Les enfants du cartel

Au 869 de la Quatrième rue, à Miami, un 4×4 pour enfant est négligemment garé à côté d’un modèle adulte, dans la cour d’une maison aux murs roses. En face, une enseigne en espagnol annonce l’Église adventiste du septième jour, élégante bâtisse coloniale aux festons blancs sur fond jaune. Des palmiers caressent ses fenêtres. Nous sommes à Little Havana, repaire d’immigrés cubains pris d’assaut par les gangs dans les années 1980, où rampe désormais la spéculation immobilière. « Aujourd’hui, les jeunes de la Dixième avenue et de la Quatrième rue peuvent jouer devant leur jardin », se félicitait la procureure de Floride, Ariana Fajardo Orhsan, lors d’une conférence de presse, début décembre 2018.

Michael Corleone Blanco
Crédits : MCB/Facebook

Ces cinq dernières années, le quartier était « terrorisé » par un clan de vendeurs de drogues qui distribuaient la cocaïne et les balles sans discernement. L’arrestation de 24 de leurs membres donne à la justice l’occasion de rassurer les habitants. Si Miami n’est plus une « zone de guerre » affectée par 600 meurtres, comme c’était le cas en 1981, des poches de violence persistent. Pablo Escobar et ses acolytes « ne sont plus là depuis longtemps, mais les cartels si », observe Michael Corleone Blanco. « Et nous aussi : les enfants des cartels. » Quelques-uns d’entre eux sont réunis par ce fils d’une des plus célèbres marraines colombiennes, Griselda Blanco, dans une nouvelle émission de télé-réalité.

« Avant l’arrivée des cartels, Miami n’existait même pas », proclame la bande-annonce du premier épisode de Cartel Crew, diffusé lundi 7 janvier 2019 sur la chaîne VH1. Sur un fond de rap, de musique latine et de sirènes de police, apparaît alors une femme blonde en robe cintrée noire. « Mon nom est Marie Ramirez de Arellano », salue-t-elle, un sac Louis Vuitton à la main. « Je sais c’est long, mais c’est un nom cubain. » Elle a été élevée à Little Havana par un père trafiquant de drogues. Elle est maintenant en couple avec Michael Corleone Blanco, le présentateur de l’émission produite par Big Fish Entertainement. On y suit huit personnes issues de familles criminelles.

« Cette vie m’a toujours poursuivie », constate Marie non sans une certaine fierté. « J’ai enterré 22 membres de ma famille, notamment ma mère et mes deux frères », regrette de son côté Michael Corleone Blanco, 40 ans. En septembre 2012, alors qu’elle venait de sortir de prison, Griselda Blanco a été abattue devant une boucherie de Medellín, ville où ses ennemis finissaient souvent en morceaux. Elle était surnommée la Veuve Noire, Godmother ou La Madrina. Un temps son successeur, Michael Corleone – c’est vraiment son nom, sa mère était une grande fan du Parrain – entretient aujourd’hui la postérité de sa mère à travers une kyrielle d’activités légales. Il a lancé une ligne de vêtements baptisée Pure Blanco, dont le slogan est « badass comme Griselda ».

« Je veux distribuer des fringues qui défoncent comme ma mère distribuait de la drogue qui défonçait le monde entier », se targue-t-il. « N’est-ce pas une façon de vivre le rêve américain ? » Rien ne paraît d’ailleurs manquer pour cela, puisque Hollywood s’intéresse à lui. En tombant sur les deux volets du documentaire Cocaine Cowboys, sortis en 2006 et 2008, l’acteur Mark Wahlberg a imaginé un long-métrage dans lequel Jennifer Lopez endosserait le rôle de Griselda. C’est finalement Catherine Zeta-Jones qui l’incarne dans le téléfilm Cocaine Godmother: The Griselda Blanco Story, diffusé à partir du 20 janvier 2018 aux États-Unis.

Pour en faire la promotion, Michael Corleone explique qu’ « avant Pablo, il y avait Griselda ». Auteur d’un livre sur l’histoire de la famille Blanco, pour lequel il cherche un éditeur, l’homme d’affaires dirige aussi le label de rap Xtorxion. En novembre dernier, il a d’ailleurs salué la sortie du morceau de Maes et Booba « Madrina », dont sa mère inspire les paroles. « Beaucoup de rappeurs ont des liens avec le milieu de la drogue, soit qu’ils s’en inspirent ou qu’ils vivent dedans », croit-il savoir. « La vie de Griselda Blanco, une femme sortie de nulle part capable d’aider et fournir tant de monde, symbolise le triomphe de la génération du milieu des années 1980 et du début des années 1990. »

Crédits : Miami Police Department

Godmother

Griselda Blanco aurait pu avoir une vie sans histoire à Carthagène des Indes, sur la côte caribéenne de la Colombie, où elle est née le 15 février 1943. Seulement, sa mère Ana Lucía Restrepo, enceinte de l’homme chez qui elle faisait des ménages, a dû fuir pour Medellín. À 11 ans, la jeune fille commence à y vivre de menus vols. Plus grave, avec un groupe d’amis, elle enlève un garçon de 10 ans afin d’obtenir une rançon. Faute de paiement, le groupe décide de le mettre à mort. Griselda est désignée, qui loge une balle dans le front de sa première victime. Quatre ans plus tard, après une dispute, elle quitte le domicile et tombe dans les bras de Carlos Trujillo (aussi surnommé Dario Pestanas), mariée avant la majorité. De cette union naît un premier fils, Dixon, en 1960. Uber et Osvaldo suivent.

En plus de faux passeports, le couple vend du cannabis jusqu’à la mort de Pestanas, d’une hépatite, en 1970. Cette année-là, sa veuve se rend en Bolivie pour acheter 500 dollars de cocaïne. Sur quoi, elle épouse Alberto Bravo, dont les entrées au Pérou enrichissent ce petit commerce. Au point qu’il prospère à New York, où se rendent régulièrement les deux négociants. De retour des États-Unis, Griselda suspecte son mari de comploter contre elle avec Pablo Escobar. En moquant son surnom de Godmother, sur le parking d’une boîte de nuit de Bogotá, Bravo provoque une fusillade dont il ne se relèvera jamais.

Si son activité reste impunie en Colombie, elle élève de sérieux soupçons aux États-Unis. En 1973, la Drug Enforcement Administration (DEA) lance l’opération Banshee afin de démanteler les réseaux colombiens de New York. Un acte d’accusation est même rédigé le 30 avril 1975 contre Griselda Blanco et 37 autres personnes pour trafic de cocaïne. En moins d’un an, 12 d’entre eux sont traduits en justice mais la Veuve Noire demeure hors de portée, quoique l’agent Charles Cecil soit parvenu à connaître son adresse colombienne. Sauf qu’il n’existe aucun accord d’extradition entre les deux pays – du moins pas avant 1982. En sorte que la fugitive peut tranquillement se remarier avec Dario Sepulveda en 1978. Michael Corleone Blanco naît le 17 février. Il a le visage ovale, la fossette au menton et les yeux café de sa mère.

Michael Corleone et Griselda
Crédits : MCB/Facebook

D’après la DEA, Griselda règne sur une entreprise de 600 personnes qui exportent quelque 1 500 kilos de poudre par mois vers les États-Unis. Elle a même développé une ligne de sous-vêtements dotés de poches secrètes afin de cacher des stupéfiants. À Miami et New York elle aurait ordonné 40 assassinats, un nombre faible comparé aux 250 victimes qu’on lui prête des deux côtés des Caraïbes. Son fils, même s’il n’en a pas pleinement conscience, est bien placé pour observer cette activité. « À 5 ans, j’ai compris que ma mère était spéciale, que c’était elle la patronne, pas mon père », explique Michael. Dans ses confessions, Jorge Ayala, ancien nettoyeur à la solde de Griselda Blanco, raconte l’avoir vu auprès de la Madrina alors qu’il venait discuter d’un contrat de 50 000 dollars pour supprimer une cible. Mais cela ne durera pas.

Ayant eu vent d’une relation entre Dario Sepulveda et une stripteaseuse de Fort Lauderdale, Griselda Blanco le confronte avec les faits. Le père décide alors d’emmener Michael avec lui en Colombie, où il pense recevoir la protection de Pablo Escobar et des frères Ochoa. Las, arrêté par de faux policiers, il est criblé de balles devant son fils. « Le petit Michael hurlait et a couru vers son père mais avant qu’il arrive, Dario était mort », raconte un ancien intermédiaire, Max Maermelstein. À présent, l’enfant suit sa mère dans ses déplacements constants pour échapper aux amis de feu son mari.

Errance

La Veuve Noire finit par tomber dans les filets de la DEA. Le 30 mai 1984, elle rejoint un indic de l’agence, sous les yeux du sergent Robert Palombo, à Newport Beach, dans le sud de Los Angeles. Décision est toutefois prise de reporter son arrestation afin de ne pas mettre en danger la vie de l’appât. Le scénario se reproduit en septembre : patience. Avec l’aide d’un ancien ami de la famille sous les verrous, Gerry Gomez, les Américains savent dorénavant qu’elle habite à Irvine, non loin de Newport Beach. Dans le jardin, son fils s’amuse dans la Porsche miniature qu’il a reçue pour son sixième anniversaire. Ce 17 février 1985, il assiste à l’arrestation de sa mère.

Pendant ses cinq premières années de détention, Michael vit avec sa grand-mère maternelle, profitant des maisons et de l’argent que les autorités américaines n’ont pu saisir en Colombie. Il lui rend visite dès que possible. À partir de ses 12 ans, l’adolescent est ballotté entre différents foyers d’adoption. « Je rencontrais quelqu’un que ma mère connaissait et je disais : “Je vais vivre dans ta maison, je vais payer le loyer et tu seras mon tuteur légal.” Une fois, j’ai eu un ministre comme tuteur, qui m’a ouvert à Dieu. » Malgré cette rencontre, le jeune homme passe par des phases de dépression d’après Cristian, un ami de la famille. « Toute sa famille était en prison, il ne savait pas quoi faire de sa vie, et il n’était certainement pas prêt à travailler de 9 h à 17 h. Je lui ai conseillé d’écrire ses mémoires car quelqu’un voudrait acheter l’histoire un jour. »

Parfois, Michael Corleone Blanco dort chez Charles Cosby, un homme qui a noué une curieuse relation amoureuse avec la Madrina. Après lui avoir envoyé une lettre élogieuse, en 1991, cet ambitieux vendeur de crack d’Oakland lui a rendu visite. Il prétend avoir profité de ses réseaux pour écouler de la cocaïne, glanant ainsi plusieurs millions de dollars. Le fils Blanco, surnommé Nariz, lui aurait aussi donné un fusil mitrailleur MAC-10 alors qu’il n’avait que 15 ans, en 1993. « En lui rendant visite, Michael m’a dit que Griselda voulait nous donner de la coke pour que nous la vendions ensemble », a témoigné Cosby à la justice. « J’ai demandé à Michael ce qu’il en pensait et il m’a répondu qu’il était prêt. »

Michael Corleone, Griselda et Charles Cosby
Crédits : Charles Cosby

L’amant prétend aussi que dans un acte désespéré, avant son jugement, la Veuve Noire a tenté de monter une opération pour faire enlever John Fitzgerald Kennedy Jr., fils du défunt président. Pour l’ami de la famille, Cristian, ce n’est que pure fiction. Toujours est-il que la Colombienne s’en sort bien. Alors qu’elle encourait la peine de mort, elle s’en sort avec une peine de dix ans de réclusion à la faveur d’un vice de procédure : au cours du procès, deux secrétaires du procureur ont eu des conversations téléphoniques érotiques avec le témoin Jorge Ayala. À sa libération, en 2004, ses trois fils les plus âgés ont été tués. Il ne lui reste que Michael Corleone.

Sur la base des confessions d’Ayala, le réalisateur Billy Corben raconte le destin sanglant de la famille Blanco dans un documentaire sorti en 2006, Cocaine Cowboys. Couplée avec celles de deux autres trafiquants, cette histoire comporte de telles ramifications qu’elle donne lieu, seule, à un second volet en 2008, Cowboys II: Hustlin’ With the Godmother. Cosby, qui participe à cet opus, invite Michael à l’avant-première. « Il était comme un éléphant dans un magasin de porcelaine », se souvient Cristian. « Inutile de dire qu’il a détesté le film. Il n’a pas aimé que le corps ensanglanté d’un de ses frères apparaisse à l’écran et qu’un autre soit décrit en train de torturer quelqu’un. C’était trop pour lui. »

Pour donner sa version de l’histoire, le dernier fils Blanco vend les droits à la société de production californienne First Born Films en mai 2011. L’encre est à peine sèche qu’il est arrêté dans une boutique de donuts de Miami. D’après la DEA, il s’était engagé à acheter cinq kilos de cocaïne à un agent infiltré pour le compte du label de rap Kill All Rats. Les membres de ce dernier nient leur implication. « Pourquoi les flics n’ont pas attendu de savoir où iraient ces kilos ? » interroge, dubitatif, l’ancien pilote des narcotrafiquants colombiens, Mickey Munday.

Michael Corleone Blanco face caméra dans Cartel Crew
Crédits : VH1

Michael est sous les verrous quand, le lundi 3 septembre 2012, à 15 heures, un jeune motard entre dans une boucherie du sud de Medellín sans retirer son casque et fiche deux balles dans la tête de Grisela. Elle avait 69 ans. Son corps repose dans le même cimetière que Pablo Escobar. Depuis, son fils dit avoir quitté les milieux criminels. Placé en liberté conditionnelle pour 7 ans, il ne cesse de lancer des projets légaux qui polissent sa légende, à commencer par la marque Pure Blanco, dont il commence à parler en 2015 et le label de rap Xtorxion. Sur Facebook, il pose avec un t-shirt barré de l’inscription « RIP Griselda Blanco ». « Je glorifie ma mère car c’était ma mère, elle m’a nourri », se justifie-t-il. « Elle n’était pas une sainte mais c’était ma mère et elle le sera toujours. »


Couverture : Michael Corleone Blanco. (VH1)