Pendant la pandémie, l’idée du revenu universel (ou revenu de base) a regagné de la force dans les pays développés, comme en Espagne où une telle allocation sans condition à été mise en place pour permettre aux citoyens de faire face à l’effondrement d’une partie de l’économie. Aux États-Unis, on apprenait le 9 décembre que le PDG de Twitter Jack Dorsey a fait don de 15 millions de dollars pour financer un programme de revenu de base mis en place dans la ville de Stockton, en Californie. L’idée n’est pas d’hier, surtout en Europe. À l’époque contemporaine, elle est avant tout portée aux Pays-Bas.
Rutger Bregman sait se faire entendre. Si son nom ne vous dit rien, vous connaissez pourtant l’historien et journaliste néerlandais depuis ses remarques assassines lors de l’édition 2019 du World Economic Forum à Davos. Sur scène face à un parterre de milliardaires qui se présentent volontiers comme progressistes, Bregman a fait remarquer que leur souci du réchauffement climatique ne les avait pas empêchés de venir dans les Alpes suisses en jet privé, et que leurs élans philanthropiques n’émouvraient personne tant qu’ils se refuseraient à combattre le fléau de l’évasion fiscale chez les ultra-riches.
Mercredi 20 février 2019, l’historien a de nouveau fait parler de lui après la fuite des images de son interview par le présentateur de Fox News Tucker Carlson, qui a fini par lui dire qu’il était un « abruti » et qu’il pouvait aller se « faire foutre ». La raison de son dérapage ? Rutger Bregman, interrogé sur son intervention à Davos, lui a rétorqué qu’il était un peu hypocrite de lui poser ces questions étant donné que les présentateurs de la chaîne Républicaine sont « tous des millionnaires qui prennent l’argent sale de milliardaires » comme Rupert Murdoch et les frères Koch. Aïe.
Watch Fox News host Tucker Carlson call one of his guests a 'tiny brain…moron' during an interview. NowThis has obtained the full segment with historian Rutger Bregman that Fox News is refusing to air. pic.twitter.com/kERYPUaGLY
— NowThis Impact (@nowthisimpact) February 20, 2019
Rutger Bregman est aussi l’auteur de cet article, une enquête sur le revenu universel extraite de son livre sur le sujet, qui lui a valu le surnom de « Monsieur revenu universel » aux Pays-Bas. Cette idée est pour lui une « utopie pour réalistes ». Utopique, parce que l’idée d’un revenu mensuel accordé inconditionnellement à tous les citoyens majeurs du pays semble sortir d’un songe de doux rêveurs ; réaliste, parce qu’au fil des quatre chapitres qui suivent, l’historien démontre minutieusement que l’idée est réalisable – en s’appuyant sur de nombreuses expérimentations réussies. Si elle n’a jamais été appliquée au niveau national, toutes les expériences menées sur la planète ont été un succès, quelle que soit la période de l’histoire à laquelle elles ont eu lieu.
Lorsqu’il publie L’Utopie en 1516, l’homme politique et philosophe anglais Thomas More y fait déjà référence. Et pour cause, elle est pensée pour la première fois par son ami et collègue, l’Espagnol Juan Luis Vives, jamais avare de réflexions visant à réformer l’organisation sociale sous un jour plus humaniste. En 1526, après avoir fui l’Inquisition espagnole en 1509 et étudié à la Sorbonne, c’est réfugié à Louvain – où séjournent Thomas More et d’autres humanistes – qu’il fait paraître De Subventione pauperum, « De l’Assistance aux pauvres ». Ce traité, adressé aux magistrats de Bruges où sévit une pauvreté qui l’écœure, contient pour la première fois l’idée d’un moyen de subsistance accordé à tous, aux pauvres comme aux riches.
« Même ceux qui ont dilapidé leur fortune dans une vie dissolue – dans les jeux, les prostituées, le luxe excessif, la gloutonnerie et les paris – devraient avoir de quoi manger, car personne ne devrait mourir de faim », écrit ce philosophe juif converti au catholicisme, né à Valence. Sa pensée inspirera certaines villes des environs de mettre en place les premières expérimentations, comme la municipalité flamande d’Ypres. Depuis lors, sa thèse a traversé les âges et les esprits de bon nombre de penseurs. En 1895, dans La Machine à explorer le temps, H. G. Wells décrit une société des Eloïs reposant sur un revenu universel pour pallier au chômage causé par l’automatisation généralisée de leur société.
Dans son dernier livre paru en 1967, Où allons-nous ? la dernière chance de la démocratie américaine, Martin Luther King écrit sa conviction qu’il est possible de créer un « revenu garanti » pour tous les citoyens américains. Aujourd’hui, des expériences ont lieu en ce moment-même au Rwanda, en Finlande ou en Inde. Voici donc la preuve que donner gratuitement de l’argent à tout le monde est une bonne idée.
Les sans-abris de Londres
Londres, mai 2009. C’est le début d’une petite expérience réalisée avec treize hommes sans-abris. Des vétérans de la rue. Certains d’entre eux dorment sur le pavé froid de la City, le centre financier de l’Europe, depuis plus de 40 ans. Leur présence est loin de ne rien coûter. Entre la police, l’assistance juridique et les soins de santé, les treize hommes coûtent des milliers de livres aux contribuables. Chaque année. En ce printemps, une association locale prend une décision radicale. Les vétérans de la rue vont devenir les sujets d’une expérience sociale innovante.
Finis les timbres alimentaires, la soupe populaire ou les hébergements temporaires pour eux. Ils vont bénéficier d’un renflouement massif, financé par les contribuables. Ils recevront chacun 3 000 livres, en liquide et sans conditions. Il leur appartient de décider comment ils vont le dépenser, les services de conseil sont totalement optionnels. Pas de prérequis, pas d’interrogatoire sévère. La seule question à laquelle ils doivent répondre est la suivante : Qu’est-ce qui est bon pour vous, à votre avis ?
« Je ne m’attendais pas à un miracle », se rappelle un travailleur social. Les désirs des sans-abris se sont révélés tout à fait modestes. Un téléphone, un passeport, un dictionnaire : chaque participant avait sa propre vision de ce qu’il y avait de mieux pour lui. Aucun d’entre eux n’a gaspillé son argent en alcool, en drogues ou aux paris. Bien au contraire, la plupart se sont montrés très économes avec l’argent qu’ils ont reçu. En moyenne, seules 800 livres avaient été dépensées au cours de la première année. La vie de Simon a changé du tout au tout grâce à cet argent.
Accro à l’héroïne depuis vingt ans, il a réussi à décrocher et a commencé à prendre des cours de jardinage. « Pour la première fois dans ma vie, tout allait de soi, j’ai l’impression que désormais je peux vraiment en faire quelque chose », dit-il. « Je songe à retourner à la maison. J’ai deux gamins. » Un an après le début de l’expérience, onze des treize hommes avaient un toit au-dessus de leur tête. Ils ont accepté d’être placés en foyer, se sont inscrits pour prendre des cours, ils ont appris à cuisiner, ont reçu des traitements pour se défaire de leurs addictions, ils ont rendu visite à leurs familles et ont échafaudé des plans pour le futur.
« J’adorais lorsqu’il faisait froid », se souvient l’un d’eux. « Maintenant, je déteste ça. » Après des décennies d’amendes, d’intimidation, de persécution et d’emploi de la force en vain par les autorités, onze vagabonds ont fini par quitter le pavé. Combien cela a coûté ? 50 000 livres par an, en incluant les salaires des travailleurs sociaux. En plus d’avoir donné un nouveau départ dans la vie à onze individus, le projet a permis d’économiser au moins sept fois ce qu’ils coûtaient auparavant à la société. Même The Economist a conclu après la fin de l’expérience : « La façon la plus efficace de dépenser l’argent pour régler les problèmes des sans-abris est peut-être bien de leur en donner directement. »
Argent gratuit
Nous avons tendance à présumer du fait que les pauvres sont incapables de gérer leur argent. S’ils en avaient, se disent bon nombre de gens, ils le dépenseraient probablement en fast-food et en bière bon marché, pas pour acheter des fruits ou se payer des études. Ce genre de raisonnements président à la myriade de programmes sociaux, de jungles administratives, d’armées de coordinateurs de programmes d’aide sociale, ainsi qu’aux légions d’équipes qui veillent à la marche de l’État-providence contemporain.
Depuis le début de la crise, le nombre d’initiatives qui combattent la fraude aux allocations et aux subventions est en nette augmentation. Les gens doivent « travailler pour leur argent », incline-t-on à penser. Au cours des récentes décennies, l’aide sociale a été réorientée vers un marché du travail qui ne crée pas assez d’emplois. Le passage du welfare au workfare – soit d’un système d’aide sociale redistributive en faveur des populations défavorisées à l’octroiement d’allocations à la condition d’une recherche d’un travail – est international.
Il faut obligatoirement rechercher un emploi au plus vite, songer à des trajectoires de réinsertion, voire obligatoirement s’investir dans des activités bénévoles. Le message sous-jacent ? L’argent distribué gratuitement rend les gens paresseux. Sauf que ce n’est pas le cas.
Il s’appelle Bernard Omandi. Pendant des années, il a travaillé dans une carrière, quelque part dans la région inhabitable de l’ouest du Kenya. Bernard gagnait deux dollars par jour, jusqu’à ce qu’un matin, il reçoive un texto des plus inhabituels. « Quand j’ai vu le message, j’ai sauté de joie », se rappelle-t-il. Il avait une bonne raison de réagir de la sorte : son compte venait tout juste d’être crédité de 500 dollars. Pour Bernard, cette somme équivalait à presque un an de salaire.
Deux mois plus tard, un reporter du New York Times s’est promené dans son village. C’était comme si tout le monde avec décroché le jackpot, mais personne n’avait gaspillé l’argent. Les gens réparaient leurs maisons et lançaient de petites entreprises. Bernard gagnait entre six et neuf dollars par jour au guidon de sa Bajaj Boxer neuve, une moto indienne qu’il utilise pour assurer le transport des habitants du coin. « Le choix revient aux défavorisés, pas à moi », explique Michael Faye, le co-fondateur de GiveDirectly. « La vérité, c’est que je ne pense pas savoir très bien ce dont les personnes défavorisées ont besoin. »
Quand Google s’est penché sur les résultats de l’opération de GiveDirectly, la firme de la Silicon Valley a immédiatement décidé de leur donner 2,5 millions de dollars. Bernard et les autres habitants de son village n’ont pas été les seuls à avoir cette chance. En 2008, le gouvernement ougandais a donné environ 400 dollars à près de 12 000 jeunes âgés entre 16 et 35 ans. Juste de l’argent, on ne leur a posé aucune question. Et devinez quoi, les résultats ont été stupéfiants.
Près de quatre ans plus tard, les réinvestissements entrepreneuriaux ou éducatifs de ces jeunes ont permis à leurs revenus d’augmenter de 50 %. Leurs chances d’être embauchés a pour sa part bondi de 60 %. Un autre programme ougandais à offert 150 dollars à 1 800 femmes défavorisées du nord du pays. Là encore, les revenus ont augmenté de manière significative. Les femmes qui étaient aidées dans leurs démarches par un travailleur social étaient légèrement mieux loties, mais des calculs ultérieurs ont démontré que le programme aurait été plus efficace encore si le salaire des travailleurs sociaux avait été tout simplement redistribué entre les femmes.
« On ne peut pas se remonter les manches quand on n’a pas de chemise. »
Des études venues du monde entier convergent au même point : distribuer de l’argent aide incontestablement. On a démontré qu’il existait une corrélation entre l’argent gratuit et la baisse de la criminalité, des inégalités, de la malnutrition, de la mortalité infantile, des grossesses précoces, de l’absentéisme à l’école ; ainsi qu’une augmentation significative des résultats scolaires, de la croissance économique et de l’émancipation. « La principale raison pour laquelle les gens pauvres sont pauvres, c’est qu’ils n’ont pas assez d’argent », affirmait sèchement l’économiste Charles Kenny, membre du Center for Global Development, en juin 2014. « Il ne devrait pas être surprenant de constater que leur donner de l’argent est une excellente façon de remédier au problème. »
Lors du projet Just Give Money to the Poor en 2010, les chercheurs de l’Institut Brookes pour la pauvreté dans le monde, un institut indépendant basé à l’université de Manchester, ont donné de nombreux exemples au cours desquels l’argent avait été dépensé avec succès. En Namibie, la malnutrition, la criminalité et l’absentéisme à l’école ont respectivement chuté de 25 %, 42 % et près de 40 %. Au Malawi, les inscriptions au sein d’établissements scolaires pour les filles et les femmes ont connu une augmentation de 40 %, avec ou sans conditions.
Du Brésil à l’Inde en passant par le Mexique et l’Afrique du Sud, il y a eu de nombreux programmes de distribution d’argent sans condition au cours des dix dernières années. Bien que les objectifs du Millénaire pour le développement (OMD) n’en ont pas fait mention, aujourd’hui plus de 110 millions de familles en bénéficient, dans au moins 45 pays. Des chercheurs ont résumé les avantages de ces programmes :
1. Les ménages font bon usage de cet argent.
2. La pauvreté recule.
3. L’impact positif en termes de revenus, de santé et de rentrées fiscales est considérable sur le long terme.
4. On ne constate pas d’impact négatif sur la main-d’œuvre disponible : les bénéficiaires de cet argent ne travaillent pas moins.
5. Les programmes ont permis d’économiser de l’argent.
Pourquoi envoyer dans les pays concernés des étrangers en 4×4 aux salaires conséquents, quand nous pouvons nous contenter d’y envoyer de l’argent ? Cela diminuerait aussi considérablement le risque que des fonctionnaires corrompus prennent leur part au passage. L’argent gratuit stimule l’économie toute entière : la consommation progresse et engendre davantage d’offres d’emplois et des revenus plus élevés. « La pauvreté est essentiellement un problème de manque d’argent, ça n’a rien à voir avec la stupidité », remarque l’auteur Joseph Hanlon. « On ne peut pas se remonter les manches quand on n’a pas de chemise. »
Le Mincome
L’argent gratuit : l’idée a été propagée par certains des esprits les plus brillants que le monde ait connu (de H.G. Wells à Martin Luther King en passant par George Bernard Shaw). Thomas More en rêvait dans Utopia, en 1516. Un nombre incalculable d’économistes et de philosophes, parmi lesquels de nombreux lauréats du prix Nobel, ont suivi. Ses partisans ne peuvent pas être pointés du doigt sur l’échiquier politique : l’idée plaît indifféremment à des penseurs de gauche comme de droite. Même les fondateurs du néolibéralisme, Friedrich Hayek et Milton Friedman, l’ont soutenu. L’article 25 de la Déclaration universelle des droits de l’homme y fait directement référence.
Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires ; elle a droit à la sécurité en cas de chômage, de maladie, d’invalidité, de veuvage, de vieillesse ou dans les autres cas de perte de ses moyens de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté.
Le revenu de base.
Et pas pour quelques années, ou seulement dans les pays en développement, ou uniquement pour les personnes défavorisées : il s’agit d’argent distribué sans condition comme un droit essentiel pour chacun. Le philosophe Philippe van Parijs appelle cela « la transition directe du capitalisme au communisme ». Une allocation mensuelle, suffisamment élevée pour vivre décemment, sans aucun contrôle extérieur sur la façon dont vous le dépensez. Pas de forêt de frais supplémentaires, d’avantages ou de remboursements – qui coûtent énormément à être mis en place. Tout au plus, des montants plus élevés pour les personnes âgées, au chômage ou handicapées. Le revenu de base est une idée prête à se concrétiser.
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Dans le grenier d’un entrepôt de Winnipeg, au Canada, 1 800 boîtes prennent la poussière. Elles sont remplies de données – des tableaux, des graphiques, des rapports et des retranscriptions d’entretiens – provenant d’une des expérimentations sociales les plus fascinantes de l’histoire d’après-guerre : le programme Mincome. Evelyn Forget, professeure à l’université de Manitoba, a entendu parler de l’expérience en 2004. Pendant cinq ans, elle a insisté auprès des Archives nationales canadiennes pour pouvoir accéder aux données. Quand on lui a finalement accordé l’entrée au grenier, en 2009, elle n’en a pas cru ses yeux : ces archives renfermaient une mine d’information sur la mise en application de la vieille idée de Thomas More.
Parmi le millier d’entretiens entassés dans les boîtes, il y avait celui de Hugh et Doreen Henderson. 35 ans plus tôt, tandis que débutait l’expérience, il travaillait comme concierge dans une école pendant qu’elle s’occupait de leurs deux enfants à la maison. La vie n’avait pas été tendre avec eux.
Doreen cultivait des légumes et ils élevaient leurs propres poulets pour être sûrs de pouvoir manger à leur faim quotidiennement. Un jour, on a sonné à la porte. Deux hommes en costume leur ont fait une offre que les Henderson ne pouvaient pas refuser : « Nous avons rempli des formulaires et ils voulaient savoir combien nous gagnions », se rappelle Doreen.
À partir de cet instant, l’argent n’a plus été un problème pour la famille Henderson. Hugh et Doreen sont entrés dans le programme Mincome : la première expérience sociale canadienne à grande échelle, et la plus vaste expérience sur le revenu de base jamais réalisée. En mars 1973, le gouverneur de la province a décidé d’allouer 17 millions de dollars au projet. L’expérience devait avoir lieu à Dauphin, une petite ville de 13 000 habitants au nord de Winnipeg. Au printemps suivant, des chercheurs ont commencé à s’installer en ville pour pouvoir suivre le développement du projet pilote.
Les économistes prenaient note des habitudes de travail des gens, les sociologues observaient les effets de l’expérience sur la vie de famille, et les anthropologues s’attachaient à observer la façon dont les individus réagissaient à l’expérience. Le revenu de base devait garantir que personne à Dauphin ne vivrait en-dessous du niveau de pauvreté. En pratique, cela signifiait qu’environ mille familles, soit 30 % de la population de la ville, recevrait un chèque tous les mois. Pour une famille de cinq personnes, le montant annuel de l’opération correspondrait aujourd’hui à 16 000 euros. Sans conditions.
Quatre ans ont passé, puis de nouvelles élections sont venues mettre des bâtons dans les roues du programme. Le gouvernement conservateur nouvellement élu n’aimait pas l’idée que cette expérience coûteuse soit financée à 75 % par les contribuables. Quand ils ont réalisé qu’ils n’auraient pas assez d’argent pour analyser ses résultats, les instigateurs de l’expérience l’ont remballée. Dans 1 800 cartons.
« Les politiciens avaient peur que les gens s’arrêtent de travailler et qu’ils fassent des tonnes d’enfants pour augmenter leurs revenus. »
La population de Dauphin en est restée amère. À ses débuts en 1974, Mincome était vu comme un projet pilote qui aurait pu donner lieu à une expérience d’envergure nationale. Mais à présent, il semblait qu’elle allait retomber dans l’oubli. « Les responsables du gouvernement opposé au Mincome ne voulaient pas dépenser plus d’argent pour analyser des données qui montreraient ce qu’ils pensaient déjà savoir : que ça ne marchait pas », se souvient l’un des chercheurs. « Quant aux partisans du Mincome, ils étaient inquiets car si les analyses montraient que les données n’étaient pas favorables, ils auraient dépensé un million de dollars de plus pour rien. Les choses auraient été encore pires. »
Quand le professeur Forget a entendu parler du Mincome pour la première fois, personne ne savait si l’expérience avait fonctionné ou non. 1970 avait également été l’année où Medicare, le système d’assurance-maladie canadien, avait été mis en place. Les archives de Medicare ont fourni une autre mine d’informations à Forget, qu’elle a analysées en comparant Dauphin aux villes alentours, ainsi que d’autres groupes témoins. Pendant trois ans, elle a analysé les données à n’en plus finir, aboutissant toujours à la même conclusion : Mincome avait été une immense réussite.
Le rêve américain
« Les politiciens avaient peur que les gens s’arrêtent de travailler et qu’ils fassent des tonnes d’enfants pour augmenter leurs revenus », explique le professeur Forget. C’est pourtant tout le contraire qui s’est produit : la moyenne d’âge du premier mariage s’est élevée tandis que le taux de natalité a baissé. Les bénéficiaires du Mincome avaient de meilleurs taux de réussite scolaire. La somme totale des heures de travail n’a baissé que de 13 %. Les soutiens de famille n’ont quasiment pas réduit leurs heures, les femmes utilisaient le revenu de base pour pouvoir rester deux mois en congé de maternité, et les jeunes l’utilisaient pour faire davantage d’études.
Mais la découverte la plus remarquable qu’a faite Forget est que les visites à l’hôpital ont diminué de 8,5 %. Cela représentait d’immenses économies (aux États-Unis, il s’agirait de plus de 200 milliards de dollars par an aujourd’hui). Deux ans après le début du programme, les taux de violence domestique et d’affections psychiques se sont également mieux portés. Le Mincome a amélioré le quotidien de la ville toute entière. Le revenu de base a continué d’impacter les générations suivantes, à la fois en termes de revenus et de santé.
Dauphin, une ville sans pauvreté, a été l’une des cinq expériences de revenu de base nord-américaines. Quatre projets étasuniens l’ont précédée. Aujourd’hui, peu de gens se souviennent à quel point les États-Unis étaient près de mettre en place un système d’assistance publique révolutionnaire dans les années 1960, qui aurait pu se comparer sans rougir à ceux des pays d’Europe occidentale modernes.
En 1964, le président Lyndon B. Johnson a déclaré la « guerre à la pauvreté ». Démocrates et Républicains nourrissaient l’ambition commune d’une réforme en profondeur de la sécurité sociale. Mais il fallait tout d’abord effectuer davantage de tests. Plusieurs dizaines de millions de dollars ont été mis à disposition pour tester les effets du revenu de base parmi 10 000 familles de Pennsylvanie, de l’Indiana, de Caroline du Nord, de Seattle et de Denver. Les chercheurs tentaient de trouver les réponses à trois questions :
1. Est-ce que le revenu de base conduit les gens à travailler significativement moins ?
2. Si oui, est-ce que le coût d’un tel programme sera inabordable ?
3. Sera-t-il par conséquent irréalisable politiquement ?
Les réponses : non, non et oui. La diminution des heures de travail s’est avérée modérée. « Nos découvertes ne nous permettent pas de soutenir d’assertion de “paresse” », a déclaré l’analyste principal de l’expérience de Denver. « Il n’y a pas trace à l’horizon de la désertion massive que prédisait les prophètes de l’apocalypse. » En moyenne, on constatait une réduction des heures de travail de 9 % par foyer. Comme à Dauphin, la majorité de cette baisse était causée par de jeunes mères et des étudiants dans la vingtaine.
« Ces réductions des heures de travail salarié ont été indubitablement compensées en partie par d’autres activités utiles, comme la recherche d’un meilleur emploi ou du travail ménager », concluait un rapport d’évaluation du projet de Seattle. Une mère qui n’avait jamais fini le lycée a décroché un diplôme universitaire en psychologie et a débuté une carrière dans la recherche. Une autre femme a commencé des cours de comédie, tandis que son époux s’est lancé dans la composition. « Nous sommes autonomes à présent, nous vivons de notre art », ont-ils dit aux chercheurs.
Les résultats scolaires se sont améliorés dans toutes les expériences : les notes ont connu une hausse globale et les taux de décrochage scolaire ont chuté. Les données concernant la nutrition et la santé ont également montré des signes positifs – par exemple, le poids des nouveaux-nés avait augmenté. Pendant un temps, il semblait que le revenu de base tirerait son épingle du jeu à Washington. « La réforme de l’assistance publique est votée à la Chambre », disait un titre du New York Times le 17 avril 1970.
Une majorité écrasante de représentants avaient approuvé la proposition du président Nixon concernant un revenu de base modeste. Mais une fois que la proposition a atterri au Sénat, les doutes ont fait leur retour. « Cette loi représente la réforme de l’assistance publique la plus chère, la plus étendue, la plus profonde et la plus chère jamais traitée par le Comité des finances du Sénat », a déclaré l’un des sénateurs. Et puis, la découverte fatale est arrivée : le nombre de divorces à Seattle avait augmenté de plus de 50 %.
Ce pourcentage a tout d’un coup rendu les autres résultats, positifs pour leur part, parfaitement inintéressants. Cela a alimenté la crainte chez les hommes qu’un revenu de base rendrait les femmes trop indépendantes. Pendant des mois, la proposition de loi a fait des allers-retours entre le Sénat et la Maison-Blanche, jusqu’à atterrir dans les poubelles de l’histoire. Des analyses ultérieures ont démontré que les chercheurs s’étaient trompés : en réalité, le nombre de divorces n’avait pas bougé.
La méfiance et la honte
« Nous pouvons le faire ! Éradiquer la pauvreté aux États-Unis d’ici 1976 », a écrit James Tobin, qui recevrait plus tard un prix Nobel, en 1967. À cette époque, près de 80 % de la population américaine était en faveur de l’adoption d’un petit revenu de base. Cela n’a pas empêché Ronald Reagan de railler Johnson des années plus tard : « Dans les années 1960, nous avons déclaré la guerre à la pauvreté, et la pauvreté a gagné. » Les tournants de la civilisation sont souvent considérés de prime abord comme d’impossibles utopies.
Albert Hirschman, l’un des grands sociologues du siècle dernier, a écrit que les rêves utopiques étaient généralement réfutés sur trois terrains : la futilité (c’est impossible), le danger (les risques sont trop grands) et la perversité (sa réalisation donnera lieu à son contraire : une dystopie). Pourtant, Hirschman décrivait également comment, une fois mises en œuvre, les idées précédemment considérées comme utopiques sont rapidement tenues pour normales. Il n’y a pas si longtemps, la démocratie était le grand idéal utopique.
Du philosophe radical Platon à l’aristocrate conservateur Joseph de Maistre, la plupart des intellectuels considéraient les masses comme étant trop stupides pour la démocratie. Ils étaient d’avis que la volonté générale du peuple dégénérerait rapidement en une sorte de « volonté du général ». Ce genre de raisonnement, appliqué au revenu de base, donnerait à peu près ça : ce serait futile car nous ne pouvons pas nous l’offrir, dangereux car les gens arrêteraient de travailler, et pervers car il nous faudrait travailler deux fois plus dur pour réparer les dégâts qu’ils auraient causés. Mais attendez une seconde.
Futile ? Pour la première fois de l’histoire, nous sommes assez riches pour financer un solide revenu de base. Cela nous permettrait de mettre un terme à la plupart des prestations et des programmes de surveillance que le système d’assistance publique nécessite aujourd’hui. De nombreux abattements fiscaux apparaîtraient superflus. Des financements supplémentaires pourraient venir d’une taxation (supérieure) du capital, de la pollution et de la consommation.
Un rapide calcul. Le pays dans lequel je vis, les Pays-Bas, compte 16,8 millions d’habitants. Son niveau de pauvreté est fixé à 1 165 euros par mois. Ce qui représenterait un revenu de base raisonnable. Des calculs simples portent son coût à 193,5 milliards d’euros par an, environ 30 % de notre PIB national. Un chiffre astronomique. Mais gardons à l’esprit que le gouvernement occupe déjà plus de la moitié de notre PIB. Et cela n’empêche pas les Pays-Bas d’être un des pays les plus riches, les plus compétitifs et les plus heureux du monde.
Le revenu de base expérimenté par le Canada – de l’argent distribué inconditionnellement aux personnes défavorisées – serait beaucoup moins cher à mettre en œuvre. Éradiquer la pauvreté aux États-Unis coûterait 175 milliards de dollars, a récemment calculé l’économiste Matt Bruenig – un quart du budget militaire du pays, qui est de 700 milliards de dollars. Malgré tout, un système qui n’aide que les pauvres ne ferait que confirmer la division d’avec les citoyens prospères. « Une politique pour les pauvres est politiquement pauvre », a un jour écrit Richard Titmuss, le cerveau de l’État-providence britannique. Un revenu minimum universel, d’un autre côté, pourrait compter sur un large soutien puisque tout le monde en bénéficierait.
Dangereux ? C’est vrai, nous travaillerions un peu moins. Mais c’est une bonne chose, cela pourrait potentiellement faire des miracles dans nos vies personnelles et nos vies de familles. Un petit groupe d’artistes et d’écrivains (« tous ceux que la société méprise de leur vivant et honore après leur mort » – Bertrand Russell) cesseraient effectivement d’accomplir des travaux salariés. Mais néanmoins, il existe de nombreuses preuves du fait que la grande majorité des gens, peu importe ce qu’ils gagnent pour ça, ont envie de travailler. Le chômage nous rend profondément malheureux.
Un des avantages du revenu de base est qu’il encouragerait les « travailleurs pauvres » – qui sont, au sein du système actuel, plus en sécurité lorsqu’ils se reposent sur l’aide sociale – à chercher des emplois. Le revenu de base ne peut qu’améliorer leur situation ; l’aide serait inconditionnelle. Le salaire minimal pourrait être aboli, multipliant les opportunités jusque dans les strates les plus basses du marché de l’emploi. L’âge ne serait plus un obstacle pour trouver et conserver un travail (étant donné que les employés les plus vieux ne seraient pas nécessairement mieux payés), et cela aurait pour effet de booster la participation des individus à l’effort global.
C’est ainsi que tout progrès commence.
Pervers ? Bien au contraire, au cours des dernières décennies, ce sont nos systèmes de sécurité sociale qui ont dégénéré en systèmes pervers de contrôle social. Les fonctionnaires espionnent les gens qui reçoivent des aides sociales pour être sûrs qu’ils ne gaspillent pas leur argent. Les inspecteurs passent leurs journées à apprendre aux citoyens comment se dépêtrer dans toute la paperasse nécessaire. Des milliers de fonctionnaires sont occupés à garder à l’œil cette bureaucratie particulièrement sensible à la fraude. L’État-providence a été conçu pour apporter la sécurité, mais il a dégénéré en un système où règne la méfiance et la honte.
Le commencement
Cela a déjà été dit. Notre État-providence est périmé, basé sur une époque à laquelle les hommes étaient les seuls à exercer une profession et où les employés travaillaient au sein de la même entreprise pendant toute leur carrière. Notre système de retraites et nos programmes de protection sociale sont encore centrés sur ceux qui ont assez de chance pour avoir un emploi régulier. La sécurité sociale est basée sur le postulat erroné que l’économie crée de nouveaux emplois. Les programmes d’aide sociale sont devenus des pièges à éviter plutôt que des trampolines. Jamais auparavant le temps n’avait été plus propice à la mise en place d’un revenu minimum universel et inconditionnel.
Nos sociétés vieillissantes nous mettent au défi de maintenir les plus âgés économiquement actifs aussi longtemps que possible. Un marché du travail de plus en plus souple crée le besoin de davantage de sécurité. La globalisation est en train d’éroder les salaires des classes moyennes du monde entier. L’émancipation des femmes ne sera complète que lorsqu’une plus grande indépendance économique sera possible pour tous. L’essor des robots et de l’automation de plus en plus importante de notre économie pourrait également coûter cher à ceux qui se trouvent en haut de l’échelle.
La légende raconte que Henry Ford II visitait une nouvelle usine entièrement automatisée en compagnie du leader syndicaliste Walter Reuther, dans les années 1960, quand Ford plaisanta : « Walter, comment allez-vous amener ces robots à payer vos cotisations syndicales ? » Ce à quoi Reuther aurait répondu : « Henry, comment allez-vous les amener à acheter vos voitures ? » Un monde où les salaires n’augmentent plus a toujours besoin de consommateurs.
Au cours des dernières décennies, le pouvoir d’achat de la classe moyenne a été maintenu sous perfusion grâce à des crédits, des crédits, et toujours plus de crédits. Personne ne demande aux sociétés du monde entier de mettre en place un système de revenu de base coûteux en une seule fois. Chaque utopie nécessite de commencer petit, avec des expérimentations qui transforment peu à peu notre monde – comme celle de 2009 à Londres.
L’un des travailleurs sociaux s’est souvenu par la suite : « Il est assez difficile de changer d’un jour à l’autre la façon dont vous appréhendez le problème. Ces projets pilotes nous donnent l’opportunité de décrire, de penser et de parler différemment du problème. » C’est ainsi que tout progrès commence.
Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après un essai adapté du livre Utopia for Realists: The Case for a Universal Basic Income, Open Borders, and a 15-Hour Workweek, de Rutger Bregman. Utopia for Realists est né sur De Correspondent et le livre est disponible sur Amazon.
Couverture : Illustration par De Correspondent.