Initiation

Un coup de sifflet retentit dans la forêt qui entoure Koka, un village japonais de la province de Shiga, non loin de Kyoto. Six jeunes hommes en kimonos noirs, rouges et bleus s’élancent sur un chemin de terre, tournent les talons dix mètres plus loin, et reviennent précipitamment vers le mur en pierre qui jouxte la ligne de départ. Ils cherchent une prise pour grimper. Là-haut, une longue série d’obstacles les attend.

En ce début du mois d’octobre 2017, les fourrés sont parcourus de piquets en fer reliés par une cordelette jaune et noir. Comme chaque année, le parcours de ces 34e championnats de ninjas serpente entre les arbres. Avec le village voisin d’Iga, Koka représente le cœur historique du ninjutsu, cette science de la survie et du combat souvent incarnée par d’insaisissables guerriers, dont les intentions sont aussi sombres que les vêtements. Une somme de livres et de films a popularisé la figure mythique du shinobi. Elle n’en reste pas moins nimbée de secret.

Sur l’archipel, « le ninjutsu a toujours évolué à la marge d’une société en constant changement », explique le professeur Kacem Zoughari dans son livre Ninja, Ancient Shadow Warriors of Japan. Mais il existe pourtant un itinéraire, une périlleuse ligne de crête, pour devenir ninja.

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En plus du championnat, la préfecture de Shiga organise depuis 2008 un test au terme duquel des certificats d’aptitudes sont décernés. Pour la première fois, ce dernier avait lieu dans le majestueux temple Zozoji de Tokyo, le 22 octobre 2017. Contre 3 000 yen (22 euros), les étrangers pouvaient, au même titre que les Japonais, tenter de répondre à 50 questions à choix multiple à propos des débuts du ninjutsu, il y a des siècles, mais aussi de ses avatars plus récents dans la fiction, qu’ils apparaissent sur les pages de romans ou de mangas. Un lancer de shuriken était également évalué. « Devenir un ninja demande du temps », tempère Chris O’Neill.

En avril 2016, cet Américain d’à peine 30 ans passionné de culture nippone a été engagé par l’office de tourisme de la province d’Aichi, voisine de celle de Shiga, pour faire la promotion de la culture locale autour du monde, au sein d’une équipe de six guerriers. Il est ainsi devenu le premier étranger payé (1 300 euros par mois) pour revêtir la tunique des shinobi. « N’importe qui peut postuler », lâche-t-il, quoiqu’une préparation soit bien sûr indispensable. La discipline, si tant est que le ninjutsu puisse être qualifié ainsi, requiert force, rapidité, agilité et sens du timing. Mais il faut avant tout de la patience, indique Chris O’Neill.

« Ce n’est pas un art martial », précise Kacem Zoughari, « mais plutôt une étude de l’évolution des arts martiaux pour savoir comment se prémunir du danger. » Élève des maîtres Tsunehisa Tanemura et Masaaki Hatsumi, l’Américain Stephen K. Hayes ne dit pas autre chose : « La violence ne rencontre pas la violence comme dans un art martial traditionnel, c’est plus retors. L’idée est de percevoir ce qui peut arriver. »

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Dans les bois de Koka, la vitesse ne vaut pas grand chose sans capacité d’anticipation. Le ninjutsu y a justement pris racine car survivre en milieu hostile relève de l’impossible sans prévoir. Surtout lorsque, comme dans le Japon féodal, la voie n’est pas balisée et les dangers omniprésents.

Origines

Avant d’enseigner l’art de l’esquive et de la parade, Stephen K. Hayes a reçu une éducation classique au lycée Fairmont de Kettering, dans l’Ohio. À ses 15 ans, en 1964, les Tortues ninja n’existent pas et bien peu d’Américains connaissent suffisamment la culture japonaise pour avoir entendu parler des shinobi. Mais une certaine idée de l’archipel traverse le Pacifique à travers le livre de Ian Fleming, You Only Live Twice, qui met en scène James Bond au pays du Soleil-Levant. Sur les conseils d’un camarade de classe, Stephen Hayes s’y plonge avec fascination. Au Japon, l’agent 007 doit traiter avec différents types d’adversaires rusés. Rusé lui aussi, il trompe ses ennemis en organisant un faux mariage avec une Japonaise qui parle anglais, pour avoir étudié aux États-Unis.

Bond s’initie aussi au ninjutsu. « C’était génial, j’aurais voulu faire quelque chose d’aussi excitant dans ma vie », se souvient Hayes. Pensant se rendre à un cours de judo, l’adolescent découvre plus tard le tangsudo, un art martial coréen. Dans les années 1970, les premiers films de Jackie Chan mettent les sports de combat asiatiques à la mode aux États-Unis. L’attitude des précurseurs ne laisse cependant pas apparaître leur dimension philosophique d’après Hayes : « La cocaïne était partout, les gens portaient des bottes de cow-boy et des chaînes en or. » Lui veut aller à la source. Seulement, le président autoritaire en place à Séoul, Park Chung-hee, issu d’un coup d’État, essaye alors d’imposer son idée des arts martiaux coréens contre les pratiques qui ont cours à l’étranger. Hayes met donc le cap sur le Japon. Le ninjutsu est alors à la fois la moins connue des pratiques mais aussi celle qui a le mieux conservé sa dimension spirituelle. Toutes possèdent un tronc commun.

Ainsi est-il « impossible de comprendre le ninjutsu sans avoir une base solide dans les fondations historiques des techniques de combat du Japon », indique Kacem Zoughari. Issues du budo, l’art de la guerre développé par les seigneurs à la fin du premier millénaire, elles ont commencé à être classifiées par les samouraïs de l’ère Kamakura (1192-1333). Ces derniers restent néanmoins des soldats complets, initiés aux différentes techniques de combats. Le terme de ninja renvoie lui, souvent, à des personnes à l’écart des grandes familles de guerriers, voire à des criminels.

Masaaki Hatsumi

À l’ère Edo (1603-1868), l’unification progressive de l’archipel relativise l’importance de l’art de la guerre. Le système féodal tombe complètement sous l’ère Meji, de 1868 à 1912. Pour affermir leur pouvoir, les dirigeants destituent les samouraïs et interdisent le budo, calfeutré au dojo. Ainsi est-il dilué en plusieurs pratiques. Par leur marginalité, les ninjas parviennent à perpétuer une discipline complète du point de vue physique et philosophique. À la faveur du commerce, le judo, le jujitsu ou le taekwondo deviennent populaires dans le monde au cours du XXe siècle. Le ninjutsu moins.

Lorsqu’il réussit « par miracle » à se faire accepter comme élève par les maîtres Tsunehisa Tanemura et Masaaki Hatsumi, Stephen Haye est donc un cas isolé. Mais son parcours a pourtant des airs de déjà-vu. Comme James Bond dans You Only Live Twice, il s’initie au ninjutsu et se marrie avec une Japonaise qui parle anglais car, elle aussi, a étudié aux États-Unis.

La pratique

Fin 1980, son visa étant terminé, Stephen Haye revient aux États-Unis où il commence à enseigner à son tour. Le monde s’apprête à connaître « une espèce de boom ninja » se souvient Benjamin Orel, aujourd’hui professeur de ninjutsu au Dojo Ninja Paris. De Duel to The Death à Five Elements Ninjas en passant par L’Épée de Kamui, les films d’exploitation sur le sujet sortent les uns après les autres. En 1985, Stephen Haye fait la couverture du magazine spécialisé dans les sports de combat Black Belt. Lors de la séance photo, on lui demande de prendre la posture de l’agresseur en grimaçant. Ce n’est pourtant pas vraiment l’esprit du ninjutsu, proteste-t-il.

À l’âge de 12 ans, Benjamin Orel se découvre pour sa part une passion pour les arts martiaux en observant Jackie Chan combattre à l’écran. Il essaye tout : karaté, taekwondo, kung fu, sambo, lutte russe, kick boxing, boxe thaï, full contact et capoeira. Chaque nouvelle initiation offre l’occasion de devenir un combattant plus complet, capable de rivaliser au poing, avec les jambes, au sol ou à l’aide d’accessoires. Las, cette addition compose « une recette avec des ingrédients qui ne vont pas ensemble ». Le sel spirituel des arts martiaux lui manque aussi.

Au Japon, à l’instar de Stephen Hayes et Kacem Zoughari, il apprend auprès de Masaaki Hatsumi, aujourd’hui considéré comme le dernier grand maître du ninjutsu. « C’est quelqu’un de très ouvert qui invite les gens à marcher à ses côtés », confie-t-il. Une fois quelques bases assimilées, il est possible de le rencontrer au cours d’un voyage organisé par les différents dojos. « C’est lui qui a décidé d’ouvrir la pratique aux étrangers dans les années 1980 », ajoute Benjamin Orel. En 1993, Hatsumi décerne la ceinture noire de ninjutsu « Togakure-ryū » à Stephen Hayes. Après un passage au Tibet, ce dernier devient le garde du corps du dalaï-lama.

Stephen Hayes

Il ne faut toutefois pas croire que le ninjutsu est réservé à une caste de privilégiés ou d’athlètes de haut niveau. « Contrairement aux idées reçues, c’est une pratique accessible », observe Benjamin Orel. Plutôt que de courir sur les murs ou au plafond, l’objectif est d’apprendre à utiliser son corps en misant sur ses spécificités. La tonicité prime donc sur la musculature.

Inutile, par ailleurs, de parler japonais : « L‘enseignement d’Hatsumi dépasse les cultures et le langage », poursuit-il. Faute de rencontrer le maître, on peut visiter le château de Nagoya, dans la province d’Aichi, où Chris O’Neill accueillait les visiteurs pendant son année au service de l’office de tourisme. Les week-ends, alors qu’il se rendait a l’aéroport de Chubu pour des démonstrations, des cours étaient dispensés au sein de l’édifice. « Les gens peuvent apprendre l’histoire véritable des ninjas ainsi que l’interprétation actuelle », note-t-il.

Car ils ont deux images : une publique, intimement liée à la fiction, et une pratique, façonnée par le passé. « Les deux sont importantes à mes yeux car j’ai été inspiré par la force des ninjas puissants des films », estime Chris O’Neill. « Ensuite, les aspects psychologiques et spirituels m’ont vraiment passionné. » Aujourd’hui, l’Américain veut continuer à voyager et « peut-être ouvrir un orphelinat quand [il] sera plus vieux ».

De son côté, Masaaki Hatsumi n’a pas désigné de successeur. Mais à 86 ans, le dernier grand maître « est toujours imprévisible et en bonne forme », remarque Benjamin Orel. Il n’est pas trop tard pour prendre la relève.


Couverture : Ninja. (DR/Ulyces.co)