Du tricot en haut des pistes
Antti Koskinen a attendu ce moment pendant quatre ans. Ce samedi 10 février 2018, le coach de l’équipe olympique finlandaise de snowboard surplombe enfin le Bokwang Phoenix Park de Pyeongchang. À côté de lui, sous une arche orange ornée du logo de ces Jeux olympiques d’hiver sud-coréens, un athlète se prépare. Il va s’élancer. Dans son esprit, le temps fait du hors piste. Antti Koskinen, de son côté, dégage un calme exceptionnel : en donnant ses consignes, l’entraîneur tricote avec concentration.
« C’est devenu une sorte de hobby pour moi », sourit-il. Ce brun aux yeux céruléens avait déjà joué des aiguilles à Sotchi en 2014. « C’est un truc finlandais. » D’ailleurs, près de la moitié des 102 sportifs de la délégation s’y est mise selon lui. « Nous tricotons une couverture pour le fils de notre président », ajoute Koskinen. « Chacun assemble un petit carré et il sera ajouté aux autres. Je me suis un peu laissé aller donc le mien est rectangulaire. » Huit jours plus tôt, le chef d’État, Sauli Niinisto, et son épouse, Jenni Haukio, ont eu leur premier enfant.
Après la compétition, le 26 février, cet ancien ministre de la Justice de centre droit a reçu le cadeau à l’aéroport d’Helsinki, la capitale. « C’est très beau », a-t-il remercié. « Avec un peu de chance, le petit bonhomme qui s’en servira est un athlète en devenir. » Ce que le nouveau père ne dit pas, car chacun le sait ici, c’est que son fils est déjà bien équipé. Comme tous les nouveau-nés en Finlande, il a reçu une « baby box », c’est-à-dire une boîte comprenant une combinaison, une couverture, des produits pour le bain, des couches et de la literie.
Depuis que le gouvernement a commencé à délivrer cette aide en 1938, le taux de mortalité infantile a chuté. Aujourd’hui, 95 % des familles préfèrent la recevoir plutôt que de toucher les 140 euros proposés à la place. Ce kit du débutant dans la vie est tellement entré dans les mœurs qu’il commence à être répliqué à l’étranger. Lorsque Anu Partnanen a découvert sa nouvelle version, dimanche 18 mars, elle a carrément « eu envie d’avoir un autre enfant juste pour obtenir les derniers éléments », plaisante-t-elle. Installée à New York depuis 2009, cette journaliste finlandaise a écrit un livre sur la Théorie nordique du tout : à la recherche d’une vie meilleure. Elle y explique ce que le mode de vie finlandais et ceux et de ses voisins d’Europe du nord a de positif, sans faire l’impasse sur leurs défauts.
En ont-ils seulement ? Dans le World Happiness Report rendu à la mi-mars 2018, les Nations Unies décernent le titre de pays le plus heureux du monde à la Finlande. Rebelote le 20 mars 2019. Cinquième en 2017, elle devance désormais la Norvège, le Danemark et l’Islande au classement. Consultés entre 2015 et 2017, ses habitants ont été ceux à se situer le plus haut sur l’échelle de Cantril. Cet instrument conçu en 1965 pour évaluer le degré de satisfaction d’individus est employé par l’institut Gallup ; lequel fournit des données aux chercheurs indépendants de l’étude. Il fonctionne de manière simple : « Voici une échelle qui représente l’échelle de la vie », introduisent les enquêteurs. « Supposons que le sommet de l’échelle représente la vie la meilleure pour vous, et le bas de l’échelle la vie la pire pour vous. Où vous situez-vous personnellement sur cette échelle en ce moment ? »
Les résultats du World Hapiness Report dépendent donc d’un ressenti. Quoique subjectifs, ils procèdent bien sûr d’un certains nombre de critères tangibles. « Nous essayons de montrer que notre classement dépend de six facteurs clés », écrivent les auteurs. « Le PIB par habitant, les aides sociales, l’espérance de vie, les libertés individuelles, la générosité et l’absence de corruption. » Les Finlandais jouissent « d’une éducation gratuite, de congés parentaux généreux et d’un équilibre sain entre vie professionnelle et vie privée ». Ainsi seraient-ils mieux armés pour le plaisir.
Grâce à un système éducatif souvent jugé exemplaire, ce pays de cinq millions d’âmes compte parmi les moins inégalitaires. Il est aussi « considéré comme le meilleur endroit au monde pour être mère et pour être une femme qui travaille », souligne The Economist. Anu Partnanen est bien placée pour le savoir. En déménageant aux États-Unis, la journaliste a fait une croix sur les dix mois de congés parentaux (à partager entre le père et la mère) auxquels elle aurait eu droit dans son pays natal. Elle s’est résolue à le faire pour habiter avec l’homme qu’elle aimait, non sans savoir que « l’amour et l’amitié authentiques ne sont possibles qu’entre personnes indépendantes et égales ».
Le poison
Anu Partanen n’avait pas prévu d’émigrer. Elle a été prise à revers. Après avoir étudié en Australie et en France, la jeune femme a continué à voyager au début de sa carrière de journaliste. Tous ces déplacements la confortaient dans l’idée que son avenir était en Finlande. Mais une conférence organisée à Boston a finalement changé la donne. Alors qu’elle fait la queue pour se servir au buffet, ce soir d’avril 2005, une voix l’appelle vers les États-Unis. « Pourriez-vous goûter pour que je sois sûr que ce n’est pas empoisonné ? » lui demande soudain l’homme derrière elle. Plus tôt dans la journée, la Finlandaise a appris par la télévision que des cookies empoisonnés sont arrivés par la poste à la Cour suprême. Persuadée que l’inconnu y fait référence, elle accepte le rôle de cobaye. « Il m’a fixé, confus », raconte-t-elle.
En fait, l’homme n’est pas au courant. Assis à côté d’elle lors du dîner, il commence toutefois à mieux la comprendre. Au point que deux heures plus tard, les nouveaux amis échangent un baiser à l’ombre d’un buisson. Rentrée en Finlande le jour suivant, Anu Partanen reste en contact avec cet écrivain américain, Trevor Corson. Une relation à distance s’instaure, ponctuée par de courtes visites ; de lui en Finlande et d’elle aux États-Unis. Après deux ans à se voir épisodiquement, ils s’entendent pour habiter ensemble. Au départ, la journaliste n’a pourtant pas très envie de s’installer outre-Atlantique : « Je voulais être une femme forte, intelligente, créative, pas une fille qui abandonne tout pour un homme », remarque-t-elle. « Mais Trevor ne parlait pas finnois. Et il y a plusieurs choses qu’il n’aurait pas su gérer en Finlande. Après sa première visite, en hiver, il s’est empressé de raconter à ses amis qu’il n’avait vu le soleil que trois heures par jour. »
Tout bien réfléchi, l’enthousiasme des New-Yorkais présente quelques avantages par rapport à la mentalité nordique : « Les Finlandais ont tendance à voir la vie comme une suite d’obstacles et de déceptions, et à se contenter de courtes conversations et de petits plaisirs, en sorte qu’ils peuvent paraître taciturnes voire méchants pour un étranger », admet-elle. « J’imaginais Trevor quitter l’excitation de New York pour se retrouver dans un cauchemar sombre et solitaire à cause de mon pays introverti. J’étais presque embarrassée de lui parler du “sisu”. »
En français, ce terme finnois peut se rapporter au courage ou à la résilience. Enfant, Anu Partanen devait avoir du sisu, autrement dit des tripes. À 10 ans, avec son frère, elle roulait à vélo sur plusieurs kilomètres au milieu des bois d’Espoo, à l’ouest d’Helsinki, pour aller à l’école. L’hiver, il fallait faire le chemin en skis, ce que la jeune fille n’appréciait guère. Au lieu de cela, un jour de grand froid, elle est partie à pied. Pour ne pas s’enfoncer dans la neige et continuer à avancer, Anu Partanen a parcouru près d’1,5 kilomètre en rampant. « Mes parents étaient fiers de moi. C’était le signe que j’avais du sisu. »
L’hostilité du climat finlandais ne laisse pas d’autre choix. Quand le territoire était sous la domination de la couronne suédoise, à la fin du XVIIe siècle, il a été touché par une vague de froid telle que près de la moitié de sa population aurait été décimée faute de nourriture. Entre 1866 et 1868, le gel a entraîné une nouvelle famine, tuant 9 % des habitants de la région, alors contrôlée par l’empire russe. Le PIB par habitant a ensuite augmenté à une moyenne de 1,5 % par an jusqu’en 1913. Cinq ans plus tard, le pays arrachait son indépendance au prix d’une sévère crise, son alimentation dépendant largement de Moscou.
Soutenue par les exportations de bois, l’économie est restée principalement agraire jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, conflit au terme duquel les Soviétiques ont annexé la Carélie, à l’est de la Finlande. Pour sortir du marasme, Helsinki n’a cependant pas hésité à conclure des accords commerciaux avec l’URSS, tout en s’industrialisant. Même si le pays s’est engagé sur un cycle de croissance à la suite d’autres États européens des années 1960, il restait « dans un état peu enviable, économiquement et politiquement », jugeait un journaliste du New Yorker en 1964. « La nation finlandaise compte 4,5 millions d’individualistes intransigeants et il leur faut pas moins de dix partis politiques pour exprimer leurs opinions discordantes. »
Le jugement est sévère. Si l’échiquier politique est par trop éclaté, les ancêtres d’Anu Partanen étaient néanmoins suffisamment altruistes pour s’entendre sur un modèle de sécurité sociale en 1970. « Chez les Finlandais, qui eurent à se battre pour survivre, la relation entre individu et société est plus marquée par le bien commun que chez les peuples qui n’étaient exposés à aucun danger », théorise Pauli Kettunen, professeur d’histoire contemporaine à l’université d’Helsinki. Cela ne veut pas dire qu’ils s’entendent aisément sur sa définition. « Le système parlementaire était instable et les gouvernements de courte durée étaient typiques de la Finlande jusqu’au début des années 1980 », retrace-t-il.
L’État compétitif
Par-dessus les branches de ses lunettes, Bill Clinton aperçoit le patron de Google, Eric Schmidt, la philanthrope et femme du patron de Microsoft, Melinda Gates, ainsi que le PDG de Procter & Gamble Bob McDonald. Tous sont rassemblés à ses côtés sur la scène du Time Square Sheraton Hotel de New York, ce mardi matin de septembre 2010. Mais il regarde ailleurs. Sa longue silhouette bleu marine, sur laquelle une cravate rouge fait l’effet d’un point d’exclamation, est tournée vers une petite femme aux cheveux orange. « Il y a un grand débat aux États-Unis », professe l’ancien président américain, deux ans après le déclenchement de la crise financière des subprimes. « Qu’est-ce qui fait la réussite d’un pays au XXIe siècle ? »
La rousse que Clinton prend à témoin est la présidente finlandaise, Tarja Halonen. « Elle a un pays qui est toujours dans les cinq mieux classés en termes d’éducation, de fonctionnement de l’économie, de distribution des richesses et d’opportunité », disait-il en la présentant plus tôt. Un mois avant la conférence, le magazine Newsweek en faisait carrément le « meilleur du monde ». Ce traitement médiatique élogieux « a commencé avec la ferveur suscitée par le système éducatif finlandais », pointe Ana Partanen. « Les adolescents finlandais se classent dans les meilleurs en littérature, en maths et en sciences depuis 2000. » Autrement dit, depuis l’arrivée de Tarja Halonen au pouvoir.
Élue au parlement pour la première fois en 1979, cette fille d’une famille d’ouvrier, première femme avocate d’un syndicat, a assisté en bonne place à la mise en place d’une politique volontariste de développement de technologies de l’information dans les années 1980. Celles-ci exercent une « fascination » sur les Finlandais estime Hélène Bauchon. « Dès les années 1980, l’Internet, alors complètement inconnu du grand public, a été importé des États-Unis par des étudiants finlandais », rappelle l’analyste de l’OFCE. Dans le même temps, l’inégalité des revenus est l’une des plus faibles des pays riches regroupés dans la zone OCDE.
Le système de protection sociale assemblé pièce par pièce pendant les décennies précédentes couvre l’ensemble de la société et non seulement ceux qui sont dans le besoin. Il s’inspire largement du livre de 1961, 60-luvun sosiaalipolitiikka (« une politique sociale pour les années 1960 »). Son auteur, Pekka Kuusi y affirme que « dans la société contemporaine, la démocratie, l’égalité et la croissance semblent par chance être interdépendantes. » Aussi, le législateur ne s’est-il pas contenté de mettre en place un dispositif d’assurance maladie deux ans plus tard. Il a aussi instauré une redistribution progressive des richesses. Cet État social n’empêche pas l’émergence d’un « État compétitif », analyse Pauli Kettunen. Les institutions publiques sont « interprétées comme des préalables nécessaires pour une compétitivité fondée sur l’innovation », précise-t-il.
La croissance enclenchée par des entreprises comme Nokia est cependant enrayée par la chute de l’Union soviétique, et la récession européenne au début des années 1990. D’ailleurs, la Finlande est présentée comme un lieu où « la mélancolie, la tristesse et la timidité abondent » dans le programme américain de la chaîne CBS 60 Minutes, diffusé en 1993. Une fois encore, les Américains semblent mal comprendre ce qui s’y trame. « La crise économique des années 1990 devint une part du grand récit de la survie nationale », fait valoir Pauli Kettunen. « L’histoire des sacrifices qui permirent de surmonter la crise est inséparablement mêlée aux discours qui pointent le succès de la réponse nationale aux défis de la mondialisation et de l’intégration européenne grâce aux connaissances sociales et à l’innovation. »
Après la nomination de Tarja Halonen au poste de ministre des Affaires étrangères en 1995, « l’économie finlandaise a été parmi les économies de l’UE connaissant les taux de croissance les plus rapides, et ce grâce aux exportations dans le secteur des technologies de l’information et de la communication en pleine expansion », note un rapport du parlement européen en 2002. Lorsque Halonen devient la première femme présidente, en 2000, Anu Partanen a 25 ans. Elle vient d’être engagée par le Helsingin Sanomat. « J’étais Finlandaise jusqu’au bout des ongles », glisse-t-elle. « J’avais grandi et avais été éduquée dans ce pays nordique soudainement devenu à la mode. »
Grâce à une amélioration de la formation des enseignants mise en place dans les années 1990, trois enquêtes du Programme for International Student Assessment (Pisa) indiquent que « la performance de l’éducation est bonne dans tous les domaines et que les étudiants finlandais, en moyenne, ont de bons résultats dans tous les sujets – mathématiques, science et littérature. » Au moment où les réformes commencent à porter leurs fruits, Anu Partanen termine justement ses études. « Quand j’étais à l’école, ce n’était pas extraordinaire », souffle-t-elle. « C’est devenu plus moderne et flexible à mon entrée sur le marché du travail. Cela montre que le système peut être amélioré relativement rapidement. »
En 2006, la Finlande se classe sixième sur la « première carte mondiale du bonheur » publiée par l’université de Leicester et deuxième du rapport sur la compétitivité du Forum économique mondial. Alors que la réputation du pays traverse les frontières, Anu Partanen suit le mouvement deux ans plus tard. À New York, elle prend pleinement conscience de ses avantages sur les États-Unis : « Les Finlandais considèrent le système de sécurité sociale comme acquis, mais il n’existe rien de tel dans bien des pays », remarque la journaliste. « Non seulement les Américains doivent payer cher pour se faire soigner, mais toute démarche administrative prend beaucoup plus de temps qu’en Finlande. »
Le World Happiness Report de 2019 n’est finalement que le dernier d’une longue série de rapports internationaux qui distinguent la Finlande. Pour beaucoup d’habitants, « ses conclusions sont un peu ridicules », juge Anu Partanen. « Les Finlandais ont tendance à être pessimistes, à se plaindre, et à ne pas beaucoup sourire. L’étude est légèrement trompeuse car c’était plus une enquête sur la satisfaction que sur le bonheur. » Elle doit aussi être pondérée par le taux de suicide, parmi les plus élevés d’Europe. Si le modèle social est égratigné par l’austérité du gouvernement, l’expertise nationale dans les nouvelles technologies « permet aux gens d’avoir espoir en l’avenir », estime-t-elle. « C‘est vrai qu’ils ont créé une société dans laquelle les choses fonctionnent au total assez bien. »
Anu Partnanen, par exemple, a pu faire de longues études et voyager. Mais maintenant qu’elle a une fille, elle songe à rentrer en Finlande. Comme l’existence de la baby box l’illustre, « la vie y est meilleure pour un enfant », sourit-elle.
Couverture : Paysage finlandais. (Carlos « Grury » Santos/Unsplash)