Tabou

Sous les palmiers alignés à l’entrée du Las Vegas Convention Center, une foule interminable piétine dans un vacarme mélangeant l’anglais, le japonais et l’espagnol. Près de 180 000 personnes participent au Consumer Electronics Show (CES), la conférence internationale des nouvelles technologies organisée chaque début d’année dans la ville du pêché. À rebours de cette procession, de l’autre côté de Paradise Road, un petit groupe d’hommes traverse le parking rempli de berlines du Sapphire. Il y a du monde à l’intérieur. Sur la scène balayée par des néons, deux silhouettes captent les lumières bleutés en s’enroulant lascivement autour de barres de pole dance. Leurs visages ressemblent à des caméras de surveillances, posées sur une paire de seins immaculée et des avant-bras mécaniques. Les strip-teaseuses sont des robots.

Selon leur inventeur, l’artiste britannique Giles Walker, « tout le monde tente d’inventer un robot sexuel ». Pendant que les créatures bougent leurs bassins, le PDG de Realdoll Matt McMullen présente sa poupée sexuelle Soltana au public du CES. « Le visage est modulable de la même manière que, sur l’application, vous pouvez changer les réglages de personnalité et créer un profil différent et y lier un autre visage », explique-t-il. Équipée d’une intelligence artificielle qui lui permet de converser, cette tête peut être achetée pour 10 000 dollars pour compléter un corps de poupée en silicone. Plus loin dans le salon, le public majeur peut regarder du porno sur des casques de réalité virtuelle.

Crédits : Lora DiCarlo

Le sexe et ses prolongements technologiques ne sont donc pas tabou au CES. C’est du moins ce que pensait Lora Haddock en y apportant Osé en janvier 2019. Ce sextoy à la forme audacieuse ne vibre pas mais dispose d’un mécanisme mimant la succion du clitoris ainsi que d’une boule qui se déplace de manière à stimuler le point G. Le mouvement de va et vient peut être ajusté au moyen de boutons situés au bas de l’appareil, tout comme l’intensité du moteur chargé d’aspirer, et l’écart entre chaque extrémité s’adapte à l’angle pelvien de l’utilisatrice. Lors de sa présentation, l’Osé a connu un tel succès qu’il a valu à la société de Lora Haddock, Lora DiCarlo, de remporter le prix de l’innovation dans la catégorie drones et robotique.

Sauf qu’aussitôt décernée, cette récompense a été retirée par la Consumer Technology Association (CTA) qui organise le salon, au motif que « les produits immoraux, obscènes, indécents, profanant ou ne cadrant pas avec l’image du CTA seront disqualifiés ». Après une volte-face de l’organisme, qui a ensuite expliqué que le produit ne rentrait pas dans la catégorie drones et robotique, Lora Haddock s’est fendue d’une lettre ouverte pour mettre au jour le « biais » des membres du CTA et dénoncer leur décision « arbitraire ».

« La CTA n’a pas de problème à exposer la sexualité et le plaisir masculin de façon explicite », écrit-elle. « D’autres sextoys ont été exposés au CES et certains ont même gagné un prix, mais il y a apparemment quelque chose de différent, quelque chose de menaçant avec Osé, un produit créée par des femmes, pour donner du pouvoir aux femmes. » En mai, la CTA a encore une fois fait machine arrière en décidant de réattribuer le prix à Lora DiCarlo. Elle a reconnu une erreur de gestion et a affirmé vouloir profiter de cette expérience pour améliorer l’événement. Cette année, après avoir vendu 10 000 Osé à 290 dollars, soit un peu moins de 3 millions de dollars au total, Lora Haddock est donc de retour avec deux nouveaux produits qui se partagent les taches : Onda masse le point G et Baci stimule le clitoris. Ils ont tous deux reçu le prix de l’innovation du CES, où étaient présentés une série d’objets sexuels connectés.

Lora Haddock (à droite) Crédits : Kimberly White

Pour la chercheuse britannique Kate Delvin, auteure du livre Turned On: Science, Sex and Robots, l’avenir est plus à ce genre d’appareils qu’aux poupées sexuelles, de plus en plus robotiques, développées par Matt McMullen. « J’espère que nous allons arrêter d’essayer de créer des robots sexuels qui ressemblent aux humains », dit-elle. « Nous sommes mauvais pour ça, mais je vois plus de perspectives dans la création d’expériences intimes immersives ou de matériaux réagissant de façon sensuelle. » Sexologue depuis une vingtaine d’année, l’Américaine Marianne Brandon abonde : « Des gens peuvent avoir des expériences sexuelles plus intenses avec la technologie qu’avec un autre être humain », fait-elle remarquer. « Tout le monde n’apprécie pas forcément leur impact mais les interfaces technologiques changent aussi notre vie intime. »

Dans le livre Robot Sex, le philosophe américain Neil McArthur étudie les implications éthiques de l’émergence de la robotique dans la vie sexuelle. « À mesure que ces technologies deviennent plus immersives et plus sophistiquées, des gens pourraient déclarer préférer avoir des relations sexuelles avec la technologie », prédit-il. Fin 2018, le Japonais Akihiko Kondo était semble-t-il sincère quand il s’est marié à un hologramme, ce qui tend à démontrer que les poupées de Matt McMullen font sans doute aussi partie du futur. « C’est le Steve Jobs des robots sexuels », reconnaît Neil McArthur.

L’atelier aux poupées

Dans un atelier de San Marcos, au sud de la Californie, des corps de femmes sont pendus au plafond, le buste penché vers l’avant, les bras et les jambes écartés. À leurs pieds, un homme brun applique un spray pour faire luire la peau en silicone. « Les artistes sont ainsi », explique Matt McMullen en appliquant un pinceau sur un masque. « Ils sont portés à faire quelque chose parfois sans savoir pourquoi. Moi j’ai toujours été porté à sculpter des femmes. » À la fin du siècle dernier, cet homme aux yeux bleu clair et aux cheveux teints en noir a commencé par utiliser des prothèses mammaires dans le cadre de son travail artistique. « J’étais fasciné par l’idée d’une silhouette très réaliste », rembobine-t-il.

En voyant son travail, des hommes l’ont contacté pour lui demander s’il pouvait leur concevoir des femmes à partir de mensurations données. « Le business s’est créé tout seul », résume le créateur de RealDoll, son entreprise lancée dès 1997. Grâce à sa formation en effets spéciaux et en animation, McMullen a songé à faire bouger ses poupées. Mais il a dû attendre quelques années pour que la technologie soit prête. « Quand des gens se sont mis à parler à leur téléphone comme si c’était normal, ce fut une grande étape pour moi parce que je me suis dit que j’avais ce qu’il me fallait pour créer de la conversation », remet-il. McMullen pouvait ainsi ajouter du langage à un visage animé. À l’aide de programmes d’intelligence artificielle, ses poupées ont gagné en vocabulaire et, partant, en capacité d’adaptation.

Crédits : Realdoll

Peu après la fondation de RealDoll, Marianne Brandon est tombée par hasard sur une étude du Massachusetts Institute of Technology (MIT), basé comme elle à Boston. « Il y avait un débat pour déterminer si des humanoïdes existeraient dans 20 ou 30 ans. Ça m’a fait penser que le moment venu, nous aurions des relations sexuelles avec des humanoïdes. » Deux décennies plus tard, RealDoll est le leader d’un marché évalué à 30 milliards de dollars par le magazine Forbes. Le portail d’étude de marché Statista estime pour sa part que les jouets sexuels représentent 29 milliards de dollars en 2020. Mais à en croire Neil McArthur, McMullen « n’est pas le plus intéressants dans ce domaine. Je préfère le travail de Kate Delvin. »

Chaque année, Delvin organise un hackathon où elle tente de rassembler des idées ouvrant la voie à des innovations. Aux poupées, elle préfère une soft robotics produisant des matériaux contrôlables et élastiques permettant aux sextoys de bouger de façon autonome où à la demande de l’utilisateur. « Mon idée préférée est un duvet sexuel, qui peut vous conforter en vous entourant et vous caresser », explique-t-elle. « Il pourrait lire vos signaux corporels et y répondre. » Ce genre de gadgets pourraient engendrer un plaisir différent, potentiellement plus précis que celui procuré par un partenaire. À long-terme, il y a donc une chance pour qu’ils créent de nouvelles attentes « de plus en plus difficiles à gérer pour les êtres humains », envisage Marianne Brandon.

Marianne Brandon Crédits : Piaras Ó Mídheach

Quant aux robots, ils peuvent émettre des gémissements mais leur interaction est limitée. « Certains ont une peau qui se réchauffe au contact et, petit à petit, plusieurs éléments technologiques vont être rassemblés dans une même entité », poursuit-elle. « Ce ne sont encore que des poupées sexuelles avec de la mécanisation ou de l’animation », remarque Delvin. McMullen veut bien reconnaître que ses produits ne plaisent pas à tout le monde. « Mais ils peuvent être parfaits pour ceux qui ont du mal à créer du lien avec les autres. Si cela les rend heureux et comble un manque, c’est tout ce qui compte. »

Sans compter le rôle que la technologie peut jouer pour traiter l’anxiété ou enseigner la sexualité, pourvu qu’elle ne renforce pas les stéréotypes. Faut-il aller jusqu’à utiliser les robots sexuels pour traiter les pédophiles ? Certains considèrent que cela éviteraient des agressions quand d’autres présentent un risque d’amplification du désir. « Il n’y a pas de recherches sur le sujet mais viendra forcément un moment où des robots sexuels enfants seront créés », avertit Brandon. Quant aux enfants eux-mêmes, il vont grandir entourés d’appareils, en sorte qu’ils les accepteront plus facilement dans leur intimité. « Vous et moi avons besoin de sentir que nous sommes aimés en retour », observe Brandon. « Mais quelqu’un d’exposé très tôt à la technologie pourrait penser que l’interaction avec un appareil suffit. »


Couverture : Reproductive Health Supplies Coalition