Le come-back

Duncan Titmarsh n’est pas là pour jouer. Quand il promène son regard dans les rayonnages, le quadragénaire britannique tombe rapidement sur la pièce manquante. En ce jour de mai 2017, l’équipe qu’il dirige a déjà passé plusieurs heures à sélectionner avec précaution du matériel pour assembler une éolienne dans un hangar de Liverpool. Autour du grand pilonne en construction, les câbles des ordinateurs croisent un entrelacs de longs tuyaux. Devant lui, des milliers de petits cubes sont rangés dans des boites rouges et bleues disposées contre un mur. Duncan Titmarsh les reconnaît facilement : il les manipule depuis l’enfance.

Une construction de Duncan Titmarsh
Crédits : Bright Bricks

Pour l’essentiel, les éléments qui composent l’éolienne ne sont pas issus des nanotechnologies, ni même perfectionnés. Il s’agit de simple blocs de plastique Lego. Avec ses collègues, le « constructeur certifié » Duncan Titmarsh en a assemblé 146 251 pour mettre sur pied une structure de 7,5 mètres de hauteur. Elle est ainsi entrée au livre Guinness des records. Et, en plus d’une jolie photo, la multinationale du jouet s’est offerte un joli coup de communication. « Nous prenons des mesures pour réduire notre impact environnemental », a vanté l’ex-PDG du groupe, Bali Padda. Grâce à ses investissements dans le parc d’éoliennes de Burbo Bank Extension, au large de Liverpool, le groupe produit l’équivalent de l’énergie qu’il utilise en renouvelable.

Au bord de la faillite en 2003, l’entreprise fondée en 1934 par le Danois Ole Kirk Christiansen a redressé ses comptes et redoré son image. Premier patron à ne pas être issu de sa famille, Jørgen Vig Knudstorp a d’abord mis en coupe réglée la production et rompu avec les habitudes dispendieuses en vigueur. « À l’époque, personne ne savait combien coûtait la fabrication de la majorité des briques, ni même comment certaines séries étaient conçues », raconte l’ancien responsable du marketing, Mads Nipper. « Ceux qui comprenaient des petits moteurs ou de la fibre optique coûtaient plus que le prix de vente. »

À rebours de la diversification des produits engagée jusqu’alors, la nouvelle direction s’est concentrée sur les fondamentaux. L’objectif était de « remettre la brique au centre », selon le terme de son responsable de la communication, Jan Christensen. Après le licenciement d’un millier d’employés et le remplacement de beaucoup de graphistes, il a été décidé de sous-traiter une partie de la production. Une erreur : elle a depuis été rapatriée au Danemark, en 2008.

Tout ce qui débordait le cœur de métier n’a d’ailleurs pas été abandonné. Lego a beaucoup misé sur la licence conclue avec Star Wars en 1999. Le cinéma a inspiré les figurines qui ont à leur tour investi le cinéma en 2014, au moment de la sortie de The Lego Movie. L’an dernier, deux long-métrages dans des univers de briques sont sortis en salles, Lego Batman et Ninjago. Cet investissement dans la vidéo s’avère payant sur Internet. « À l’approche de Noël, nous sommes la première marque sur YouTube », met en avant le responsable de la stratégie numérique, Lars Silberbauer.

À l’arrivée de ce diplômé en « science des médias numériques », en 2011, Lego n’était pas présent sur Facebook. Sa page est aujourd’hui suivie par 12 millions de personnes et les « stickers » à l’effigie des petits personnages jaunes ont été téléchargé 118 millions de fois les trois premiers mois. Ils ont aussi été vus 600 millions de fois en un mois sous la forme de gifs. Le fabricant de jouet est présent sur la plateforme russe VKontakte et possède son propre réseau social, Lego Life. Le 15 janvier 2018, un partenariat a été officiellement noué avec le géant chinois des jeux vidéo Tencent.

Mais pour faire sa promotion, la marque n’a pas toujours besoin de lancer de grandes campagnes de pub. Il a suffi qu’elle invite ses fans à partager des photos d’eux avec un personnage en briques baptisé Georges, en 2011, pour que son nom se diffuse avec une viralité certaine. Quelques-uns, comme Duncan Titmarsh, travaillent désormais au service de Lego. Car c’est en tendant davantage l’oreille à ses fans qu’elle a récupéré sa ceinture de numéro un mondial du jouet en 2014.

Le monde ou rien

Legoland a poussé il y a cent ans. Le 1er février 1916, un charpentier de 24 ans, Ole Kirk Christiansen, sort 10 000 couronnes danoises de sa poche pour racheter l’atelier « Maskinsnedkeri » de Billund. Ce hameau perdu au milieu de la péninsule danoise regroupe une poignée de fermes, une épicerie, une auberge, une école, une boutique coopérative, un laitier et un forgeron. Un siècle plus tard, des avions y déverseront leurs touristes par milliers.

Fils d’une famille de onze enfants, Ole a pour sa part quatre fils. Avec son épouse, Kristine Sørensen, il fabrique des portes, des fenêtres, des toilettes, des armoires ou des commodes. On leur confie aussi l’érection de l’église proche de Skjoldbjerg. Cela rapporte peu, « mais le but était louable », pense Ole. Dans le Danemark rural de l’époque, « les traditions religieuses étaient considérées favorablement, tout comme le respect de la famille et les liens avec la communauté locale », indique Lars Konzack, chercheur en science de l’information à l’université de Copenhague.

Ole Kirk Christiansen, à droite
Crédits : LEGO

Pour autant, Ole « a su s’adapter à l’époque », juge Joe Meno, co-auteur du livre The Cult of Lego et rédacteur en chef du Brickjournal. Alors que son activité est encore balbutiante, il doit même affronter un coup du sort. En 1924, la maison prend feu. « Ma première contribution à l’entreprise – dont je ne suis pas fier –, c’est d’avoir déclenché un incendie avec mon frère Karl Georg », témoigne l’un des fils, Godtfred. En jouant, les deux enfants provoquent un départ de flammes qui ravage tout le bâtiment pendant que les parents font la sieste. Godtfred n’a alors que quatre ans.

Dans l’atelier reconstruit, Ole continue d’utiliser du bois pour construire des meubles. Avec les chutes, il en fabrique des versions miniatures sans sacrifier à son souci du détail. L’artisan « travaille dur », d’après Joe Meno. Quelques années après avoir involontairement incendié le domicile, Godtfred faute à nouveau. Il croyait pourtant bien faire. Sur les trois couches de vernis devant être apposées sur les canards en bois vendus par la famille, le jeune garçon en a économisé une. Ainsi a-t-il non sans fierté rapporté un peu d’argent. Mais Ole n’a pas l’air satisfait. « Je veux que tu retournes chercher les boîtes, que tu les ouvres, et que tu passes une nouvelle couche de vernis », lui intime son père. On ne transige pas avec la qualité. « Ole répétait à ses employés que “seul le meilleur est assez bon” », remarque John Baichtal, co-auteur de The Cult of Lego.

Des deux hommes, c’est cependant le fils qui a une réelle vision pour l’entreprise, explique Joe Meno. Comme Ole, Godtfred étudie à l’université technique de Haslev, sur l’île de Zealand. Là, il dessine notamment des croquis de petites voitures qu’il envoie chez lui pour suggérer de nouveaux produits. Elles conviennent assez bien au marché. Affectée par la crise de 1929, l’entreprise familiale doit concevoir des produits plus facilement exportables. Cela pousse le père à se concentrer sur la production de jouets en 1934.

Ole convole avec l’employée de maison, Kirsten Sofie Jørgensen. À nouvelles noces, nouveau baptême : il donne le nom de Lego à son entreprise, en contractant Leg Godt, soit « bien jouer » en danois. Seulement, Lego aurait pu faire long feu. Un autre incendie ravage l’atelier en 1942, menaçant de mettre ses 15 employés sur la paille. Ils sont finalement 40 à travailler dans l’atelier reconstruit un an plus tard grâce à un prêt de la Velje Bank. Las, en 1960, l’atelier flambe encore une fois. Ole étant décédé d’une crise cardiaque deux ans plus tôt, c’est Godtfred qui doit relancer l’activité en décidant, cette fois, de ne plus vendre d’articles en bois.

Une affaire de famille : Ole Kirk Christiansen, Godtfred et Kjeld

C’est lui qui, alors que son père dirigeait les opérations, a conçu le « système de jeu » Lego offrant aux enfants de construire des maisons brique par brique. C’est aussi lui qui, en 1963, définit dix caractéristiques que les jouets de la marque doivent respecter, comme les possibilités illimitées, la sécurité ou la qualité. « Cela fait de la brique Lego un jeu durable avec lequel on peut grandir », observe Joe Meno. La même année, l’entreprise adopte l’acrylonitrile butadiène styrène (ou ABS), un polymère thermoplastique dont les moulages sont plus précis. « L’utilisation d’un plastique de qualité supérieure a été déterminante dans sa réussite », pointe John Baichtal.

Le production ainsi industrialisée, Lego conquiert des marchés étrangers. Billund est d’autant plus entraîné dans sa croissance que la popularité des jouets y attire du monde. En 1964, la société ouvre son propre aéroport et donne vie, quatre ans plus tard, au parc d’attraction Legoland. Une décennie s’écoule avant qu’elle entre sur le marché américain et produise ses premiers personnages. Ils prennent la forme connue actuellement en 1978, quelques mois avant l’arrivée aux commandes du petit-fils d’Ole, Kjeld. Sous sa direction, la multinationale qu’est devenue Lego se met aux séminaires d’entreprises et aux principes du management en vogue dans les années 1980.

Résurrection

Quand Duncan Titmarsh quitte le domicile pour rejoindre l’armée, en 1988, il laisse une grande collection de briques derrière lui. « Ma mère se disait que ça me tenait calme, donc elle m’achetait toujours de nouveaux Lego », se souvient-il. À 17 ans, il n’a plus l’âge de jouer avec l’avion bleu que ses parents lui ont offert, enfant, pour son anniversaire. Il va maintenant monter dans ceux de la Royal Air Force. Mais quatre ans de service et un passage par la guerre du Golfe n’ont pas raison de sa passion. Au hasard de ses courses dans une galerie commerciale, le grand brun tombe sur un kit de démonstration. Soutenu par celle qui deviendra sa femme, il se remet à jouer bien que « l’entreprise n’ait pas mis trop d’efforts à créer des produits pour adultes », selon John Baichtal.

Du côté de Billund, les temps à venir sont moins légers. Alors que Lego s’est fixé pour objectif de devenir la marque la mieux positionnée chez les familles avec des enfants d’ici 2005, il entame en réalité un lent déclin. Ambitieux, le groupe triple sa production entre 1993 et 1998 sans parvenir à augmenter d’autant ses ventes. Face à la concurrence imposée par les jeux vidéo, des lignes de vêtement, des produits pour bébé ou des jeux d’ordinateur sont créés. Seulement, cette innovation à tous crins ne fonctionne pas toujours.

Les designers de Lego « ont proposé beaucoup de nouveaux jouets, dont certains étaient bons comme les Lego Star Wars, Harry Potter ou Bionicle », juge David Robertson, auteur du livre Brique en Brique, comment Lego a réécrit les règles de l’innovation et conquis l’industrie du jouet. « Mais », ajoute-t-il, « ils se sont éloignés de ce qu’ils savaient faire si bien. » Résultat, le groupe accuse une baisse des ventes de 26 % en 2003 et se retrouve au bord de la faillite. Kjeld Kirk Kristiansen décide alors de démissionner. « Peut-être ne suis-je pas la bonne personne pour diriger cette entreprise à l’avenir », admet-il humblement.

Duncan Titmarsh vit au même moment une situation beaucoup plus agréable. Devenu membre d’un groupe d’adultes fans de Lego, il reçoit une invitation d’une antenne locale de la BBC : « Je ne pense pas que j’étais la première personne approchée, mais ils voulaient quelqu’un et j’étais disponible, alors je suis allé dans leurs locaux le lendemain et j’ai construit une réplique du studio en direct. » Les demandes qui affluent laissent penser l’installateur de cuisines et de salles de bain à son compte qu’il pourrait gagner de l’argent avec sa maîtrise des Lego.

Dans le cabanon de son jardin, Duncan Titmarsh érige un château d’1,5 m de haut. La vidéo qui le montre est alors repérée par des employés de Lego sur Internet. « Ils m’ont invité à le montrer au Lego World, leur événement annuel à Copenhague », raconte-t-il. Ces contacts lui apprennent qu’un programme de « constructeur certifié » existe. Duncan Titmarsh postule. « Ils étudient votre business plan et votre façon d’interagir avec le public. Vous ne travaillez pas officiellement pour eux, mais vous représentez la marque. » Il quitte alors son travail pour lancer Bright Brick en 2008 et devenir par la suite sous-traitant de Lego.

Entre-temps, la marque a retrouvé sa superbe. Elle affiche cette année-là un profit de 184 millions d’euros. Son nouveau patron, Jørgen Vig Knudstorp, a réduit les coûts en faisant notamment passer le nombre de pièces de 7 000 à 3 000. « La philosophie “hors cadre” a presque tué Lego », résume David Robertson. « Après 2003, l’entreprise est revenue au cadre, aux briques, et elle s’est concentrée sur les postes de police et les camions de pompiers qui faisaient son succès de jadis. »

Le groupe danois n’est toutefois pas à l’abri, car sa santé financière ne dépend pas que de la vente de camions de pompiers et de postes de police. « Aujourd’hui, vous pouvez télécharger et imprimer vos propres briques », explique John Baichtal. « Cela ne profite pas à Lego. » En 2017, le déclin des produits en partenariat avec Star Wars a dégradé ses résultats, poussant la direction à se séparer de 1 400 personnes, soit 8 % de ses salariés. « Nous avons appuyé sur le bouton reset du groupe », lance Jørgen Vig Knudstorp, qui joue aujourd’hui le rôle de président exécutif. Désignée marque la plus populaire au monde par le cabinet de conseil Brand Finance en 2015, Lego peut compter sur une solide base de fans en Europe et aux États-Unis. « Mes deux filles ont grandi avec », sourit Duncan Titmarsh. Et le marché chinois pourrait bien conforter cette position.

Crédits : LEGO


Couverture : Panorama de Lego. (LEGO)