La colère
Par ce glacial mois de février 2019, la vallée du Cachemire hésite entre un manteau neigeux et une couverture de boue. La pluie succède aux flocons et les flocons à la pluie. Dans le nord de l’Inde, les glissements de terrains ont entraîné la fermeture de la seule route reliant Jammu à Srinagar à travers un chapelet de cols argileux. Puis, dès que le ciel a retrouvé une teinte moins hostile, les voitures sont revenues. Elles abondent ce matin du jeudi 14 février. Mais dans l’après-midi, l’axe leur est de nouveau fermé. À hauteur de Pulwama, de la suie et du sang maculent l’asphalte. Sur le terre-plein central, une carcasse noire fume au milieu des soldats et des débris. Tordue par l’explosion, son châssis dessine d’affreuses arabesques.
Vers 15 h 15, un des 78 véhicules transportant plus de 2 500 paramilitaires indiens a été pulvérisé par 350 kilos d’explosifs. Un homme de la région âgé d’une vingtaine d’années, Adil Ahmad Dar, a fait sauter sa ceinture piégée, tuant 44 soldats et en blessant des dizaines d’autres. Enfant, « il était battu par les troupes indiennes au retour de l’école », a témoigné sa mère, Fahmeeda, qui collabore à l’enquête. « Il avait de la colère contre elles. » Son acte a été revendiqué par le Jaish-e-Mohammed, un groupe islamiste qui reçoit de l’aide du Pakistan. L’Inde a donc rapidement accusé son voisin, avec qui elle est en conflit plus ou moins larvé depuis 72 ans. À leur naissance, en 1947, les deux États ont récupéré une partie du Cachemire sans jamais véritablement abdiquer l’autre.
Plutôt que d’organiser un référendum pour donner aux habitants le choix d’appartenir à un pays ou à un autre, comme le voulaient les Nations Unies dès 1948, les deux parties ont tracé une « ligne de contrôle » hérissée de fusils. « Avec entre 500 et 700 000 soldats, c’est une des zones les plus militarisées du monde », souligne Charlotte Thomas, directrice du programme Asie du Sud au sein du réseau de chercheurs Noria. Des décennies durant, une culture de la violence a infusé au Cachemire, qui explique en partie le geste d’Adil Ahmad Dar. Depuis l’introduction des Armed Forces Special Powers Acts (AFSPA) en 1990, l’armée dispose ici de prérogatives arbitraires. « Les jeunes voient la mort au quotidien », poursuit la chercheuse. « Pour eux, on n’est pas un vrai Cachemiri tant qu’on n’a pas été arrêté par l’armée. »
Ceux qui vivent du côté pakistanais « ont encore moins voix au chapitre, mais on parle moins de leur condition car l’accès est plus difficile », précise-t-elle. Mardi 26 février, des chasseurs de l’armée indienne sont passés au-dessus de leurs têtes pour larguer des missiles sur Balakot, un village déjà ravagé par un tremblement de terre en 2005. Selon le ministre des Affaires étrangères en poste à New Delhi, Vijay Gokhale, l’offensive a « éliminé un grand nombre de terroristes de Jaish-e-Mohammed, des formateurs, des commandants et des groupes djihadistes qui étaient entraînés en vue d’actions fedayines » – autrement dit d’attentats suicides. Dans les bois qui surplombent Jaba, près de Balakot, les bombes ont laissé quatre cratères et plié quelques pins. Aucune victime n’est à déplorer à en croire les riverains.
« Ils disent qu’ils voulaient tuer des terroristes, en voyez-vous ici ? » s’agace Nooran Dhah, un homme de 62 ans interrogé par les journalistes. « Nous voilà, sommes-nous des terroristes ? » Quelque 500 personnes vivent dans ce village qui ouvre sur la vallée de Kaghan, située à environ 60 km d’Abbottabad, le réduit où Oussama Ben Laden a été tué par les forces spéciales américaines en 2011. Lorsque les bombes indiennes sont tombées, vers 3 h du matin, « ça a tout secoué », témoigne Abdur Rasheed. « Personne n’est mort sinon des arbres et un corbeau. » L’hôpital du coin et celui de Balakot disent n’avoir reçu aucun blessé. Il n’y aurait d’après ces témoins pas de camp d’entraînement dans les environs, mais une école coranique financée par Jaish-e-Mohammed.
Dans l’optique des élections générales qui doivent se tenir au printemps, le très nationaliste Premier ministre indien, Narendra Modi, ne pouvait pas ne pas réagir. D’autant qu’il a toujours tapé sur le Pakistan dès que l’occasion s’est présenté. De son côté, victime ou non, Islamabad a promis une « surprise ». Elle est arrivée le lendemain : deux avions de chasse de New Delhi ont été abattus. Un des pilotes a été capturé tandis qu’un appareil pakistanais était touché.
En réaction, jeudi 28 février, Narendra Modi a accusé son voisin d’avoir des « visées maléfiques » et de tenter de freiner la croissance indienne. « Aujourd’hui, tous mes compatriotes sont debout comme un seul homme. L’ennemi essaye de nous déstabiliser en menant des attaques terroristes », a-t-il dit pour expliquer son refus de dialoguer avec le chef du gouvernement pakistanais, Imran Khan. Ce dernier dit privilégier la voie diplomatique, afin d’éviter l’usage des arsenaux nucléaires. « Avec les armes que vous avez et celles que nous avons, pouvons-nous nous permettre une erreur de calcul ? » a-t-il demandé. « Ne devrions-nous pas penser au risque d’escalade et à ce qu’il pourrait entraîner ? »
Le partage
Les tirs pleuvent au-dessus de la « ligne de contrôle ». Ce mercredi 27 février, dans le ciel du Cachemire, une dizaine d’avions pakistanais tombent sur des patrouilleurs ennemis. Parmi eux, le MiG21 d’Abhinandan Varthaman est soudain touché par un missile du mauvais côté de la frontière. Alors que l’appareil s’abîme, l’officier indien déploie son parachute et s’empresse d’avaler les documents qu’il a sur lui. Contraint d’atterrir en territoire hostile, il est tout de suite fait prisonnier. Vendredi 1er mars, l’homme de 38 ans est finalement libéré « en signe de paix » par Islamabad, dans l’espoir d’éviter un conflit nucléaire. Mais de son côté, Narendra Modi ne change guère de ton, affirmant que désormais « l’Inde ne sera plus sans défense face à la terreur ».
Washington désamorcer les tentions et exhorter les deux pays à éviter d’autres actions militaires.
Quand la course à l’arme nucléaire battait son plein, les dirigeants pakistanais, qui semblent aujourd’hui vouloir calmer le jeu, adoptaient la rhétorique martiale de Modi. « Si l’Inde se dote de la bombe, nous mangerons de l’herbe ou des feuilles mais nous aurons la nôtre », déclarait en 1965 le Premier ministre Zulfikar Ali Bhutto. Le père de Benazir – première femme à la tête d’un État à majorité musulmane, assassinée en 2007 – est aussi celui du programme nucléaire pakistanais. Né en 1928 dans une famille d’aristocrates, Zulfikar Ali Bhutto est parti étudier aux États-Unis au moment où l’Inde britannique a laissé la place à deux pays : l’Inde et le Pakistan.
À Berkeley, le jeune homme est témoin de la panique qui secoue les États-Unis lorsque l’Union soviétique réalise son premier test de bombe à implosion, la RDS-1, en 1949. Diplômé un an plus tard, il prend ensuite des cours de droit international à Oxford avant d’enseigner la matière à Southampton. Cette spécialisation lui permet de représenter son pays aux Nations Unies à partir de 1957. À ce titre, il réclame en vain que l’Inde organise un référendum au Cachemire. Essentiellement peuplée de musulmans, la région était gouvernée par un prince hindou au moment de l’indépendance. Le Pakistan a alors essayé de la prendre par la force jusqu’à ce qu’un cessez-le-feu fût enfin signé en 1949. Depuis, la ligne de contrôle partage le Cachemire.
Accepté faute de mieux, le statu quo se maintien lorsque le général Muhammad Ayub Khan prend le pouvoir par un putsch au Pakistan. Bhutto est enrôlé dans son gouvernement. En 1959, il voit la Chine perturber ce fragile équilibre en pénétrant au Ladakh, un État du Cachemire contrôlé par l’Inde, dans l’optique de relier le Tibet au Xinjiang. Islamabad songe alors à tirer profit des ambitions de Pékin, quitte à jouer sur plusieurs tableaux. Déjà soutenu militairement par les États-Unis, il lui cède la vallée du Shaksgam contre son appui face à l’Inde. La guerre éclate en 1965, s’arrête rapidement puis reprend en 1971, au moment où le Bangladesh fait sécession d’avec le Pakistan.
Les mêmes acteurs sont aujourd’hui impliqués dans la région. En 2017, la Chine a débuté la construction d’un corridor économique au Pakistan pour près de 62 milliards d’euros. Elle se place traditionnellement de son côté, mais veut à tout prix éviter un conflit ouvert, qui perturberait à n’en pas douter ses projets. « Nous espérons que les deux parties garderont la paix et la stabilité de la région en tête, feront preuve de retenue, et privilégieront le dialogue de manière à régler le problème et à préserver les intérêts fondamentaux de chacun », a déclaré le porte-parole du ministère des Affaires étrangères chinois, Lu Kang. « Nous les invitons à s’abstenir de toute action susceptible d’entraîner une nouvelle escalade des tentions. »
Le message n’est guère différent à Washington, au demeurant plus proche de New Delhi. Le secrétaire de la Défense, Patrick Shanahan, dit tout faire pour « désamorcer les tentions et exhorter les deux pays à éviter d’autres actions militaires ». Fin 2018, Donald Trump a annoncé la suspension d’une aide militaire au Pakistan d’une valeur d’1,3 milliard de dollars en raison de son soutien à des groupes terroristes. Il pensait notamment à l’appui de rebelles en Afghanistan. « Les États-Unis ont bêtement donné 33 milliards de dollars d’aide aux Pakistanais ces 15 dernières années et ils ne nous ont rien donné en retour si ce n’est des mensonges et de la duplicité, prenant nos dirigeants pour des idiots », a tweeté le président américain.
Atomes contraires
Avant de « bêtement donn[er] 33 milliards de dollars d’aide au Pakistan », les États-Unis ont soutenu le programme nucléaire indien. En 1963, un protocole est signé entre les deux pays qui vise à construire le réacteur de la centrale de Tarapur. Les sociétés américaines Bechtel et General Electrics mettent leur pierre à l’édifice. Sans surprise, New Delhi refuse de signer le traité de non-prolifération nucléaire (TNP) en 1969. Son premier essai souterrain, réalisé en 1974, pulvérise l’accord de Shimla, qui promettait deux ans plus tôt un règlement pacifique du conflit au Cachemire. L’effroi gagne le Pakistan. Élu Premier ministre l’année précédente, Zulfikar Ali Bhutto charge Abdul Qadeer Khan de construire la bombe. Ancien employé du consortium anglo-germano-néerlandais Urenco, à Amsterdam, cet ingénieur et physicien a ramené des Pays-Bas de précieuses informations dans ses valises.
Destitué par un coup d’État en 1977, Bhutto assiste depuis la prison au début de l’enrichissement d’uranium. Il a déjà été pendu quand la technologie est maîtrisée, en 1984. Dès lors, note le journaliste indien Negarajan V. Subramanian, « certains hauts fonctionnaires du cabinet du Premier ministre envisagent le scénario suivant lequel l’élargissement de la guerre conduirait à une première frappe pakistanaise, nucléaire et limitée (deux ogives nucléaires), suivie, en représailles, par une frappe indienne qui, elle, serait totalement destructrice ».
Une guerre nucléaire entre les deux pays, pour peu que la puissance ayant détruit Hiroshima en 1945 soit engagée, ferait 45 millions de victimes, estiment les chercheurs américains Brian Toon et Alan Robock. À en croire une autre étude à laquelle a participé le second, pareille explosion affecterait la stratosphère, entraînant par la suite une baisse de la température mondiale. Au minimum, ce refroidissement conduirait le monde vers une décennie sans été, réduisant significativement les récoltes. « Même le “vainqueur” de cette guerre nucléaire entre l’Inde et le Pakistan endurerait une famine dévastatrice à cause de la disparition des moussons », notent les chercheurs.
Dans les années 1980, le Pakistan se contente donc d’alimenter l’insurrection au Cachemire indien. Ses services de sécurité participent à la création du Hizbul Mujahideen en 1989. La constellation rebelle de la région fait face à une répression sans merci de New Delhi, qui donne les coudées franches aux militaires en adoptant les Armed Forces Special Powers Acts (AFSPA) en 1990. À quoi, Islamabad répond en soutenant les djihadistes du Lashkar-e-Toiba et du Jaish-e-Mohammed. « Ce sont des créations de l’appareil militaire pakistanais dans une logique de proxy », explique Charlotte Thomas. En 2001, ces deux cellules organisent un attentat dans le parlement de New Delhi au cours de laquelle elles tuent six policiers, deux attachés parlementaires et un jardinier. « Nous avons reçu la preuve qu’un pays voisin est impliqué », accuse le lendemain le ministre de l’Intérieur Lal Krishna Advani.
Puisque « pas plus que les Américains, les Chinois ne semblent vouloir prendre la défense du Pakistan », le président Pervez Musharraf rencontre le Premier ministre indien Atal Bihari Vajpayee à Agra. Aucun terrain d’entente n’est trouvé et les attentats continuent. « Pendant dix mois, l’Inde mobilise ses troupes près de la frontière pakistanaise, mais sans passer à l’action », observe le chercheur du CNRS Jean-Luc Racine. « Dans les deux cas, l’hypothèse d’une guerre limitée sous parapluie nucléaire paraît trop risquée. » À partir du moment où un dialogue s’engage en 2003, le Pakistan subit les effets pervers de sa politique de proxy : furieux que Musharraf soutienne la guerre contre le terrorisme des États-Unis, le Jaish-e-Mohammed appelle à le tuer.
Depuis l’attentat du 14 février, l’opposition en Inde est muselée et accusée de traîtrise.
En 2007, des insurgés prennent d’assaut la Mosquée rouge d’Islamabad et font 154 morts. Pour tuer dans l’œuf le rapprochement entre voisins, des islamistes pakistanais commettent une série de dix attaques terroristes à Mumbai, sur le territoire indien. Au surplus, les logiques internes font obstacle aux négociations. « Quand le parti nationaliste Bharatiya Janata Party (BJP) est dans l’opposition, il bloque toute tentative de dialogue en reprochant au parti au pouvoir sa faiblesse », souffle Charlotte Thomas. Lors de son passage au pouvoir entre 1999 et 2004, les lignes de bus entre le Cachemire indien et pakistanais ont au contraire rouvert. « On pouvait penser que l’arrivée au pouvoir de Narendra Modi, issu du BJP, allait aussi favoriser la détente », ajoute-t-elle, « mais sa politique est assez erratique. Il a notamment nommé un va-t-en-guerre à la sécurité intérieure. Sa ligne est dure mais pas strictement militaire. »
Depuis l’attentat du 14 février 2019, « l’opposition est d’ailleurs muselée et accusée de traîtrise ». Si Narendra Modi ne compte sans doute pas donner l’impression de transiger en vue des élections du printemps prochain, la chercheuse doute qu’il entende lancer d’autres attaques. « Il y a un narratif sous-jacent selon lequel chacun veut tout le Cachemire, mais prosaïquement, l’Inde et le Pakistan souhaitent garder leur part », analyse-t-elle. « Des avions ont été abattus des deux côtés, les compteurs sont désormais à zéro. » La menace nucléaire tend du reste à créer un « équilibre de la terreur », selon l’expression consacrée. Aussi, le ministre des Affaires étrangères pakistanaises, Shah Mahmood Qureshi, a-t-il déclaré vendredi 1er mars qu’une guerre serait « suicidaire ».
Reste qu’un statu quo ne serait pas synonyme de paix pour les Cachemiris. Ils demeurent les otages des groupes rebelles et sont toujours en proie à l’oppression des autorités de part et d’autre. En Inde, « le gouvernement utilise la question sécuritaire pour arrêter des leaders séparatistes », note Charlotte Thomas. La zone est aujourd’hui quadrillée par les militaires. Samedi 2 mars, ils ont échangé des tirs d’artillerie, faisant au moins sept morts, dont deux civils pakistanais. En Inde, une mère et son fils ont péri sous un obus.
Couverture : Les débris d’un avion abattu par le Pakistan.