Huntington Park. La Californie du Sud est sous les eaux. Après six ans d’une sécheresse interminable pour l’État doré de la côte Pacifique américaine, un cortège de nuages menaçants s’étend sur le comté de Los Angeles. Depuis des jours, il pleut sans discontinuer. Sur les terres arides qui entourent les agglomérations, la pluie redonne espoir aux agriculteurs. Mais dans les rues de la deuxième ville des États-Unis, on n’accueille pas l’eau comme une force purificatrice. Déjà congestionné en temps normal, le trafic est comme paralysé ce soir à Huntington Park, en banlieue sud de la ville. Derrière les pare-brises dégoulinants, on devine les visages crispés des Angelenos à qui il tarde de rentrer chez eux. Sur les trottoirs qui bordent Florence Avenue, on aperçoit de loin en loin une silhouette courbée sous un parapluie, presser le pas et disparaître comme une ombre au coin d’une rue. La nuit est tombée tôt ce soir, et la plupart des devantures de magasins sont barrées par des grilles ou des rideaux de fer.
Sur la porte vitrée de l’église de la Santa Muerte, il est écrit « CLOSED » au feutre noir sur une affichette blanche, avec un S en forme de serpent à sonnettes. Reste le numéro indiqué sur la pancarte qui surplombe la boutique, qui n’a d’église que le nom. Après quatre tonalités, un homme répond en espagnol – les habitants de Huntington Park sont pour 97 % d’entre eux d’origine hispanique. Notre échange est bref. « No hablo con periodistas », souffle-t-il avant de raccrocher. À quelques mètres de là, une botánica est encore ouverte. Derrière le comptoir de l’échoppe où se pressent toutes sortes de bougies colorées, d’amulettes protectrices, de statuettes religieuses et de poudres magiques, le vendeur m’accueille d’un haussement de sourcils et d’un simple « hola ». Lui non plus n’a rien à me dire sur le sujet qui m’intéresse, et il prétend ne rien savoir du culte qui a son église deux portes plus loin. Insister ne changera rien.
De retour devant l’église, j’ignore le serpent à sonnettes et presse mon visage contre la vitrine pour jeter un coup d’œil à l’intérieur. Dans le noir, on devine quelques rangées de bancs, un synthétiseur pour accompagner les messes et, sur le mur du fond, une collection de squelettes en robes de bure noires, de crânes et de fleurs mauves, ainsi qu’une longue épée à la lame ondulant comme une flamme. Et, au centre du tableau, éclairé par un unique projecteur qui fait resplendir sa robe écarlate, sa couronne de diamants, son bouquet de roses rouges et sa longue faux, je croise le regard vide de l’ange de la mort. La Santa Muerte.
Légende urbaine
East Los Angeles. Le 31 octobre, on peut voir son visage peint sur la chair des mortels partout au Mexique. Chaque année, à l’occasion du Jour des morts (El Día de los Muertos), tous les habitants du pays ainsi que les communautés mexicano-américaines du sud-ouest des États-Unis célèbrent le souvenir des disparus et se rappellent à leur propre mortalité. Alors, pendant plusieurs jours, les calaveras sont à l’honneur. Les crânes humains sont peints et fleuris, sur des chars lors de grandes processions, sur des statuettes et des gâteaux dans les maisons, et jusque sur le visage des jeunes filles qui se parent d’un maquillage macabre et revêtent de superbes robes colorées. Si la fête coïncide avec la Toussaint chrétienne, elle prendrait ses racines dans des cultes préhispaniques dont les historiens ont du mal à retrouver l’origine. C’est de ce carrefour culturel et spirituel qu’est né le culte de la Santa Muerte, ou Notre Dame de la Sainte Mort. Un culte jugé diabolique par le Vatican qui se pratiquait de manière clandestine jusqu’au début des années 2000. Aujourd’hui, il s’agit du mouvement religieux à la progression la plus rapide du monde, qui compterait « entre 10 et 12 millions d’adeptes » selon Andrew Chesnut, professeur à la Virginia Commonwealth University et auteur d’un livre sur la Santa Muerte, Devoted to Death. Et comme la liberté religieuse est inscrite dans le Premier amendement de la constitution américaine, le temple de Huntington Park n’est pas unique en son genre à Los Angeles.
Si le culte se fait encore discret – rien à voir avec l’imposant immeuble bleu de la Scientologie sur Sunset Boulevard –, la rumeur de sa prolifération à Los Angeles a eu tôt fait d’inquiéter les autorités. Car la Santa Muerte serait, plus encore que les figures moustachues de Jesús Malverde et San Simón, la sainte patronne des narcotrafiquants mexicains. Et rien n’est plus inquiétant pour un policier californien que la perspective de voir les criminels les plus redoutés d’Amérique latine étendre leur influence au nord de Tijuana. Pour obtenir des informations de première main et faire le tri des rumeurs, j’ai décidé de me rendre au bureau du shérif d’East L.A., au cœur de la plus grande communauté mexicano-américaine du comté de Los Angeles. Les choses ne se sont pas passées exactement comme prévu.
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Mon chauffeur Uber s’appelle Esteban. Il a grandi à Long Beach, une ville au sud de Los Angeles, mais ses parents sont mexicains. La Santa Muerte arrive bientôt dans la discussion. « This is some scary shit ! » résume-t-il. S’il ne connaît pas personnellement d’adeptes du culte, des histoires lui sont venues aux oreilles. Des histoires de sacrifices humains et de cartels mexicains, ici à Los Angeles. Une maison des quartiers nord de Long Beach où les flics auraient trouvé une statuette de la Santa Muerte, près du cadavre d’un trafiquant de drogue. Il reconnaît que ce ne sont que des rumeurs, mais elles ont suffi à lui passer l’envie de s’y intéresser. Il me recommande d’être prudent avant de me déposer devant ce qu’il croit être l’entrée du bureau du shérif.
Je m’aventure sur le parking où sont garées les voitures de police noir et blanc, dont la carrosserie étincelle à la faveur d’une éclaircie. Tandis que je cherche une porte par où entrer, une voix tonne dans mon dos. « Eh, vous ! Qu’est-ce que vous foutez là ? » Je fais volte-face et aperçois un policier au visage grimaçant, crâne rasé et lunettes de soleil, qui m’ordonne d’approcher les mains bien en vue. Mes explications ont peu de poids, je me retrouve bientôt bras et jambes écartés, penché sur le capot de la voiture pendant qu’il me fouille. « L’entrée est de l’autre côté », précise-t-il avant de m’interroger sur la raison de ma présence ici tout en épluchant mon passeport. Il enregistre mes réponses en silence, puis appelle des « renforts » par radio avant de me faire monter à l’arrière de la voiture.
Quelques minutes après, ils sont quatre policiers à passer en revue mes papiers et me poser de nouveau les mêmes questions. Je passerai en tout une demi-heure à l’arrière du véhicule, avant qu’on ne me rende mes papiers et ma liberté. « En tant que Français, vous devez comprendre les précautions que nous prenons pour lutter contre le terrorisme », explique l’agent d’un ton grave. Cette entrée en matière ne va pas jouer en ma faveur. Avant de quitter le parking, je leur demande tout de même si quelqu’un ici est susceptible de me renseigner au sujet de la Santa Muerte. Ma requête est accueillie par quatre moues circonspectes. « Je crois qu’ils ont un expert au commissariat d’Inglewood », finit par dire l’un d’eux. Une fois sorti du parking, je remonte l’allée bordée par le lac de Belvedere Park jusqu’à Pomona Boulevard. Après quelques recherches sur Internet, je découvre qu’il y a effectivement ce qui semble être un spécialiste de la Santa Muerte au département de police d’Inglewood, le lieutenant Oscar Mejia. Nous convenons d’un rendez-vous plus tard ce jour-là. La pluie se remet à tomber.
Meurtres rituels
Inglewood. Inglewood a connu son lot de violences. Cette banlieue sud de Los Angeles, située à l’est de l’aéroport LAX, était un point chaud de la criminalité américaine dans les années 1990. Près de 10 000 crimes y étaient commis rien qu’en 1991, dont 37 homicides et 65 viols, pour plus de 2 500 crimes violents. Aujourd’hui, la ville a retrouvé un peu de calme et passait sous la barre des 3 500 crimes pour l’année 2015, d’après les chiffres du département de police d’Inglewood. Malgré cela, 11 personnes y ont été tuées par balle depuis le début de l’été, d’après le Homicide Report du Los Angeles Times. Les crimes violents sont le quotidien du lieutenant Oscar Mejia.
Nous parlons dans la pénombre du parking couvert du commissariat, un bâtiment patibulaire de béton nu, que la pluie battante et le ciel anthracite rendent encore plus inhospitalier. Le lieutenant Mejia est un homme épais d’origine hispanique, la moustache soigneusement taillée, des cheveux poivre et sel coupés courts et l’uniforme impeccablement repassé. Il se tient droit et répond avec solennité malgré la fatigue qui se lit dans ses yeux. Les nuits peuvent être longues à Inglewood. Il a souvent croisé le visage de la Mort dans l’exercice de ses fonctions. « Auparavant, je travaillais aux stups », raconte-t-il. « J’ai souvent vu ce genre de choses, car beaucoup de narcotrafiquants prient la Santa Muerte pour être protégés de la police. » Il arrive ainsi que les agents retrouvent de petits autels dans les coffres des voitures des trafiquants de drogue, ou des bougies allumées sur la plage arrière. D’autres fois, les criminels procèdent à des limpias, des cérémonies de purification spirituelle durant lesquelles le prêtre chasse les mauvaises énergies de l’esprit du croyant grâce à la fumée d’herbes médicinales ou de cigares. « Ils font souvent des offrandes à la Santa Muerte juste avant de commettre un acte criminel », précise le lieutenant Mejia. Naturellement, tous les adeptes de la Santa Muerte ne sont pas des criminels, mais tous ceux qui la vénèrent lui demandent des faveurs. « Ses adeptes sont souvent des gens pauvres ou vulnérables, qui traversent une mauvaise passe, et la plupart sont issus de communautés hispaniques », explique le lieutenant. D’après lui, les victimes de la traite des êtres humains s’en remettent souvent à l’ange de la mort pour leur assurer d’arriver saines et sauves en Californie. Une réalité que connaissent tous les États du sud du pays qui ont une frontière avec le Mexique. Ce n’est d’ailleurs pas à Los Angeles qu’Oscar Mejia a appris ce qu’il sait de la Santa Muerte, mais au Texas.
Son mentor se nomme Robert Almonte. Commissaire adjoint de la police d’El Paso aujourd’hui à la retraite, Almonte organise désormais des conférences et des stages d’entraînement pour tous les services de police américains, de la DEA au FBI. « Il est crucial pour les autorités de comprendre ce contre quoi elles luttent », explique le lieutenant Mejia, qui organise lui aussi des conférences à Los Angeles pour familiariser les enquêteurs avec les saints patrons des narcotrafiquants mexicains et des gangs latinos. Mais nul n’a exploré plus en profondeur le versant extrême de la Santa Muerte que le Dr Robert J. Bunker, auteur de nombreuses études sur les cartels mexicains et mindhunter du FBI au sein de son Unité de science comportementale. Le Dr Bunker situe la montée de la popularité de la Santa Muerte au sein des réseaux criminels mexicains aux environs de 2007, lorsque le président Felipe Caldéron a déclaré la guerre aux cartels et aux gangs du pays. En militarisant la lutte contre la drogue, son gouvernement a engendré un véritable désastre humanitaire : plus de 60 000 personnes ont trouvé la mort dans le conflit entre décembre 2006 et la fin de l’année 2012, et l’activité des cartels n’a pas été mise à mal.
Contrairement aux prières adressées à des saints de moindre importance comme Jesús Malverde, les criminels adeptes de la Santa Muerte procéderaient régulièrement à des meurtres rituels au Mexique. Dans le contexte d’un quotidien rythmé par les morts et les affrontements violents, « les sacrifices et les offrandes faits à la Santa Muerte sont devenus primitifs et barbares », écrit-il. « Plutôt que de la nourriture, de la bière ou du tabac, il arrive que les têtes coupées des victimes (et vraisemblablement leur âme) soient offertes pour invoquer une intervention divine. » Dans son étude, le Dr Bunker donne de multiples exemples d’actualités sordides qui démontrent les liens qu’entretiennent les narcotrafiquants mexicains avec le culte. On apprend notamment qu’en 2012, un grand prêtre de la Santa Muerte du nom de Romo Guillén a été condamné à 66 ans de prison pour enlèvement. Il était lié à des membres du cartel de Los Zetas et avait appelé à une guerre sainte contre l’Église catholique en 2009, au nom de la Santísima Muerte. En 2011, à Ciudad Júarez, la police mexicaine a découvert un squelette revêtu d’une robe de mariée accompagné d’un autel de la Santa Muerte, dans une planque où étaient détenues des victimes de kidnappings. Parmi les offrandes, il y avait des paquets de cigarettes, de la tequila, et deux crânes humains. Le lieutenant Mejia insiste, cependant : « Il n’est pas illégal de prier la Santa Muerte, d’avoir un autel chez soi ou de participer aux messes organisées dans les temples. » Il y en aurait deux à Los Angeles. Celui d’Huntington Park, dont le propriétaire refuse de parler aux journalistes, ainsi qu’un autre sur Melrose Avenue, à Hollywood. « Le prêtre se fait appeler Father Sisyphus », dit-il. À l’évocation de son nom, Oscar Mejia a un curieux sourire et regarde dans le vague. « C’est un homme très étrange », finit-il par dire. Mais qui a la réputation d’être bavard.
Father Sisyphus
East Hollywood. Au sud de Santa Monica Boulevard, les célèbres lettres blanches qui surplombent Los Angeles restent hors de vue. Les propriétés qui s’alignent le long de cette avenue au sud-est d’Hollywood n’ont que leur dénuement à offrir aux yeux. Derrière les grillages qui délimitent les terrains, l’asphalte se bombe et se déchire, éventré par de grands palmiers rachitiques, et les maisons brinquebalantes qui se dressent au bout des allées tordues ressemblent aux rescapées de l’ouragan Katrina, avec leurs planches à la peinture écaillée et leurs toits de travers. De loin en loin surgissent des boutiques, aménagées dans des baraques de plain-pied construites à la volée. C’est là, au 4902 Melrose Avenue, à côté d’un dispensaire de cannabis médical, que se trouve la devanture fleurie du Templo Santa Muerte. Sur la vitrine colorée de l’établissement, il est écrit « OPEN » en lettres néon rouges.
Une grille extensible en acier barre l’entrée de ce que je devine être la chapelle, mais une porte s’ouvre sur la boutique attenante. Derrière le petit comptoir, des statuettes colorées à l’effigie de l’ange de la mort s’alignent sur les étagères, ainsi que des amulettes et talismans en tout genre, semblables à ceux proposés dans la botánica de Florence Avenue. Depuis l’arrière-salle, une femme âgée me fixe en silence avec un regard réprobateur. Toute vêtue de noir, elle est assise à une table où elle compose des bouquets de roses aux teintes sombres. Un homme surgit derrière elle et m’accueille dans un anglais teinté d’un accent mexicain. « Je suis Father Sisyphus, un plaisir de vous rencontrer », dit-il. Petit et corpulent, il porte autour du cou un crucifix pendu à un collier de perles de verre bleues, ainsi qu’une chaîne terminée par un pendentif de la Santa Muerte. À ses doigts, des bagues à tête de mort côtoient une chevalière en or marquée d’une croix. Et sur sa tête, une simple toque noire indique sa fonction. Il m’entraîne à sa suite dans la chapelle, pour discuter au calme. La chapelle est en réalité une pièce carrelée de gris, éclairée comme un Pôle emploi. Quatre rangées de bancs peuvent accueillir une quinzaine de fidèles, et l’autel est protégé par une haute grille dorée décorée de croix latines et surmontée par un pentacle.
Dans le mur de droite s’ouvre un minuscule couloir au bout duquel une Santa Muerte en robe blanche, des gemmes rouges plantées au fond des orbites, toise ses adeptes derrière une vitrine. La chapelle compte en tout une dizaine de squelettes vêtus de robes et de parures rutilantes, dont cinq de grande taille, posés sur des socles de crânes colorés. À leurs pieds s’entassent les offrandes des fidèles, parmi lesquelles des fioles de tequila et de mescal (« La Santa Muerte adore l’alcool », précise Sisyphus), de l’argent, du tabac, des fleurs, des statuettes en forme de faucheuses, ainsi que de très nombreuses friandises (« La Santa Muerte adore le sucre », explique-t-il). Après ce tour du propriétaire, Father Sisyphus et moi nous asseyons parmi les rangées de bancs. Durant l’heure pendant laquelle nous avons discuté, cinq personnes sont entrées pour venir déposer des offrandes aux pieds de la Santa Muerte et se recueillir. Elle n’est pas près de tomber à court de sucre et d’alcool.
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Quand Lucino Garcia avait 16 ans, il eut soudainement le désir de devenir acteur. La vie n’avait pas déroulé le tapis rouge à ce jeune homme insignifiant d’une petite ville de l’État de Nayarit, sur la côte ouest du Mexique, mais elle l’avait doté de l’inflexible volonté d’écouter son cœur. C’est cet appel intérieur qui le fit monter dans un car à destination de Mexico, quelques pesos en poche et ses affaires dans un sac. À son arrivée dans la capitale, Lucino cherchait tant bien que mal à prendre ses repaires quand un vieil homme l’interpella au coin d’une rue. « Eh toi ! Viens me voir. » Lucino resta interdit un moment avant de le faire répéter. « Oui, toi. Tu ne connais personne ici, n’est-ce pas ? » Il y avait chez lui quelque chose d’indescriptible qui le mettait en confiance. L’homme l’invita à le suivre, Lucino accepta. Il s’appelait Juan et il était chaman. Il enseigna au jeune homme l’art de confectionner des amulettes et des talismans. Lucino vécut chez lui pendant environ un mois, jusqu’à ce qu’un jour, Juan ne le réveille avant l’aube. « Viens, il est temps d’aller voir mon frère », dit-il. Les deux hommes prirent alors un bus en direction des montagnes qui se dressent à l’est de Mexico. Le frère de Juan était un grand homme maigre qui se faisait appeler Tata et vivait dans la montagne en ermite. « Il était temps, je t’attendais », dit-il à Lucino la première fois qu’il le vit. Lucino ne fut pas surpris, car une voix intérieure lui avait intimé d’aller à la rencontre de son destin.
Le trio s’enfonça plus profondément dans la montagne, marchant tout l’après-midi jusqu’à la nuit tombée. Lorsqu’ils s’assirent enfin, Tata prépara de la nourriture et du thé pour les ragaillardir. Quelques temps plus tard, tandis que les trois hommes se délassaient autour du feu, Lucino vit se dessiner une silhouette dans les ténèbres. Elle ressemblait à une femme en robe de mariée, mais sous le voile qui recouvrait sa tête, il n’y avait aucun visage. En plongeant son regard dans l’abîme, Lucino finit par voir émerger une figure osseuse dont la mâchoire décharnée semblait lui sourire. Aucune peur n’habitait le garçon malgré cette vision d’épouvante. Puis une voix d’outre-tombe siffla entre les dents jointes de la mariée squelettique. « Va », lui dit-elle. « Va et fais savoir au monde qui je suis vraiment. Partout où tu iras, j’irai avec toi. Ta voix sera ma voix, et ta maison sera mon temple. » Alors, la vision s’évanouit.
Lucino crut d’abord qu’il avait fait un rêve éveillé. Le garçon de Nayarit était familier des coras, ces chamans du peuple náayeri qui prennent le peyote pour entrer en communication avec le monde des esprits. Tata avait-il ajouté au thé les extraits d’une plante magique ? Il ne pouvait le dire, mais il n’était pas seul à l’avoir vue. Les deux frères s’étaient agenouillés en signe d’adoration aux pieds de la mariée. Ils lui expliquèrent que la Santa Muerte lui était apparue, et que l’ange de la mort l’avait choisi pour transmettre sa parole. Cette nuit-là, Lucino prit le nom de Sisyphe – car il savait qu’il devrait répéter ses enseignements inlassablement pour le restant de ses jours. Il quitta Mexico pour s’installer à Tijuana. Là, dans la commune de Rosarito, il fut ordonné prêtre par l’Église archangélique des émissaires d’Azraël – le nom biblique de l’ange de la mort. C’est par le biais de leur réseau mexicano-américain qu’il entra aux États-Unis, où il ouvrit le Templo Santa Muerte dans la cité des anges. Cette histoire, Father Sisyphus la raconte sans fausse note et d’une voix pénétrée. Sans doute est-elle romancée, mais puisque nous sommes assis dans sa chapelle aujourd’hui, il faut bien qu’elle contienne quelques vérités.
Aux origines
« Il est vrai que de nombreuses personnes demandent à la Santa Muerte de les protéger de la police, de leurs rivaux, ce genre de choses », reconnaît Father Sisyphus. « Toutes sortes de gens prient la Santa Muerte, et ce que l’on vous a dit est vrai. » Lui aussi a entendu parler de sacrifices d’animaux et d’enfants, mais il assure que ces atrocités n’arrivent qu’à la marge, dans les cercles criminels mexicains. « Si des barons de la drogue fréquentaient le temple, ce serait une cathédrale, pas une bâtisse modeste comme celle-ci », dit-il.
Il comprend néanmoins que l’apparence de la Santa Muerte puisse effrayer les profanes. « On a toujours peur de ce qu’on ne connaît pas. Mais la Santa Muerte est une création de Dieu, et aucune création de Dieu n’est mauvaise. La Mort est un passage entre la vie et la vie éternelle », philosophe-t-il. Sisyphus n’a jamais revu de ses yeux la Santa Muerte.
Désormais, elle ne s’adresse à lui qu’en rêve. Pour qu’il recommande à ses fidèles de lui apporter la meilleure tequila possible. Nous nous quittons sur ces mots et je m’attarde un instant de plus dans la chapelle pour prendre des photos. Une femme sort en silence du petit couloir où les adeptes s’isolent pour prier. « Vous êtes français ? » dit-elle en français, attirant mon attention. C’est une dame élégante d’une quarantaine d’années, vêtue d’un tailleur sombre, les cheveux rassemblés soigneusement en queue de cheval et perchée sur des escarpins noirs. « Je suis d’origine mexicaine, mais mon mari est français », explique-t-elle devant mon air étonné. Maria* est l’épouse d’un entrepreneur athée qui a quitté la France pour le Mexique, puis les États-Unis, il y a longtemps de cela, raconte-t-elle pendant qu’elle sème des friandises sur les différents autels de la chapelle. Pour sa part, elle a toujours vénéré la Santa Muerte, tout comme son père avant elle. Cette confession impromptue chamboule l’idée d’un culte relativement récent. « La Santa Muerte remonte bien avant la colonisation espagnole », dit-elle. « Les Aztèques la vénéraient déjà. » Maria non plus n’a jamais eu peur de l’ange de la mort, même petite. « C’est culturel », ajoute-t-elle simplement avant de s’en aller.
En vérité, les origines de la Santa Muerte sont multiples, et sa forme actuelle procède d’un syncrétisme international, d’après la chercheuse américaine Jessica Kindrick, de l’université d’État de Floride. Son apparence de sinistre faucheuse évoque par exemple une représentation de la mort issue du catholicisme médiéval, quand les rituels qui l’entourent auraient leurs racines dans les traditions africaines importées en Amérique latine par les esclaves africains des colons – vaudou, santeria, palo ou obeah. Quant aux Aztèques, ils vénéraient un dieu nommé Mictlantecuhtli et son épouse Mictecacíhuatl, roi et reine de Mictlán, l’inframonde. Ces dieux de la mort veillaient ensemble sur les os des défunts. « Petit, tout le monde a peur des os », me disait Lucino Garcia dans son habit de Father Sisyphus. « J’entends encore mes parents me dire : “Ne fais pas ci, ne fais pas ça, tu pourrais mourir.” Les crânes sont automatiquement perçus comme maléfiques. Heureusement, de nos jours, les gens ont moins peur. » C’est Noël toute l’année pour la Santa Muerte.
*Ce prénom a été modifié pour préserver l’anonymat de l’intervenante.
Couverture : Le Templo Santa Muerte. (Nicolas Prouillac)