Air cocaïne

À quelques mètres de chez lui, dans une rue enneigée de Montréal, Yaroslav Pastukhov marque le pas. Sa barbe exhale des notes de brouillard qui s’évanouissent en volutes dans la nuit. Tout devient soudain brumeux dans sa tête, y compris le podcast Chapo Trap House qu’il a l’habitude d’écouter en chemin. Cette émission satirique de gauche, dont le logo pastiche celui de la Drug Enforcement Administration (DEA) en lui prêtant une « unité de renseignement sur la cocaïne », plaît pourtant beaucoup à cet ancien rédacteur de Vice Toronto. Mais il a en face de lui une paire de menottes tendue par des membres de la Gendarmerie royale du Canada.

Ce 31 janvier 2019, Pastukhov est arrêté alors qu’il rentrait chez lui, après avoir pris quelques bières à la sortie du bureau. Leonid Yari Farrow, comme il se faisait appeler à l’époque, n’en garde pas un si mauvais souvenir. Des agents « très gentils » lui ont apporté un burger McDonald’s dans une cellule puis l’ont conduit en jet privé à Toronto, les mains attachées derrière le dos. Là, il a retrouvé son ami Ali Taki Lalji en détention, un ancien collègue qui a quitté le service publicités de Vice en 2014 pour rejoindre la Supreme Cannabis Company. « Il m’a dit qu’il allait écrire un livre sur les propriétés magiques des plantes », se souvient Pastukhov.

Lui aussi a des projets. Présenté à un juge, le journaliste de 29 ans a ensuite attendu son procès à Brampton, dans l’Ontario, où il regardait les plants de tomates de sa mère pousser en écoutant l’émission Red Scare. « L’industrie du podcast est trop cool », juge le jeune homme. Désormais blacklisté par l’ensemble de la presse canadienne, il envisage de faire de la radio. Mais ce ne sera pas pour tout de suite.

Yaroslav Pastukhov

Mardi 3 décembre 2019, Yaroslav Pastukhov a été condamné à neuf ans de prison. Après avoir personnellement transporté de la drogue de Las Vegas à l’Australie, il a profité de sa position de rédacteur de Vice pour recruter des mules. « Attiré par le glamour, les gens riches et les clubs, il a essayé la cocaïne, puisqu’elle était monnaie courante dans l’industrie de la musique », a indiqué la juge Heather Pringle. « Monsieur Pastukhov a aussi cherché à faire avancer sa carrière journalistique. »

Engagé par le bureau torontois du média en 2014 pour travailler sur son ancien site de musique, Noisey, ce passionné de rap aussi connu sous les alias Slava Pastuk et Slava P a vite été lassé par le travail d’éditeur. En manque d’inspiration, il se serait alors inspiré d’autres plumes du média qui sont entrées en contact avec un membre de l’État islamique pour un article. Pourquoi ne pas raconter le trafic de drogues de l’intérieur ? Voilà l’idée qu’il raconte avoir eue. Sans aviser ses supérieurs, il se serait alors mis à chercher un moyen de monnayer de la cocaïne.

« Il espérait embarquer le lecteur dans un schéma d’importation de cocaïne et faire exploser sa carrière de journaliste », a conclu la juge. « Cette ambition égarée l’a conduit à commettre des crimes et à entraîner d’autres personnes dans sa chute. » En décembre 2015, Jordan Gardner, Robert Wang, Kutiba Senusi, Nathaniel Carty et Porscha Wade ont été arrêtés à l’aéroport de Sydney, en Australie, avec 39,76 kg de cocaïne dans leurs valises, soit environ 15,7 millions de dollars. Le premier était un DJ réputé à Toronto ayant vécu avec Pastukhov, le deuxième un ancien stagiaire de Vice et le troisième un organisateur d’événements. Quant aux deux derniers, ils entamaient une carrière de mannequin.

« C’est la chose la plus gang que vous ferez de votre vie », leur avait promis Slava, sans préciser tout ce que cela pouvait comporter comme ennuis judiciaires.

Le chantre du cool

Pendant les longs hivers de Toronto, le vent de la baie s’engouffre dans le port et file jusqu’au 90 de la rue Tyndall, où il fait vibrer les fenêtres. Yaroslav Pastukhov et Jordan Gardner vivent ici en 2014, dans un appartement décati du centre-ville, proche des bureaux de Vice et assez bien placé pour accueillir la fine fleur de scène locale. Le journaliste et le DJ reçoivent aussi régulièrement Ali Taki Lalji, même après son départ de Vice pour rejoindre l’industrie du cannabis, dont la vente deviendra légale au Canada en 2018. Entre le média et cette industrie naissante, la frontière est de toute façon épaisse comme les vitres du 90 de la rue Tyndall.

Fondé en 1994 sous le nom de Voice of Montreal, Vice a d’abord eu pour ambition de couvrir les angles morts de la presse en matière de musique, d’art, de mode et de drogues – drogues dont les trois fondateurs étaient d’ailleurs ouvertement adeptes. Le magazine « voulait casser les codes », décrit Pastukhov, inspiré par cette philosophie aux accents punks. Lui-même vendait de la weed via une application de rencontre et à des collègues. Dans les années 2010, les stupéfiants étaient encore « envahissants » dans les bureaux, d’après un employé.

Gratifié d’un salaire modeste pour Toronto de 30 000 dollars par an (27 000 euros), Pastukhov jouissait en revanche autant qu’il pouvait de la réputation de son employeur. Il saisissait les propositions les plus alléchantes des promoteurs, communicants et autres artistes attirés par la marque Vice et en profitait pour promouvoir ses peintures. « Il était respecté », fait remarquer Rollie Pemberton, un rappeur qui l’a invité à passer des disques dans un restaurant de Toronto. Pour l’occasion, Slava s’était fait appeler DJ Slavalanche.

Les fondateurs de Vice, Shane Smith, Suroosh Alvi et Gavin McInnes
Crédits : Mitchel Raphael

Chantre du cool à l’extérieur, Pastukhov était moins bien vu par ses confrères. « Il ne semblait pas du tout impliqué dans l’édition », estime le pigiste Michael Rancic. « J’aimais travailler avec lui parce qu’il me laissait couvrir ce que je voulais. Il paraissait moins concerné par le journalisme que par le lifestyle de Vice. » Et en effet, l’intéressé a reconnu ne lire bien souvent que le premier paragraphe d’un article reçu par la rédaction avant de le publier. Son attention est toutefois captée par ce journaliste canadien de Vice qui a publié un article à partir de ses échanges avec un membre de l’État islamique.

Pour suivre son modèle de journalisme gonzo – qui a nourri d’intenses débats en interne – Pastukhov entreprend de devenir passeur de drogue. Il n’est du reste pas le seul puisqu’un rédacteur de Vice Mexico a acheté de la drogue au cartel des Zetas en 2015 et deux salariés ont été renvoyés, en 2019, pour avoir acheté tellement de weed, pour les besoins d’un clip de Lil Yachty, que leur entreprise est devenue un « distributeur de drogues » au regard de la loi. Un certain « Trey » indique à Pastukhov, lors d’une soirée au 90 de la rue Tyndall, comment se faire 10 000 dollars en acheminant de la drogue mexicaine de Las Vegas vers l’Australie, où les tarifs sont bien plus élevés qu’aux États-Unis. Lalji se montre aussi intéressé.

Pistolet sur la tempe

À quelques rues de son appartement, dans le centre de Toronto, Yaroslav Pastukhov rencontre deux trafiquants de drogue au restaurant Soho House. Propres sur eux, ils ne laissent rien deviner de leur activité, annoncent d’emblée qu’ils paieront la note, et lui donnent la marche à suivre : quelqu’un lui remettra une valise à Las Vegas et un autre homme la réceptionnera à Sydney. En novembre 2015, Pastukhov fait le voyage avec Lalji et un promoteur d’événements, Isa Cargill. À leur retour, le journaliste se confie à Robert Wang, un ancien stagiaire, et Cargill met dans la confidence sa petite amie, Porscha Wade. On leur promet 5 000 dollars, selon le témoignage de Wang.

Au cours d’un séjour à New York, où il compte des amis, Pastukhov s’ouvre aussi aux mannequins Nate Cry et Kyle Nelson. D’autres employés de Vice sont contactés mais refusent la proposition, contrairement à l’organisateur d’événements Kutiba Senusi. Il achète donc un billet pour le vol qui doit arriver à Sydney le 22 décembre 2015 avec Jordan Gardner, Robert Wang, Nathaniel Carty et Porscha Wade. Seulement, à leur arrivée à Las Vegas, la valise empeste la colle, d’après l’avocat de Gardner, Eidan Havas. Réticent, son client aurait alors été menacé avec un pistolet sur la tempe par l’homme ayant remis le cargaison. Son contenu sera découvert par la police de Sydney : il y a là 81 paquets de cocaïne, ornés du sigle « Z-8 », assez pour les faire condamner à la prison à vie.

Le mannequin Nathaniel Carty

Alertée de l’affaire, la direction de Vice limoge Pastukhov début 2016. Sous un nouveau nom, Leonid Yari Farrow, le journaliste s’envole alors pour Montréal, où il n’est pas inquiété pendant près de trois ans. Les mules écopent de leur côte de peines relativement clémentes : Nate Carty, Porscha Wade et Robert Wang sont déjà sortis de prison, tandis que Jordan Gardner et Kutiba Senusi devraient être libérés en avril. Entre-temps, l’affaire a été dévoilée par le National Post, créant des remous au sein de Vice. « Personne n’était surpris », indique un ancien employé de la filiale canadienne, alors que des salariés américains se disaient stupéfaits.

Arrêté le 31 janvier 2019, tout comme Lalji, Pastukhov commence par minimiser son rôle. « Ils ont fait une montagne de tout ça », considère-t-il alors. « C’est un crime non violent et sans victime parce que les gens qui y sont allés, même s’ils se posent en victimes, n’en étaient pas. » Devant le tribunal, il a cependant déclaré regretter « les décisions prises et les vies affectées » : « J’ai été emporté par quelque chose dont je ne mesurais pas la portée. J’ai détruit mes chances de devenir l’homme que je voulais devenir et j’aurai toujours des remords pour ça. » Sur Instagram, la veille de l’audience, il présentait une version légèrement différente : « Je suis devenu le journaliste musical le plus célèbre de Toronto. » Une prouesse qui a coûté neuf ans de liberté.


Couverture : Vice