens qu’ils connaissent déjà. Comment est-ce possible ? Pour les leur suggérer, les équipes de Vine ont développé une application chargée de collecter les liens amicaux dans l’écosystème de Facebook. Dans le jargon, cela s’appelle une API. Beaucoup d’applications récentes font de cet outil un accélérateur de croissance. En l’occurrence, cela ne plaît pas à la direction du géant. Justin Osofsky, qui en est aujourd’hui vice-président, propose donc une solution radicale à Zuckerberg : « À moins que vous y voyez une objection, nous allons fermer leur API aujourd’hui. » Le patron acquiesce : « Yup, allez-y. »

Dans le secteur des réseaux sociaux vidéo, la concurrence pousse partout, pas seulement aux États-Unis. En Israël, le jeune entrepreneur Ben Rubin lance Yevvo au mois d’août 2013. Riche de 400 000 utilisateurs, l’application dépérit pourtant faute d’interactions. En décembre 2014, constatant que « le cœur ne bat plus », ce petit brun, passé de l’architecture des bâtiments à l’architecture numérique, la débranche de manière à pouvoir lancer un nouveau produit sur le même principe. Il présente Merkaat à l’occasion du festival South by Southwest, au Texas, en mars 2015. C’est un tel succès que sa start-up lève 12 millions de dollars. Seulement, dans les semaines qui suivent, Twitter lance Periscope. Le logiciel s’installe confortablement à la 4e place sur iOS et la 27e sur Android, tandis que Merkaat est relégué aux 20e et 27e rangs.

Facebook suit en août 2015, en proposant à son public d’enregistrer des vidéos en direct. À la différence de Twitter, le groupe décide d’intégrer l’outil à son réseau social. Cela lui procure un avantage décisif. Si Periscope domine le marché une année durant, rassemblant 20 000 personnes autour d’une simple scène de déluge à Newcastle, Facebook grimpe peu à peu. En septembre 2015, le directeur d’Apple, Tim Cook s’avoue persuadé que « les applications sont le futur de la télévision », et Zuckerberg le rejoint sur ce point. En février 2016, une source bien placée confie au site Recode qu’il est « obsédé » par l’idée de faire fonctionner Live. C’est l’une des choses qui « l’excite le plus », admet-il lui-même. « Nous avons constaté que les gens aimaient vraiment partager et interagir via des vidéos en direct », abonde un porte-parole. À la faveur de la diffusion des smartphones, n’importe qui peut documenter une action en temps réel. Les plateformes font de cette nouvelle donne technologique « un axe stratégique de leur développement », note Olivier Ertzscheid.

Le premier carton de Facebook Live

Alors que Merkaat s’avoue vaincu au mois de mars, ne pouvant faire le poids face aux géants, le New York Times souligne que « des ressources et des efforts importants sont investis » par Facebook dans la vidéo. Le quotidien américain est bien placé pour le savoir. Tout comme BuzzFeed, et plus tard le Guardian, il promet de diffuser des reportages en direct sur la plateforme en échange d’une enveloppe de trois millions de dollars. Au total, 50 millions de dollars sont déversés sur 140 médias et quelques célébrités. Des tombereaux d’argent partent aussi dans des campagnes publicitaires incitant les utilisateurs à se servir de leur téléphone quand ils « voient passer un animal qui n’est pas un chien » ou lorsqu’ils « traînent simplement avec des amis ».

En mai 2016, la vidéo d’une Texane avec un masque de Chewbacca devient virale, glanant la plupart de ses vues après la diffusion. Elle est suivie un mois plus tard par l’enregistrement d’une scène de crime : après qu’un policier a ouvert le feu sur Philando Castile, sa petite amie Diamond Reynolds a saisi son téléphone. En documentant ce genre d’événements, Facebook revêt un intérêt politique. Aussi, en novembre 2016, trois producteurs de télévision français, Renaud Le Van Kim, Guillaume Lacroix et Laurent Lucas donnent naissance à Brut. Par l’intermédiaire de la société Together Studio, dont Luc Besson est actionnaire, le premier apporte la plus grosse contribution financière.

La guerre des données

Sous le soleil timide de ce mois d’avril 2016, un blond au yeux délavés promène son portable sur la place de la République, à Paris. Au milieu des tentes et des abris, alors que le jour décline, Rémy Buisine interroge méthodiquement des militants de Nuit Debout. Par chance, le community manager de la radio Voltage habite non loin d’ici, dans le 11e arrondissement. À travers la caméra de son portable, des dizaines de milliers de personnes suivent le mouvement sur l’application Periscope. Son succès est tel que BFMTV lui fait passer un entretien. Le jeune homme originaire du nord hésite. Le journaliste préféré des gilets jaunes aurait pu finir sur la chaîne qu’ils honnissent. Mais il choisit finalement de rejoindre Brut.

« Facebook essaye de se positionner comme une plateforme de revendication sociale »

En quatre mois, les vidéos courtes du média français cumulent 120 millions de vues. « Facebook nous donne beaucoup de conseils utiles pour faire décoller l’engagement sur nos vidéos », explique Guillaume Lacroix à Mediapart en 2017. « Il nous informe également sur les formats en vogue dans le monde entier. » Les équipes du réseau social savent comment une marque peut décoller sur leur plateforme, mais elles craignent aussi l’usage détourné qu’en font certains. Le scandale Cambridge Analytica, du nom de cette société qui a siphonné les données d’utilisateurs pour leur envoyer de la propagande politique en faveur de Donald Trump, est sur le point d’exploser.

En juillet, Mark Zuckerberg annonce donc de grands changements. « Nous avons pensé à notre responsabilité dans le monde », déclare-t-il. « Le fait de mettre en relation des amis et la famille a été assez positif, mais je pense qu’il est de notre responsabilité de faire plus, d’aider des communautés à naître et d’aider les gens à se confronter à de nouvelles perspectives et à rencontrer de nouvelles personnes – pas seulement leur donner une voix, mais aussi les aider à trouver un terrain d’entente pour qu’ils puissent avancer ensemble. » En résulte un changement d’algorithme en janvier 2018. « La priorité sera donnée aux contenus et aux partages de votre famille et de vos amis » au détriment des marques, synthétise le PDG.

Ce faisant, le réseau social tente de retrouver la fonction sociale de ses débuts, abîmée par l’invasion des entreprises. Mais pas seulement : « De manière réfléchie, Facebook essaye de se positionner comme une plateforme de revendication sociale, qui ferait notamment le lien entre les citoyens et les élus », observe Olivier Ertzscheid. Où que l’on se trouve, les groupes et autres calendriers proposés par le site de Mark Zuckerberg donnent la possibilité d’organiser rapidement des événements. Et la colère peut se déployer avec d’autant plus d’aise que les contenus qui s’y démarquent sont ceux qui suscitent le plus « d’engagement », autrement dit de réactions.

Éric Drouet, une autre figure du mouvement active sur Facebook Live

En forçant le trait, Vincent Glad remarque qu’ « alors que, parmi les gilets jaunes, plus personne ne croit au discours des médias traditionnels, ces Facebook Live, et plus largement toutes les vidéos qui circulent sur le réseau, apparaissent comme le seul média fiable. » À rebours des grandes chaînes de télévisions qui montent, hiérarchisent et éditorialisent les informations, Maxime Nicolle, Eric Drouet et dans une moindre mesure Brut. offrent un contenu sans artifice, à l’apparente spontanéité. Parce qu’ils ont éprouvé une invisibilisation de leurs revendications et des violences policières, par les canaux classiques, les gilets jaunes cherchent des alternatives. Ils ont trouvé dans Facebook live une manière redoutablement efficace d’accéder à une autre information. Encouragées par cette percée dans la politique citoyenne, les équipes de Mark Zuckerberg viennent de lancer un outil de pétition en ligne.


Couverture : Le mouvement des gilets jaunes retransmis sur Facebook.