Le syndrome de Kessler
À 790 km au-dessus de la Sibérie, le satellite américain Iridium est percuté par un appareil russe à la dérive, le Cosmos 2251. Il est 4 h 55 en temps universel et les hommes du Réseau de surveillance spatial du département de la Défense américain émergent avec un sérieux mal de crâne. Sur leurs radars, quelque 2 000 débris sont projetés dans l’orbite de la Terre par la collision. « C’était la première fois que deux vaisseaux intacts se rentraient dedans accidentellement », souffle le directeur du programme de débris orbitaux de la NASA, Nicholas Johnson. « C’était un mauvais jour. »
L’incident n’est cependant pas tout à fait isolé. Deux ans plus tôt, le 11 janvier 2007, la Chine a envoyé un missile pour détruire son vieux satellite Fengyun-1C, à 805 km du sol. En plus de montrer « la vulnérabilité des satellites américains et la possibilité d’une course aux armements spatiaux », selon un communiqué de l’Air Force Space Command, ce test projetait près de 100 000 débris en orbite, dont 2 600 de plus de 10 centimètres.
Depuis, ce nombre n’a fait qu’augmenter au gré des lancements et des accidents. L’Agence spatiale européenne (ESA) dénombre plus de 500 pannes, explosions, collisions et autres événements anormaux ayant entraîné une fragmentation, en sorte que 8 400 tonnes d’objets tournent autour de la planète bleue et 223 000 débris de plus de 10 cm ont été observés. Selon le décompte de la NASA, le nombre de particules dépassant 1 mm de diamètre excède les 100 millions. Or, « la technologie actuelle ne permet malheureusement pas de les recycler », souligne Holger Krag, membre de l’équipe chargée des débris spatiaux de l’ESA.
Avec la démocratisation des satellites privés, impulsée par une foule de start-ups, l’orbite terrestre risque l’embouteillage. Le 2 septembre dernier, l’ESA a dû changer la trajectoire de son satellite Aeolus afin d’éviter une collision avec les appareils du projet Starlink, lancés par SpaceX au mois de mai. Une étude publiée par la revue Acta Astronautica en 2017 avertit donc contre le risque de « syndrome de Kessler ». D’après ce scénario théorisé par le consultant de la NASA Donald Kessler en 1978, la volume des déchets en orbite sera un jour si important que des carambolages interviendront fréquemment, endiguant l’exploration spatiale.
Dans un nouvel article paru en septembre 2019, une équipe de chercheurs nord-américains étudie cette perspective à la lumière des conditions actuelles. « Étant données les megaconstellations proposées par de nombreuses entreprises, qui mettraient des milliers de satellites en orbite basse, la question n’est pas de savoir si, mais quand ces choses-là vont commencer à entrer en collision et créer des réactions en chaîne », indique un auteur de l’étude, Jekan Thangavelautham. Même si les lancements étaient interrompus demain, les résidus de satellites seront « dominants » dans quelques décennies à une échelle située entre 800 et 1 400 km, selon les estimations de l’ESA.
Aussi, certains seront susceptibles de rentrer dans l’atmosphère et de tomber au sol, comme une pluie d’ordures métalliques. « Sachant qu’un objet d’un centimètre navigant à 10 km par seconde peut détruire une mission, nous risquons de perdre des appareils, sans parler de la pollution », avertit Holger Krag. Si le Comité interagence de coordination des débris spatiaux (IADC) formé par la NASA et l’ESA en 1993 donne une série de conseils à suivre afin d’éviter au maximum le rejet de scories dans l’espace, il n’existe pas de législation internationale en la matière. Certains États en ont fait des lois. « Nous avons cependant besoin d’un contrôle plus strict et de mesures de suppression des débris », insiste Holger Krag.
Sinon, « nous allons atteindre un point de non retour », avertit Carolin Frueh, chercheuse en astrodynamique à l’université de Purdue, dans l’Indiana.
L’espace poubelle
Pendant quelques jours, en 1963, la Terre ressemble un peu à Saturne. Alors que Martin Luther King mène la marche contre les discriminations à Washington, une fusée américaine relâche des millions d’aiguilles en cuivre. Né dans le laboratoire Lincoln du MIT, le projet West Ford entend former un anneau d’antennes autour du globe. Seulement, ce projet titanesque est loin de réjouir tout le monde. En Europe, nombreux sont les astronomes à craindre que cette ceinture ne perturbe leurs observations. « Les États-Unis polluent l’espace », s’indigne même la Pravda à Moscou.
Défendu par l’ambassadeur américain aux Nations Unies, le projet est vite rendu obsolète par les appareils qui succèdent au Soviétique Spoutnik, lancé en 1957, et à Telstar, le premier satellite de communication lancé en 1962 par Washington, Londres et Paris. Le mécontentement qu’il suscite pousse toutefois les signataires du Traité de l’espace de 1967 à préciser qu’un État « conserve la compétence et le contrôle sur un objet et son personnel tant qu’il se trouve dans l’espace ou sur un corps céleste ». Il est aussi tenu pour responsable des dommages causés par ses appareils.
L’Union soviétique doit ainsi payer 3 millions de dollars canadiens lorsqu’en 1978 son satellite Cosmos 954 s’écrase dans un coin reculé des Territoires du Nord-Ouest, dispersant du combustible radioactif. La même année, l’astrophysicien de la NASA Donald Kessler prédit que les débris vont devenir problématiques à partir de 2000, et qu’ensuite, « le flux de débris augmentera de façon exponentielle avec le temps, même sans nouveau lancement. » Le nombre d’objets dans l’espace passe en effet de 2 000 en 1970 à 7 500 en 2000, ce qui incite la NASA et l’ESA à fonder le Comité interagence de coordination des débris spatiaux (IADC) en 1993.
Trois ans plus tard, un microsatellite militaire français baptisé Cerise est heurté par un fragment de fusée Ariane à 700 km d’altitude. En s’intéressant au sujet, l’ESA s’aperçoit en 2001 que beaucoup d’antennes lancées dans le cadre du projet West Ford en 1963 sont encore en vol. Avec un lancement manqué deux ans auparavant, elle en a dispersé quelque 750 000. « La plupart des unités de l’expérience de 1961 resteront en orbite encore longtemps », conclue l’agence européenne.
Fusées et boucliers
Sur son trajet d’un pôle à l’autre, pour mesurer l’épaisseur de la glace du Groenland et de l’Antarctique, le satellite CryoSat change soudain de trajectoire. Ce lundi 2 juillet, à 700 km d’altitude, l’appareil en forme de toit à panneaux solaires, d’une valeur de 140 millions d’euros, a reçu l’instruction d’éviter une zone où un débris risque de croiser sa route. « L’objet approchait par derrière et en-dessous de CryoSat », indique l’ingénieur de l’ESA Giuseppe Albini. « Comme la probabilité de collision était supérieure à 1 sur 10 000, nous avons décidé de préparer une manœuvre. »
Selon son collègue de l’équipe chargée des débris spatiaux, Vitali Braun, « près de 50 % des alertes de manœuvres pour éviter les collisions sont dues à des fragments laissés par deux événements spécifiques : la destruction du satellite chinois Fengyun-1C en 2007 et la collision entre Iridium-3 et Cosmos-2251 en 2009. » Ces risques sont augmentés depuis le mitan des années 2010 par les projets de megaconstelations de satellites échafaudés par SpaceX ou OneWeb ainsi que par les start-ups qui proposent à des particuliers d’envoyer leurs propres objets en orbite. « Qu’est-ce qui arrivera à ceux qui échoueront ou feront faillite ? » s’interroge Holger Krag. « Ils n’iront probablement pas dépenser de l’argent pour retirer leurs satellites de l’espace. »
Basée à Darmstadt, en Allemagne, l’équipe chargée des débris spatiaux à l’ESA veille à l’intégrité d’Aeolus et de Cryosat. Un risque de collision est étudié trois jours avant l’approche d’un objet et la décision est prise la veille. Afin d’anticiper, elle a lancé un concours visant à créer une intelligence artificielle capable d’éviter les accidents. En parallèle, l’initiative « Clean Space » cherche des moyens pour nettoyer l’orbite terrestre.
Au cours de leurs recherches sur le syndrome de Kessler, Jekan Thangavelautham et ses collègues donnent aussi des pistes afin de réduire le risque de collision. À l’instar de la Station spatiale internationale, les satellites peuvent être protégés par des boucliers Whipple, expliquent-ils. Ce dispositif en aluminium et kevlar ne protège toutefois que contre des débris dont la taille n’excède pas 1 centimètre de diamètre. Les gros objets peuvent bien être évités grâce à la surveillance d’équipes comme celle de Darmstadt, voire par une intelligence artificielle, mais il est pour l’heure impossible de suivre ceux qui font moins de 5 cm.
Pour ceux-ci, Jekan Thangavelautham et ses collègues suggèrent donc d’équiper les appareils de caméras thermiques. Vu la rapidité avec laquelle les débris voyagent, cela ne laisserait guère le temps d’effectuer une manœuvre, c’est pourquoi un accrochage pourrait être épargné grâce à des fusées à propergol solide. Afin de tester ce modèle qui pourrait participer à la neutralisation des déchets spatiaux, les chercheurs proposent de développer un cubesat, autrement dit un petit satellite de 10 cm de large avec les caméras thermiques et fusées qui vont bien.
Pour aller plus loin, l’astrodynamicien Moriba Jah veut faire de l’espace un bien commun. Alors que les données sur son exploitation sont conservées par des agences militaires, ce professeur à l’université du Texas, qui se décrit comme un environnementaliste spatial, cherche à les regrouper dans l’AstriaGraph, un système participatif de surveillance spatiale. Il plaide ainsi pour un partage de l’information à même de faire du contrôle de l’orbite terrestre quelque chose d’aussi simple que le contrôle du trafic aérien. À travers ce projet, Moriba Jah entend par ailleurs susciter de l’intérêt autour du sujet. Car il va falloir de l’attention et des moyens pour trouver une technique efficace de nettoyage de l’espace.
Couverture : NASA