À l’école de la weed
Derrière un grillage couronné par du fil barbelé, un préfabriqué en tôle verte vient d’être posé dans les jardins du Niagara College, une université canadienne de l’Ontario. Il faut entrer un code et présenter une carte magnétique pour pénétrer dans cette curieuse salle de classe, surveillée par des caméras. Comme si le dispositif de sécurité ne suffisait pas, des panneaux interdisent l’entrée aux visiteurs. C’est ici qu’est décerné le « premier diplôme de production de cannabis commercial », nous renseigne une autre inscription. À l’intérieur, des étudiants en blouse blanche sont penchés sur de petites plantes, alimentées par des tubes noirs.
Depuis le mois de septembre, 24 étudiants se forment à la culture de la marijuana. « Nous allons avoir les compétences que les producteurs sous licence recherchent », sourit Elisabeth Foley. Le coordinateur du programme, Bill McDonald, ajoute qu’ils « apprennent aussi le côté commercial : si vous faites pousser, combien cela vous coûte-t-il, quel travail cela vous demandera-t-il et combien pouvez-vous espérer en retirer ? » En ce mercredi 17 octobre 2018, le pays est prêt à profiter de la légalisation du cannabis récréatif, promise par le Premier ministre Justin Trudeau pendant sa campagne, en 2015, et adoptée en juin dernier par le Sénat.
Dans l’intervalle entre le vote de la loi et sa mise en application, les industriels se sont pressés à la porte de Bill McDonald. Ce sont eux qui réclamaient l’ouverture d’une filière formant des professionnels de la plante. Ils ont d’autant plus besoin d’experts que leurs champs s’étalent aujourd’hui sur plus de 3 millions de mètres carrés. Les responsables de sociétés comme Canopy Growth, Tilray, Aurora Cannabis et Cronos « venaient déjà me voir il y a 5 ou 6 ans pour me dire qu’ils voulaient davantage de personnes à même de travailler dans des installations sous licence », explique le proviseur de l’établissement, Alan Unwin. Car la légalisation du cannabis médical a ouvert la voie dès 2001.
« Ces entreprises ont développé de grandes capacités de production en misant sur l’exportation de cannabis médical », constate Tony Dean. Ce sénateur a défendu le projet de loi sur le cannabis, dit « C-45 ». « Au départ je n’étais pas un militant », admet-il au téléphone. « Je me suis porté volontaire pour porter le projet de loi car j’ai pensé qu’il y avait là un enjeu politique important. J’ai été happé par la complexité de la question. Cela a des impacts en matière de santé, de justice sociale, de criminalité, etc. J’avais des doutes. Mais maintenant je suis heureux que nous ayons un plan. »
Dans la province de l’Ontario dont il est le représentant, où se trouve le Niagara College, un système mixte va être mis en place. Autrement dit, la vente sera effectuée tant par l’État que par des opérateurs privés. Ce sera aussi le cas en Colombie-Britannique. En revanche, « le Québec a choisi un modèle étatique », explique Tristan Péloquin, co-auteur du Petit Livre vert du cannabis. Pour son travail, ce journaliste basé à Montréal a visité plusieurs succursales de la Société québécoise du cannabis, seule habilitée à faire commerce de marijuana dans l’État francophone. Celle-ci, observe-t-il, « veut retirer le cannabis du marché noir en y facilitant l’accès, tout en évitant d’en faire une quelconque promotion ».
Sur place, il a croisé plusieurs journalistes internationaux, signe que le monde regarde le Canada en ce jour de légalisation. Pour ses habitants, « c’est l’aboutissement d’un peu plus de deux ou trois ans d’évolution et de questionnement », resitue-t-il. Sans compter que cette réflexion traverse la société nord-américaine depuis des décennies.
La montée
Ce jeudi 30 novembre 2017, Tony Dean prend la parole devant le sénat en tant que « parrain du projet de loi C-45 », pour qu’il n’y ait plus de parrain de la drogue au Canada. Le moment est important. Si « la question de la légalisation et de la réglementation du cannabis n’est pas nouvelle dans cette enceinte », dit-il, elle se pose depuis près d’un siècle à l’échelle du pays. « Le cannabis a été interdit en 1923, lorsque le ministre de la Santé l’a inscrit dans la loi sur l’opium et les drogues narcotiques sans vraiment fournir d’explication », retrace-t-il. « En toute honnêteté, il faut dire qu’aucune explication valable n’a été donnée non plus depuis. »
Au contraire, la prohibition a empêché de lancer des études sur ses effets. Si la plante est demeurée relativement confidentielle jusqu’aux années 1960 – n’étant impliquée que dans 2 % des arrestations entre 1946 et 1961, selon une thèse de l’historienne canadienne Catherine Carstairs – elle est ensuite devenue monnaie courante, sans que ses conséquences physiologiques fussent clairement identifiées. C’est pourquoi une commission sénatoriale présidée par feu Gerald Le Dain s’est saisie de la question en 1969. Déjà, son rapport majoritaire recommandait d’autoriser la possession simple et la culture de cannabis à des fins personnelles. Et un autre scénario était envisagé par une minorité de ses membres, qui devait aboutir à une distribution légale de weed. Rien de tout cela n’a finalement été instauré. Pourtant, le cannabis a bien ses vertus.
En décembre 1969, un adolescent de 14 ans est admis au Sick Kids Hospital de Toronto, dans l’Ontario. Terrence Parker doit subir une chirurgie du cerveau afin de soigner ses crises d’épilepsie. Heurté par une balançoire à l’arrière de la tête à l’âge de quatre ans, il s’astreint depuis à prendre un cocktail de médicaments, dont les effets indésirables sont nombreux. Sa vision est floue, ses phrases inarticulées et la fatigue l’accable, de sorte qu’il doit quitter l’école dès le collège. L’opération est un échec. Déprimé, le jeune homme passe quelques temps en hôpital psychiatrique avant de repasser sur une table d’opération en 1972. Là encore, son état ne s’améliore guère.
À son retour au sein de l’hôpital psychiatrique de Lakeshore, Parker découvre finalement un moyen de soulager ses douleurs. Un employé de l’établissement lui fait découvrir le cannabis. Lorsqu’il en fume, le jeune homme n’a plus peur et subit bien moins de crises d’épilepsie. Après des années passées à essayer le traitement sur lui-même, Terry en fait la promotion auprès d’autres malades, de médecins, de journalistes et d’élus au début des années 1990. À cette période, près de 80 % des Canadiens sont favorables au cannabis médical selon différentes études. Rien ne le prévoit pourtant dans le Controlled Drugs and Substances Act de 1995.
Ce prosélytisme lui attire des ennuis. Sur les base d’une perquisition réalisée chez lui, Parker est reconnu coupable de trafic de drogue par un juge de l’Ontario le 10 décembre 1997. Pendant l’audience, il a déclaré avoir cédé une partie de sa récolte à d’autres malades. À Vancouver, de l’autre côté du pays, un premier dispensaire d’herbe médicinale ouvre la même année, à la faveur de la mansuétude des autorités. Au bout de trois ans de lutte, Parker finit par obtenir gain de cause. « Le fait de la priver de traitement par une menace pénale constitue une privation de son droit à la sécurité », juge la cour d’appel en 2000. L’année suivante, Ottawa édicte les Marijuana Medical Access Regulations.
Par la suite, la Cour suprême donne des autorisations aux malades mais « les militants se rendent vite compte que l’accès est très compliqué », décrit Tristan Péloquin. « La production était trop faible et de mauvaise qualité. Finalement, la justice a donné droit aux malades de faire pousser eux-mêmes. Ce sont les militants qui ont fait avancer la loi et qui ont poussé le gouvernement fédéral à créer une industrie. » Elle est aujourd’hui florissante.
Il est déconseillé d’interdire
En 2002, 30 ans après le rapport du sénateur Gerald Le Dain, une autre commission sénatoriale rend ses conclusions. Son principal signataire, en tant que directeur du comité spécial sur les drogues illicites, Pierre-Claude Nolin, fait vœu de réalisme : « Nous préférerions vivre dans une société exempte de drogues tout autant que nous aimerions voir la paix régner sur notre planète. Nous sommes toutefois conscients que cela ne se produira pas de notre vivant. » Or, la criminalisation du cannabis est un échec, pointe-t-il. Entre 1972 et 2002, années de la réalisation des deux études, des milliards de dollars ont été dépensés pour prévenir et punir la consommation de weed, sans la faire reculer. Au contraire, elle a même augmenté.
Lorsque le sénateur Nolin rend son rapport, Tony Dean est nommé secrétaire de cabinet de l’administration de l’Ontario. À sa lecture, il constate qu’ « en continuant de criminaliser le cannabis, on fait plus de tort aux jeunes Canadiens qu’en le légalisant et le réglementant ». La loi reste cependant dure à l’égard de ceux qui possèdent quelques grammes en dehors du cadre thérapeutique. Et le gouvernement ne consent pas à laisser les malades organiser de grandes cultures. Sous la pression des militants, il finit par accorder le droit à un patient de faire pousser pour un autre. En décembre 2009, le ministre de la Santé autorise un certain Sam Mellace à entretenir 292 plants, de manière à ce qu’il puisse concevoir la crème dont il a besoin pour calmer ses douleurs.
Deux ans plus tard, un juge de l’Ontario souligne le caractère anti-constitutionnel de la législation sur le cannabis. « La conséquence pratique de cette décision pourrait être la légalisation de la production de cannabis en Ontario, si ce n’est dans tout le Canada », avertit la cour d’appel. Quoique la loi soit finalement considérée fidèle au texte fondamental, le Parti libéral du Canada commence à faire campagne en faveur de la vente libre de marijuana. Mais le Premier ministre en poste, Stephen Harper, s’y oppose farouchement. Les producteurs de weed médicinale se sont développés sous le mandat de ce conservateur « à son grand désarroi », remarque Tristan Péloquin. « De son côté, le libéral Justin Trudeau a promis qu’il créerait un marché de cannabis récréatif exploité par les acteurs engagés dans celui du thérapeutique. » Il succède à Harper en novembre 2015 et « accélère un mouvement déjà en branle ».
Un an plus tard, Tony Dean prend place au Sénat sur le banc des indépendants. Il mesure alors l’ampleur des conséquences négatives de la criminalisation. Sur le marché noir, « il n’y a aucune garantie sur le produit », s’alarme-t-il. Les têtes échangées « contiennent des bactéries, des champignons, mais aussi des niveaux de pesticides très supérieurs à ceux qui sont autorisés », complète Tristan Péloquin. « Elles sont dangereuses pour la santé alors que le produit vendu aux malades est salubre et contrôlé. » En plus de résorber le trafic, la légalisation pourrait aussi représenter une opportunité économique. « Le Nouveau-Brunswick considère que la production de cannabis est un moyen de créer des emplois et de diversifier l’économie, et l’industrie du cannabis fait partie de son plan de croissance économique. Ne sommes-nous pas tous en faveur de la croissance économique ? » déclare Tony Dean le 30 novembre devant le Sénat.
Si ces arguments ne suffisent pas à éteindre toutes les inquiétudes, le mouvement est désormais lancé. Grâce à son avance dans le cannabis médical et à ses sociétés qui attirent les investisseurs, le Canada est bien placé pour vendre sa production à l’étranger, si d’autres Etats suivent son exemple. « En général, nous sommes un peu à la traîne des États-Unis du point de vue commercial, mais pas cette fois », souligne Tristan Péloquin. « Comme Washington n’a pas légalisé au niveau fédéral, les entreprises américaines peinent à se développer. » Tony Dean estime également que les promesses d’exportations sont grandes. En attendant de se vendre ailleurs, le cannabis canadien alimente les conversations : « Je suis allé au café et j’ai constaté que tout le monde en parlait », raconte le sénateur. Il y a un mélange d’intérêt, de curiosité, et d’excitation. » Ceux qui veulent se calmer savent ce qu’ils ont à faire.
Couverture : Legalize It. (Société québécoise du cannabis)