La vitre et l’aiguille
Sous le soleil de ce mois de février 2018, dans le désert californien, les lois de la physique partent en fumée. Pour la nouvelle vidéo de leur série The Super Slow Show, les youtubeurs britanniques Gavin Free et Daniel Charles Gruch ont encore une fois prévu de dilater le temps avec une caméra Phantom v2511, capable de filmer 25 000 images par seconde. « Cette semaine est consacrée à la vitesse », lancent-ils dans des blouses de scientifiques. À leurs côtés, trois Chinois en combinaisons orange, ceintures noires et baskets Feiyue sont prêts à réaliser un tour de magie avec la matière.
« Ce que nous allons faire pour vous est ce que nous appelons “une aiguille à travers une vitre” », explique doctement Bruce Wen. « C’est l’un des 72 arts des Shaolin, l’un des plus importants. Cela demande au moins dix ans d’entraînement. » Ce moine guerrier, formé au monastère où naquit la discipline il y a des siècles, est depuis 2005 à la tête d’une académie de kung-fu basée à Rosemead, à l’est de Los Angeles. Il se présente comme le « Batman chinois ».
Mais c’est son élève, Feng Fei, qui sera le super-héros du jour. En introduction, ce dernier écarte vite les bras, puis les ramène avec soin vers lui avant de les baisser comme pour descendre la vitre d’un vieux train. « Il convoque l’énergie », commente Bruce Wen. Le tour peut commencer. Tandis que le troisième maître Shaolin tient une petite vitre à hauteur d’homme, derrière laquelle est disposé un ballon de baudruche, Feng Fei se saisit d’une aiguille. Il la pointe vers la cible, arme son bras, et la lance avec célérité. Sa pointe traverse la vitre de part en part, faisant exploser le ballon. « Oh, wow ! » s’exclament Gavin et Daniel sans avoir le temps de comprendre ce qu’il s’est passé.
Dans son livre paru en 1934, L’Héritage authentique Shaolin : méthodes d’entraînement des 72 arts Shaolin, Jin Jing Zhong ne parle pas directement d’un exercice consistant à perforer du verre à l’aide d’une aiguille. Il donne en revanche des conseils pour augmenter la dextérité et la force des mains. « Après avoir appris le kung-fu », écrit l’auteur, « la dureté d’une chose n’aura plus d’importance : vous pourrez la prendre entre les doigts et la casser d’un coup ».
Jin Jing Zhong n’était ni un mystique ni un scientifique. Shaolin de génération en génération, les membres de sa famille avaient cessé de l’être au moment du déclin de la dynastie Qing, à la fin du XVIIIe siècle. Son goût précoce pour la guerre l’a fait renouer avec la tradition. « J’ai toujours été attiré par la voie militaire », disait Zhong. Si la dimension spirituelle de la pratique est importante, une discipline toute martiale se trouve à ses fondements.
Selon le professeur israélien d’études est-asiatiques Meir Shahar, auteur de l’ouvrage The Shaolin Monastery: History, Religion, and the Chinese Martial Arts, le kung-fu Shaolin réussit le tour de force de concilier un entraînement guerrier avec une philosophie bouddhiste qui proscrit la violence. À l’heure où la Chine développe des armes de plus en plus sophistiquées, ceux qui se pressent au célèbre monastère Shaolin, dans le comté montagneux de Dengfeng, ne se préparent évidemment plus au champ de bataille. Bruce Wen, par exemple, rêve de faire carrière à Hollywood.
C’est un juste retour des choses. « Les non-initiés sont exposés au mythe Shaolin depuis les films légendaires de Bruce Lee dans les années 1960 et ceux de Jet Li », note Meir Shahar. « Les films de kung-fu ont joué un rôle clé dans la formation de sa légende. » Leur popularité a attiré bien du monde vers le berceau. À la fin des années 1990, plus d’un million de touristes passaient par le temple bouddhiste originel chaque année. Le comté réunissait lui quelque 7 000 aspirants une décennie plus tard. Seule une petite partie d’entre eux deviendront de véritables moines Shaolin. Mais enfin, c’est possible, même pour un étranger.
Shaolin calling
Ce jour d’avril 2000, le super-héros n’a pas de nom pour Matthew Ahmet. Depuis son fauteuil du London Dominion Theatre, le Britannique de 11 ans voit un inconnu monter sur une table dans laquelle est plantée un grand pic. Ce protagoniste du spectacle Shaolin Wheel of Life joint ses mains comme s’il portait un nourrisson. Il les monte au ciel puis les descend, dans un geste que répétera Feng Fei en Californie 18 ans plus tard. Le moine Shaolin se hisse alors au-dessus du pic, y plante son nombril, et set met à tourner autour, les mains dans le vide.
« J’avais appris le karaté et j’aimais les films de Jackie Chan et Bruce Lee, mais je n’étais pas prêt pour ça », se souvient Matthew Ahmet aujourd’hui. « Mon grand-frère et mon cousin m’ont amené au spectacle. » Le garçon est fasciné. Lorsqu’un des moines porte son corps à l’envers à la seule aide de ses deux indexes, il est convaincu de vouloir devenir aussi fort. Sur le chemin du retour vers sa maison d’Enfield, au nord de Londres, Matthew est étrangement calme. Son plus grand rêve est en germe. Au départ, ses parents ne le prennent pas vraiment au sérieux. Mais le jeune homme met tout en œuvre pour ressembler aux Chinois de Shaolin Wheel of Life.
Alors qu’il commence son apprentissage dans une petite école d’arts martiaux, les murs de sa chambre se couvrent de posters de combattants en tuniques orange. Pour leur ressembler, il achète du tissu et le taille sur des machines à coudre de son école. Devenu adolescent, Matthew réalise que ces figures lointaines ne sont pas ses seules sources d’inspiration. Il y a aussi son père, Meltin. Atteint par un cancer des testicules en 2003, ce dernier doit subir de fastidieuses opérations à l’hôpital. « Voir mon père souffrir autant a été l’une des périodes les plus difficiles de ma vie », regrette-t-il. « Mais son courage m’a beaucoup inspiré. »
Deux ans plus tard, sorti de l’hôpital, Meltin est présent, à l’aéroport, pour dire au revoir à son fils. À 17 ans, Matthew prend l’avion pour la Chine, accompagné d’une connaissance de son professeur d’arts martiaux, capable de le guider vers le monastère. La famille fond en larmes. L’adolescent n’est pas au bout de ses peines. Afin de rallier le monastère en voiture, dans le comté de Dengfeng, il faut faire 14 heures de route, soit plus que le vol entre l’Angleterre et le pays du kung-fu. Là-bas, après une courte nuit sur un lit sans matelas, Matthew est envoyé courir à 5 heures du matin à travers le paysage escarpé.
L’entraînement s’arrête à 7 h, pour un petit-déjeuner à base de riz et de légumes bouillis, à 12 h avec le même menu suivi d’une sieste de deux heures et, enfin, à 21 heures. Le lendemain, Matthew a si mal aux mollets qu’il peut à peine marcher. Mais il faut recommencer sous peine d’être frappé avec des bambous. « Très souvent, il n’y avait pas d’eau chaude, ni d’électricité », raconte-t-il. « Mais ce n’était pas dur car j’étais passionné, c’est ce que je voulais. C’était comme vivre dans un film de kung-fu. » Fier, le jeune Britannique apprend à surmonter la douleur et quelques mots de chinois. Un an après son arrivée, il rejoint la troupe qui l’avait inspiré enfant. Sa mère lui rend visite à la même période. Elle découvre un garçon affûté, au crâne rasé, visiblement heureux.
Matthew ne change pas seulement physiquement. Il adopte aussi une nouvelle philosophie, « dont la simplicité fait la beauté ». Le Shaolin offre selon lui « un équilibre entre le bouddhisme et le kung-fu, comme il y a un équilibre dans le yin et yang, comme il y a une charge positive et négative dans une batterie. » Le Britannique ne fait cela dit pas partie de ceux qui ont fait vœu de chasteté. Son mariage avec une Chinoise, Chang Chung, est célébré le 25 janvier 2008. Un an plus tard, il part en tournée avec la troupe de Shaolin Wheel of Life, près de dix ans après les avoir vu sur scène à Londres. La boucle est bouclé. Avec sa femme, il rentre en Angleterre pour y monter un temple de guerriers Shaolin, à Cheshunt, non loin d’Enfield.
Une vieille école
Au moment où l’initiation se termine pour Matthew, elle commence pour Loan Drouard. À Issoire, commune du Puy-de-Dôme de 14 000 habitants, ce garçon de sept ans déclare à son père, en plein dîner, qu’il veut devenir moine Shaolin. Jérôme Drouard ne se souvient pas précisément ce qui a suscité cette folle vocation. C’est peut-être un documentaire sur le sujet. Toujours est-il que, voyant son fils faire le grand écart tous les matins, il l’inscrit au taekwondo en 2009. Loan arrête le judo, qu’il avait commencé à trois ans, pour se consacrer à cet art martial dont les coups sont plus proches de ceux du kung-fu.
Avec son épouse, Sylvianne, Jérôme Drouard a toujours encouragé son fils à faire du sport. Né en 1970, ce cadre technique national chargé de l’accompagnement psycho-comportemental au sein de la Fédération française de triathlon ne voit donc pas d’un mauvais œil son entêtement. « À ses neuf ans, en 2011, il insistait pour faire la rentrée des classes en Chine », raconte Jérôme. « J’ai regardé sur Internet et j’ai vu qu’il y avait un business. » Si ces offres à destination des étrangers représentent une chance pour Loan, elles « laissent perplexes certains dévots », observe Meir Shahar. « Car ils aspirent avant tout au développement personnel. »
Une synthèse de combat, de thérapie et de développement personnel
Leur désenchantement n’est pourtant pas nouveau. Sous l’ère Ming (1368-1644), les pèlerins étaient parfois perturbés par le faste du monastère Shaolin, à rebours de la sobriété prônée par le bouddhisme. Car le développement de l’art martial et la richesse de ses apôtres sont allés de pair. Créé dans la dernière décennie du Ve siècle par un moine originaire d’Inde que les sources chinoises appellent Batuo ou Fotuo, le temple s’est retrouvé avec un patrimoine assez vaste à défendre pendant la période médiévale. Il a donc fallu combattre. « Sous la dynastie Tang (618-907), les moines Shaolin participaient à la guerre, mais il n’existe pas de preuve qu’ils possédaient un art martial spécifique à ce moment-là », remarque Meir Shahar.
Les moines Shaolin se sont par la suite spécialisés dans le combat au bâton ; si bien qu’à la fin de l’ère Ming, leur technique avec cette arme était considérée comme la meilleure de Chine. Alors qu’ils étaient jusqu’ici plutôt loyaux envers le pouvoir, ils ont occupé une position ambivalente sous la dynastie des Qing (1644-1911), pendant laquelle leurs techniques sans armes se sont perfectionnées. Des techniques de gymnastique daoiste et de respirations ont alors été intégrées au combat à main nue créant, selon le chercheur israélien, « une synthèse de combat, de thérapie et de développement personnel ».
Loan Drouard fréquentera le monastère après avoir pris des cours dans une petite école, au pied des montagnes. Son premier voyage en Chine, avec sa famille, en 2011, dure 28 jours. Bien d’autres suivent. L’adolescent arrête le taekwondo pour se consacrer avec un certain talent au kung-fu. Stages et compétitions en Chine s’enchaînent durant les vacances scolaires en classe de CM1, CM2 et sixième. Dès sa deuxième année de collège, il part trois mois, seul. Un instructeur l’ayant pris sous son aile, le séjour suivant dure près d’un an.
« Beaucoup d’étrangers vont là-bas », remarque Jérôme, « sans toujours avoir conscience du travail que cela implique. » Dans les écoles Shaolin, on trouve d’après lui aussi bien des enfants de quatre ans habités par leur culture que des fils de bonnes familles intéressées par leur renommée. À aujourd’hui 16 ans, Loan n’a quant à lui rien perdu de sa motivation. Il participera aux prochains championnats de France de kung-fu et peut-être aux championnats du monde. Lorsqu’il décidera de rentrer en France, ce dont son père ne doute pas, peut-être ouvrira-t-il, comme Matthew Ahmet, une école.
Couverture : Deux moines Shaolin en pleine démonstration.