La troisième voie
Peu après la mi-journée, le soleil d’hiver noie ses derniers rayons dans le lac Märanen, à l’ouest de Stockholm. Dès 15 heures, les 110 000 habitants de Västerås sont pris en otage par la nuit. « Ce n’est pas évident à vivre », souffle Till Faida lors de notre conversation, dans une pièce à l’écart du tumulte du Web Summit.
En 2008, cet Allemand y a passé un semestre pour ses études de commerce. Il en garde de bons souvenirs, teintés de frustration. En Suède, les premiers mois de l’année, la journée commence à peine qu’elle se termine déjà, perdue dans le froid. À l’évocation de cette période, le sourire facile de ce grand blond se fige légèrement. Personne n’aime les expériences tronquées, tôt oblitérées. Rentré aux Pays-Bas pour terminer ses études en marketing international, Till Faida vérifie ce constat, plus prosaïquement, dans le nouvel univers qu’il investit, Internet. À cette période, quelques médias érigent un paywall devant leur contenu. On peut lire le début attrayant des articles mais il faut payer pour en profiter jusqu’au bout. Comme si quelqu’un éteignait soudain la lumière en pleine journée. Peu d’internautes sont pourtant disposés à s’abonner pour y voir plus clair. « Nous aimons tous internet et l’accès gratuit au contenu », observe-t-il. « Il n’y a qu’une poignée de sites payants qui parviennent à vivre grâce à des contenus exclusifs et des lecteurs fidèles. » Pour financer leur travail, les médias en ligne peuvent bien se couvrir de bannières publicitaires. Mais cela ne paye plus. Début 2016, le site américain DotDash vient d’annoncer qu’il allait réduire la surface consacrée aux marques. Grâce à cette technique, le magazine féminin en ligne LittleThings a attiré des internautes, ce qui lui a permis d’augmenter ses revenus. « Ils consultent plus de pages, partagent plus et sont plus impliqués », explique Justin Festa, son responsable du digital.
Till Faida y voit un signe. Le salut n’est ni dans l’argent des marques, ni dans le contenu payant. Après avoir crée Eyeo, l’entreprise qui a permis à Adblock de devenir le premier bloqueur de publicité au monde, l’Allemand vient de lancer Flattr 2.0 fin octobre. Au lieu de choisir quelques abonnements parmi les centaines proposés, on peut désormais n’en souscrire qu’un, annuel, à cette extension. La somme versée sera ensuite dispatchée entre les sites visités à hauteur du temps passé sur chacun. « Une fois l’inscription complétée, l’argent va automatiquement au bon endroit », vante-t-il. « Nous pensons donc que c’est une troisième voie à côté du paywall et de la publicité. Ça peut marcher pour tout le web. »
Évidemment, Eyeo compte y gagner en ponctionnant une commission de 7,5 % sur chaque transaction. Ainsi ferait-il son beurre sur un vieux concept. Imaginé en 2010 par le patron suédois de Pirate Bay, Peter Sunde, et son associé Linus Olsson, il a été racheté par l’entreprise allemande. À grands coups d’investissements, Till Faida espère le sortir de la confidentialité comme il a réussi à asseoir la suprématie d’Adblock Plus.
Un barrage perméable
Après son semestre dans la nuit interminable de Västerås, Till Faida retourne à Groningen, aux Pays-Bas, où il obtient un master en marketing international. La publicité en ligne devient sa spécialité. Aussi entame-t-il une thèse sur ces extensions comme Adblock, capables de biffer les bannières sur les navigateurs. « La première fois que j’en ai entendu parler, je voyais cela comme une menace à laquelle il fallait mettre fin », se souvient-il. En 2010, réalisant l’ampleur du phénomène, il s’emploie à chercher une solution du côté des annonceurs. Ses études attirent l’attention de Tim Schumacher. Lui aussi passé par une université suédoise, cet entrepreneur de Cologne découvre les effets nocifs des bloqueurs de publicité sur son groupe, Sedo, avant de vouloir en tirer avantage. Il est persuadé qu’il peut récupérer une partie des sommes immenses perdues par les annonceurs. Utilisés par 20 % des internautes, ils leur coûteraient aujourd’hui 20 milliards d’euros par an. Schumacher introduit Faida au créateur d’Adblock Plus, qu’il a connu à Cologne, Wladimir Palant.
Né en Moldavie, le développeur a découvert la programmation à onze ans, en 1991, juste avant de déménager en Allemagne avec sa famille, après la chute du rideau de fer. Quinze ans et un passage par la Norvège plus tard, il récupérait le code qui permit la création du premier bloqueur de publicité, Adblock, pour créer le sien, Adblock Plus. En quelques mois, c’est devenu l’extension la plus téléchargée de Firefox. Mais pour pallier son absence sur Google Chrome, l’Américain Michael Gundlach donne vie à un concurrent qui reprend le nom original, Adblock – une entité bien distincte. Au départ, les trois hommes derrière Adblock Plus disent offrir le barrage le plus hermétique aux publicités parasites. Mais leur objectif n’est pas de toutes les évincer. D’ailleurs, notent-ils, les personnes qui se servent de leur outil ne le souhaitent pas.
Dans une étude publiée fin juin 2017, le géant du commerce japonais Rakuten pointe que 70 % des 2 500 personnes qu’il a interrogées acceptent la publicité pourvu qu’elle corresponde à leurs intérêts. « Il y a donc une grande opportunité de récupérer ces utilisateurs en leur donnant de meilleures publicités », souligne Faida. En 2015, le bruit court que Google, Microsoft, Amazon et Taboola payent Adblock Plus afin de passer entre les mailles du filet et atteindre ses 50 millions d’utilisateurs. En interne, il existe bien une « liste blanche » de sociétés autorisées. Après avoir acquis une position suffisamment dominante pour être incontournable, Eyeo annonce en septembre 2016 que des « publicités acceptables » apparaissent délibérément sur les navigateurs pourtant équipés contre elles. Si le groupe se met volontiers dans la posture du conciliateur entre les opérateurs de sites internet et leurs visiteurs, il a surtout su imposer un droit de passage à la frontière.
Reset
Avant l’arrivée du business angel Tim Schumacher, en 2011, Adblock Plus a pris de l’ampleur grâce à une communauté de développeurs enthousiastes. Son code étant en open source, chacun pouvait y apporter des améliorations. Il ne fallut qu’un an pour que PC World le classe au rang des meilleurs produits de 2007, juste derrière Netflix. Wladimir Palant continua à concevoir d’autres logiciels jusqu’à ce qu’on se décide enfin à l’aider financièrement.
Si l’extension peut être paramétrée pour masquer toutes les pubs, 92 % des utilisateurs ne le font pas.
« Avec l’équipe d’Adblock Plus, dont le développeur, nous nous sommes réunis bien que nous venions en quelque sorte de camps opposés », retrace Till Faida. « Nous sommes tombés d’accord pour dire qu’il faut appuyer sur le bouton “Reset” du fonctionnement de la publicité sur Internet parce que ce n’est pas soutenable de la sorte. » Les sites qui souhaitent financer leur fonctionnement par la publicité sont si nombreux que les sommes offertes baissent. Afin de combler ce manque à gagner, ils cèdent plus d’espaces, portant atteinte à leur maquette et donc à l’expérience du public.
Au contraire, Adblock Plus prétend ne laisser place qu’aux publicités de qualité. Comment en juge-t-il ? « Je pense que la clé, c’est de s’adresser à différentes audiences de façon différente », répond le PDG. Alors qu’il l’avait annoncé pour 2016, le groupe finit par mettre en place un « comité indépendant des pubs acceptables » en mars dernier. Il comporte 11 membres représentant les annonceurs – des publicitaires, des agences de communication, des experts et des utilisateurs. « Nous avons essayé de fixer un équilibre », explique Faida. L’Allemand se prévaut aussi du « compromis » qui aurait été trouvé entre annonceurs et internautes.
Si l’extension peut être paramétrée pour masquer toutes les pubs, y compris celles jugées « acceptables », 92 % des utilisateurs ne le font pas. Qu’ils le sachent ou non, ils agréent ainsi le fonctionnement qui permet à Eyeo de faire des bénéfices. « Sur les 100 plus gros sites internet aux États-Unis, 40 sont passés aux publicités acceptables », remarque le grand blond. Ceux qui, comme le quotidien allemand Der Spiegel, ont porté plainte devant les tribunaux ont tous été déboutés. Le trio installé à Cologne, dans un immeuble à huit étages situé près de la cathédrale, s’est assuré d’être dans les clous avant toute chose.
Composé d’une centaine de salariés, le groupe négocie aujourd’hui avec des sociétés et des gouvernements qui le haïssaient jadis. « De plus en plus d’éditeurs réalisent que les bloqueurs de publicités sont un phénomène qui ne va pas disparaître », se réjouit Faida « Le mieux ce n’est pas la confrontation, mais l’adaptation. » Déterminé à rebattre à nouveau les cartes de la production de contenu sur Internet avec Flattr 2.0, le groupe affiche une confiance insolente. Sous le soleil de cette après-midi de novembre, Faida ne paraît pas préoccupé. Son sourire se détend même franchement. La nuit est encore loin.
Couverture : Till Faida. (Eyeo)