L’île Bouvet

Il n’existe plus de recoins inaccessibles sur Terre.

L’île Bouvet est située aux confins de l’océan Austral, connu pour ses tempêtes incessantes, plus au sud encore que les quarantièmes rugissants. C’est un petit îlot glacé au milieu d’une chape de glace : quelques kilomètres carrés de basalte volcanique inhabité et grinçant. Enfoui sous plusieurs centaines de mètres de glace, balayé par des vents violents, enveloppé de congères de brouillard marin, l’îlot est complètement dépourvu d’arbres, d’abris ou même de point d’amarre.

Et pourtant, il abrite un mystère.

Les explorateurs du NorvegiaCrédits : Horntvedt

Les explorateurs du Norvegia
Crédits : Norsk polarinstitutt

Mais commençons notre histoire par le commencement. Bouvet est une île terriblement isolée : les terres les plus proches sont celles des côtes antarctiques, situées 1 750 km plus au sud, suivies du Cap et de l’île Tristan da Cunha. En effet, comme l’écrivait Rupert Gould, dans son style caractéristique : « C’est l’endroit le plus isolé de toute la planète, et quiconque désireux de s’intéresser à la question pourra aisément le vérifier en cinq minutes à l’aide d’un compas et d’une mappemonde. On peut dessiner un cercle d’environ 1 600 kilomètres (dont l’aire est de 8 042 477 kilomètres carrés, soit approximativement la surface de l’Europe) autour de l’île Bouvet sans y trouver la moindre terre. Aucun autre endroit à la surface de la Terre ne peut soutenir cette comparaison. »

Pourtant, malgré son isolement, l’histoire de l’île est assez intéressante. Elle fut découverte étonnamment tôt, le 1er janvier 1739, par le pionnier des explorateurs polaires, le Français Jean-Baptiste Bouvet de Lozier, qui lui donna son nom. À la suite de cela, cependant, l’île resta perdue pendant soixante-neuf ans. Bouvet avait mal renseigné ses coordonnées à une époque où la navigation se faisait principalement à l’estime. Même les efforts du Capitaine Cook se soldèrent par un échec quand il tenta de la localiser à son tour.

Ce n’est qu’en 1808 que l’île a refait surface, lorsqu’elle fut relocalisée à environ 1 130 kilomètres de son emplacement originel. Et pourtant, un doute considérable subsista durant tout le reste du XIXe siècle quant à savoir si les îles de 1739 et de 1808 étaient bien les mêmes. Même le brillant James Ross, en 1843 puis en 1845, faillit à localiser l’île au milieu des terribles intempéries de la région : un épais brouillard quasi-permanent et des tempêtes trois cents jours par an. Il fallut attendre 1898 pour que les coordonnées de l’île apparaissent de façon permanente sur les cartes nautiques, grâce au capitaine Aldabert Krech et son navire allemand, le Valdivia.

Les Allemands furent les premiers à réellement naviguer autour de l’île. Bouvet pensait qu’il s’agissait simplement du cap nord de la Terra Australis, le gigantesque continent méridional imaginaire qui nourrissait depuis longtemps les fantasmes des explorateurs de son temps. Celui-ci devait exister quelque part dans l’hémisphère sud, pensait-on, pour contrebalancer la masse du continent eurasien. Selon eux, l’île ne mesurait pas plus de huit kilomètres de long par cinq de large, et neuf dixièmes de sa surface étaient recouverts de glace. Elle était presque entièrement entourée de falaises de glace impossibles à escalader, qui sortaient de l’océan presque verticalement pour atteindre jusqu’à 480 mètres de haut. Les hommes du Valdivia, cependant, comme la plupart des explorateurs se rendant dans les endroits les plus inhospitaliers, ne parvinrent guère à accoster. La mer houleuse, les falaises abruptes et l’absence de crique ou de bras de mer rendent l’approche de l’île en bateau trop dangereuse à moins d’une météo exceptionnellement calme.

Antarctica,_Bouvet_Island,_discovery_map_1754

Perdue sur la carte
Bouvet ne savait pas si la terre
qu’il voyait était une île ou un cap

Crédits : BNF

Les premiers explorateurs à poser le pied sur l’île furent les Norvégiens du navire d’exploration Norvegia, en 1927. À leur tête était un digne successeur du Kapitan Krech, le tout aussi allitératif Harald Horntvedt. Ils furent également les premiers à s’aventurer sur le plateau central de Bouvet, qui s’élève à environ 780 mètres au-dessus du niveau de la mer et se compose de deux glaciers recouvrant les restes d’un volcan toujours en activité. Horntvedt s’empara de l’île au nom du roi Haakon VII, et la renomma Bouvetøya (« île de Bouvet » en norvégien). Il en fit une brève cartographie et laissa une cache de provisions sur la côte pour les éventuels marins échoués. Les Norvégiens revinrent en 1929, puis quelques années plus tard lorsqu’ils apprirent la destruction de leurs deux caches de provisions par les tempêtes locales incessantes.

Après cela, l’île n’accueillit plus de visiteurs jusqu’en 1955, époque à laquelle le gouvernement sud-africain fit part de son intérêt pour elle. Il y voyait en effet l’opportunité d’établir une station météorologique. Afin d’en mesurer le potentiel, la frégate Transvaal partit vers le sud en direction de Bouvet, qu’elle atteignit le 30 janvier.

C’est ici que notre énigme commence à se dessiner.

L’énigme

Les Sud-africains naviguèrent tout autour de l’île à la recherche d’un emplacement suffisamment grand et plat, pouvant faire office de plateforme pour la station météorologique. Sans succès. Pourtant, trois ans plus tard, le brise-glace américain Westwind jeta l’ancre près de Bouvet le 1er janvier 1958 et découvrit qu’une petite éruption volcanique devait avoir eu lieu au cours de ces trois dernières années. La coulée de lave s’était jetée dans la mer et avait formé un plateau de lave à basse altitude, mesurant environ 350 mètres de long et 180 de large.

L’île Bouvet s’était agrandie. Avec un manque d’inspiration certain, les Norvégiens nommèrent le plateau Nyrøysa – « nouveaux gravats » – et pour cela se contentèrent d’inscrire le nom sur leurs cartes sans se donner la peine de se rendre sur place pour l’étudier.

Nous avons brièvement examiné les alentours, pensant qu’il s’agissait peut-être de naufragés, mais nous n’avons trouvé aucun restes humains.

Six années passèrent qui nous amènent en 1964. Les Sud-africains, qui s’étaient enfin décidés à envoyer une expédition pour étudier Nyrøysa, envoyèrent deux navires qui devaient se retrouver à Bouvet pour le dimanche de Pâques : le RSA, navire de ravitaillement sud-africain et le HMS Protector, brise-glace de la Royal Navy. Les membres de l’expédition durent attendre trois longs jours que les vents glacés qui soufflaient sur Nyrøysa descendent en dessous de leurs 50 nœuds habituels (90km/h). Le 2 avril, les conditions furent jugées suffisamment clémentes pour tenter un atterrissage en hélicoptère.

Deux des Westland Whirlwinds, qui stationnaient à bord du Protector, décollèrent et déposèrent une équipe de recherche sur Nyrøysa. Celle-ci était dirigée par le capitaine de corvette Allan Crawford, vétéran britannique du Pacifique-Sud qui, peu de temps après avoir touché terre, fit une découverte tout à fait inattendue : au milieu d’un petit lagon, gardé par un ours de mer solitaire, barbotait un bateau abandonné, à moitié englouti, les plats-bords submergés, mais toujours en état de naviguer.

« “Quelle est donc l’histoire de cette étrange découverte ?” nous sommes-nous demandés. Aucun signe ne permettait d’identifier son origine ou sa nationalité. À une centaine de mètres, sur les rochers, reposaient un fût de deux cents litres, une paire de rames ainsi que des morceaux de bois et un caisson de flottaison en cuivre éventré et étalé sur le sol à dessein… Nous avons brièvement examiné les alentours, pensant qu’il s’agissait peut-être de naufragés, mais nous n’avons trouvé aucun restes humains. »

C’était un mystère digne des aventures de Sherlock Holmes. Le bateau, décrit par Crawford comme étant « une baleinière ou un canot de sauvetage », devait provenir d’un plus gros bateau. Pourtant, aucune route commerciale ne passait à moins de 1 600 kilomètres de Bouvet. S’il s’agissait réellement d’un canot de sauvetage, alors de quel bateau provenait-il ? Quel exploit de navigation avait pu lui permettre de parcourir une si grande distance ? Comment avait-il pu survivre à la traversée de l’océan Austral ? Rien n’indiquait qu’il avait un jour possédé un mât et une voile, ni même un moteur, et la paire de rames découverte par Crawford paraissait inapte à la manœuvre du lourd bateau de six mètres. Plus troublant encore : qu’était-il arrivé à l’équipage ?

MystèreLe mystérieux canot de sauvetage n'intrigue pas que les habitants de l'île

Mystère
Le mystérieux canot de sauvetage
n’intrigue pas que les habitants de l’île

Malheureusement, les membres de l’équipe n’eurent pas beaucoup de temps pour enquêter sur leur étrange découverte. Ils ne restèrent que peu de temps sur l’île – environ 45 minutes d’après Crawford –, et ils devaient étudier la plateforme, collecter des échantillons de roches et repousser les éléphants de mer mâles agressifs qui n’appréciaient guère leur intrusion. Ils n’eurent pas le temps d’explorer Nyrøysa en profondeur, ni de chercher d’autres signes de vie. Au vu de ces contraintes, la « recherche » menée par Crawford consista probablement en une ronde de quelques mètres autour du lagon à la recherche des traces de passage ou d’habitation les plus évidentes. Par la suite, aucun autre visiteur ne semble s’être intéressé à la question et il n’existe, en réalité, aucune autre mention du mystérieux bateau.

Pourtant, deux ans plus tard, en 1966, Bouvet reçut la visite d’une équipe de biologistes qui s’était fortement intéressée au lagon. Ils établirent que le lagon alcalin (du fait des excréments de phoque) était peu profond, chargé en algues, et qu’il était alimenté par les eaux de fonte des falaises environnantes. Si le canot de survie était toujours présent, ils n’en firent pas mention.

Fausses routes

En réalité, personne à part Allan Crawford ne semble s’être intéressé à ce mystère. Je n’ai trouvé aucun article de presse récent à propos de cette histoire et aucune information supplémentaire sur le bateau lui-même ou sur les objets retrouvés sur le rivage. Il existerait, en revanche, un ou deux récits contemporains relatant l’atterrissage, dans un ouvrage tellement obscur que je n’ai pas encore pu m’en procurer de copie. En bref, personne ne semble s’être demandé comment le bateau avait pu échouer là-bas, personne n’a recherché les membres de son équipage et personne n’a tenté d’expliquer la stupéfiante découverte de Crawford.

Il nous reste à présent peu de choses pour éclaircir ce mystère : de maigres lignes écrites par Crawford, une connaissance sommaire de l’histoire de Bouvet et quelques déductions de bon sens quant au comportement probable de marins naufragés. On peut néanmoins, avec ces informations, construire au moins trois hypothèses qui pourraient expliquer la présence de la baleinière sur l’île.

Commençons par exposer les éléments dont nous disposons. Premièrement, il paraît évident que le bateau a dû arriver sur Bouvet durant les neuf années comprises entre janvier 1955, avant l’apparition des Nouveaux Gravats, et avril 1964, soit après l’éruption. La fourchette de temps est raisonnable, donc si la baleinière était bel et bien un canot de sauvetage, il devrait être possible de déterminer de quel navire celui-ci provient. Deuxièmement, l’équipe de recherche du Protector n’a vu aucun signe de campement, d’abri, de feu ou de nourriture. Troisièmement, il convient de noter la présence du lourd bateau dans un lagon situé à au moins vingt-cinq mètres du rivage. Celle-ci suggère que le bateau a atteint l’île avec un équipage au complet, suffisamment important pour le traîner au milieu du terrain accidenté ; ou alors, qu’il est arrivé avec un équipage réduit qui ne pensait pas quitter l’île avant longtemps. Au-delà de ces pistes, on ne peut que spéculer, et le plus étrange à propos de ce singulier incident est que le peu d’éléments dont nous disposons ne parvient pas entièrement à étayer les théories les plus évidentes.

Allan CrawfordLe capitaine est au premier plan

Allan Crawford
Le capitaine est au premier plan

Penchons-nous sur la première hypothèse : celle du canot de sauvetage rescapé d’un naufrage. Ce serait sûrement l’explication la plus dramatique et la plus romantique, et elle expliquerait certaines des notes de Crawford : la présence de la baleinière dans le lagon (elle y aurait été transportée par des hommes qui ne pouvaient l’attacher solidement sur le rivage et qui ne pouvaient savoir s’ils en auraient encore besoin), et la petite pile d’équipement découverte sur le rivage. Qui sait à quoi pouvait servir le « caisson de flottaison en cuivre », éventré et déplié sur le sol, que décrit Crawford ? Cela ressemble au genre de chose que pourrait faire un groupe d’hommes désespérés, aux ressources limitées. La théorie du canot de sauvetage offre également la meilleure explication quant à la présence d’une unique paire de rames sur le rivage : celles initialement présentes sont passées par-dessus bord au cours d’une terrible traversée.

Il y a cependant plusieurs choses qui ne collent pas à l’hypothèse du canot de sauvetage, la plus évidente étant le manque flagrant d’équipement et l’absence de corps et de campement. Aucune raison valable ne justifierait qu’un groupe de survivants s’éloigne de Nyrøysa : la zone n’est pas enneigée, du moins pendant l’été austral, et c’est la seule portion de l’île qui soit véritablement plate. Si un groupe de survivants s’était cantonné à cette petite étendue, même une brève recherche aurait révélé des traces d’un campement, sans parler des corps.

Est-ce qu’un petit groupe aurait pu poursuivre sa route et mourir autre part ? Peu probable. Les imposantes falaises de glace de Bouvet sont particulièrement sujettes aux avalanches, et il serait très risqué de s’aventurer dans les terres ou de camper trop près des parois vertigineuses qui abondent sur l’île. De plus, les phoques et les éléphants de mer, sources de nourriture les plus évidentes, se concentrent sur les Nouveaux Gravats. Les survivants n’auraient pas eu besoin d’aller chasser ailleurs, à moins qu’ils ne soient restés sur l’île suffisamment longtemps pour décimer la faune locale, et dans ce cas, les traces d’un campement auraient été d’autant plus visibles. Les naufragés auraient laissé des vestiges de feux de camps et des restes de repas à base de phoque.

Quoi qu’il en soit, quelle est la probabilité qu’un groupe de marins perdus en mer parvienne jusqu’à Bouvet ? Non seulement l’île est incroyablement difficile à localiser, même dans les conditions les plus favorables, mais elle est aussi extrêmement éloignée des routes commerciales conventionnelles. Si l’on y ajoute son environnement stérile notoire, il est difficile de s’imaginer qu’un groupe d’homme choisisse cette alternative parmi d’autres, à moins qu’il ne soit confronté à la plus désespérée des situations.

Seul un navire ayant coulé à quelques centaines de kilomètres à l’ouest de Bouvet (là où les courants dominants auraient emporté les canots de sauvetage vers l’île) pourrait correspondre à notre hypothèse. De plus, même dans le cas d’un tel naufrage, il aurait fallu qu’un navigateur qualifié, disposant de cartes, d’instruments et d’une chance inouïe, se trouve parmi les malheureux survivants. Cependant, si les hommes présents dans le canot de sauvetage avaient eu le temps de rassembler leurs cartes et leurs sextants, ils auraient dû avoir le temps de rassembler beaucoup plus d’équipement que celui découvert sur l’île par Crawford. Après tout, quel genre de naufragé réussit à accoster, muni seulement d’un baril d’eau, d’une paire de rames et d’un flotteur en cuivre ?

Enfin, et c’est selon moi le plus important, pourquoi est-ce qu’un groupe de survivants, aussi bien équipé soit-il, laisserait son bateau à l’abandon sur le lagon ? Il représentait le seul abri à leur disposition, sur une île où, même en été, les températures tournent autour de zéro. Si l’on se souvient des hommes d’Ernest Shackleton qui s’étaient retrouvés bloqués sur l’île de l’Éléphant quelques années auparavant (ils avaient retourné leurs bateaux pour en faire leurs quartiers), force est d’admettre que la découverte du bateau dans le lagon est la preuve la plus flagrante que la baleinière, quelle qu’en soit la provenance, n’était pas l’unique rescapée d’un atroce naufrage.

RefugeIl faudra attendre 1929pour qu'un refuge soit construit sur l'îleCrédits :

Refuge
Il faudra attendre 1929
pour qu’un refuge soit construit sur l’île

Crédits : Norsk polarinstitutt

Qu’en est-il alors des autres explications ? Une deuxième supposition, moins probable mais pas impossible, voudrait que le bateau ait atteint Bouvet sans homme à son bord. Celui-ci se serait perdu lors d’un naufrage, se serait retourné et aurait expulsé son équipage par-dessus bord ; ou alors il aurait été éjecté d’un navire par une vague lors d’une tempête et aurait ensuite dérivé sur l’océan Austral, pendant des années peut-être, avant d’être rejeté sur l’île par la mer. Cette théorie a le mérite d’être simple et explique certainement pourquoi le bateau semblait si usé – souvenez-vous, « aucun signe ne permettait d’identifier son origine ou sa nationalité » – ainsi que l’absence de signes de vie sur le rivage.

À part cela, cependant, l’hypothèse du « bateau inhabité » n’est pas très convaincante. Elle est très loin d’expliquer pourquoi Crawford a découvert de l’équipement abandonné sur le rivage et il est très peu plausible que l’épave détrempée, après des centaines, voire des milliers de kilomètres de traversée, s’échoue sur le rivage (vraisemblablement pendant une tempête) en évitant soigneusement les falaises de Bouvet, qui l’auraient sinon réduite en pièces. L’embarcation serait alors arrivée intacte dans le seul endroit où elle ne serait pas à nouveau emportée vers le large, sur une île minuscule et on ne peut plus isolée. Ce n’est pas comme si cette partie de l’île croulait sous les débris marins. L’équipe de biologiste de 1966 a d’ailleurs noté « l’absence quasi-complète de vie marine échouée sur cette partie exposée de la côte occidentale de l’île ».

Il existe une troisième hypothèse qui prétend que l’embarcation aurait été abandonnée, pour une raison que j’ignore, par un bateau inconnu ayant fait escale à Bouvet entre 1955 et 1964. Cette théorie est la plus convaincante si l’on cherche à expliquer la présence de la baleinière. C’est exactement le type d’embarcation aux usages variés qu’on utilise pour accoster, et il se trouve que l’équipage du Transvaal, quand il s’est arrêté à Bouvet en 1955, a utilisé un bateau très similaire lors de leur bref séjour sur l’île.

Si le bateau abandonné a approché l’île à bord d’un autre navire, alors il n’y a plus besoin de créditer son équipage d’un invraisemblable exploit de navigation – et soyez-en sûrs, un voyage prolongé à bord d’un bateau ouvert à travers l’océan Austral n’a rien de vraisemblable, étant données les conditions météorologiques de la région. Après tout, le voyage de 1 300 kilomètres d’Ernest Shackleton entre l’île de l’Éléphant et la Géorgie du Sud, à travers ce même océan, est régulièrement encensé comme l’un des plus grands exploits maritimes de tous les temps, mais il a été accompli par des hommes aux provisions suffisantes, disposant de tout le matériel nécessaire et dotés d’un bateau fermé avec un pont empêchant les vagues de passer par-dessus bord.

On peut supposer, par exemple, qu’un groupe d’hommes ait accosté avec deux bateaux, mais qu’il soit reparti avec un seul d’entre eux.

La théorie du bateau abandonné par une équipe d’exploration dispose d’un autre avantage : elle explique l’absence de corps, de campement et de quantités importantes de matériel. On peut supposer, par exemple, qu’un groupe d’hommes ait accosté avec deux bateaux, mais qu’il soit reparti avec un seul d’entre eux, emportant avec lui l’équipement – ainsi que les corps des défunts, j’imagine. Ou peut-être ont-ils accosté avec un seul bateau et se sont-ils fait évacuer par la suite en hélicoptère. De plus, si l’équipe a débarqué dans les années 1950, il n’est pas si invraisemblable d’imaginer que cinq ou six des rigoureux hivers de l’île aient suffit à effacer le nom et les différentes marques que le bateau possédait autrefois.

Toutefois, même cette explication, aussi intellectuellement satisfaisante soit-elle, n’est pas sans failles. Quel genre d’expédition de longue durée prévoit que ses hommes aient à transporter un large bateau dans le lagon ? Les hommes de Crawford ont, après tout, fait ce qu’ils avaient à faire en moins d’une heure. Quel genre d’expédition débarque sur une île transportant un caisson de flottaison en cuivre ? Et quel genre d’expédition se verrait forcée, par manque d’équipement, d’improviser en aplatissant au marteau ce même caisson ?

Effectivement, plus on étudie cette piste en profondeur, séduisante de prime abord, plus on soulève de questions. La plus importante de toutes étant : pourquoi une équipe d’exploration abandonnerait-elle sur place un bateau d’une telle valeur ? Il faut savoir que les baleinières sont des embarcations qui coûtent cher et dont l’abandon doit être justifié. On pourrait bien sûr supposer que le bateau a dû être abandonné dans l’urgence, mais si la météo était trop mauvaise pour le remettre à flot, l’équipe d’exploration n’aurait pas évacué l’île à bord d’un second bateau ou même d’un hélicoptère. On peut aussi imaginer le cas d’un accident demandant l’évacuation immédiate d’un blessé par hélicoptère et laissant sur l’île trop peu d’hommes pour manœuvrer le bateau, mais pourquoi alors l’équipe aurait-elle embarqué l’ensemble de l’équipement et laissé une seule paire de rames ? Pourquoi ne serait-elle pas revenue plus tard pour récupérer les rames et la baleinière ?

Et pourquoi accoster en bateau si un hélicoptère était à disposition depuis le départ ?

HMS ProtectorCrédits : HMS Protector Association

Le HMS Protector
Crédits : HMS Protector Association

Mystère

De toute évidence, des recherches supplémentaires sont nécessaires si l’on veut se diriger dans la bonne direction. La plupart de la documentation existe bien, mais elle requiert un travail laborieux : il y a par exemple des répertoires recensant l’ensemble des naufrages et des catastrophes nautiques connus entre 1955 et 1964. Ces ouvrages, cependant, lorsqu’on les consulte, se trouvent être organisés de la pire des manières : alphabétiquement, suivant le nom des bateaux et sans système de référencement croisé, par date ou par lieu. Cela signifie que la seule façon de localiser un naufrage qui pourrait être le bon candidat pour notre énigme est de lire l’ensemble des trois énormes volumes, couvrant l’alphabet de A à Z.

À cause de cette limitation (et de ma réticence invétérée à consacrer deux jours à éplucher 800 pages de minuscules caractères à la recherche d’une information que je ne trouverai probablement pas), la seule chose que je puisse affirmer, après avoir parcouru les pages pertinentes d’un seul des trois volumes, est la suivante : les seuls naufrages susceptibles d’avoir laissé un groupe d’hommes à bord d’un canot de survie en proie à l’océan Austral ont dû avoir lieu avant la fin de l’année 1962. Aucun des naufrages ayant eu lieu entre janvier 1963 et mars 1964 ne correspond, même de loin, à notre situation.

Cet ouvrage n’est illustré que d’une unique photo « de phoque, qui aurait pu être prise dans n’importe quel zoo »

Il reste un autre point évident sur lequel nous pouvons avancer dans notre enquête : celui de savoir qui d’autre aurait bien pu se rendre sur Bouvet entre 1955 et 1964. À première vue, il paraît improbable qu’une telle expédition inconnue ait jamais eu lieu. L’île, après tout, a souvent connu de longues périodes sans visiteurs humains. Il existe en vérité des traces liées à au moins deux expéditions qui auraient pu, théoriquement du moins, abandonner une baleinière dans le lagon.

La première, et de très loin la moins probable, est aussi la plus mystérieuse. Alors qu’Allan Crawford travaillait au Cap en mai 1959, il reçut la visite d’un Italien qui se faisait appeler Comte  Lieutenant Giorgio Costanzo Beccaria. Celui-ci lui demanda des conseils sur l’affrètement d’un navire à destination de Bouvet et lui expliqua qu’il cherchait à aider le Professeur Silvio Zavatti, qui voulait se rendre sur l’île pour y diriger une étude scientifique.

Crawford fit ce qu’il put pour aider l’Italien à obtenir un navire approprié, mais sans succès. Le Comte rentra alors en Italie. Pourtant, en juin 1960, Crawford reçut une lettre étrange de la part du Professeur Zavatti lui-même, dans laquelle il prétendait s’être rendu au large de Bouvet, mais également y avoir mis les pieds en 1959.

La lettre prit Crawford par surprise, dans la mesure où il ne connaissait aucun bateau sud-africain que les Italiens auraient pu affréter. Il écrivit alors à Costanzo et reçut une lettre qui démentait qu’une telle expédition avait jamais eu lieu. Pourtant, Zavatti fournit des détails supplémentaires et publia même un livre, Viaggo All « Isola Bouvet », dans lequel il décrivait ses aventures. Cet ouvrage, comme le faisait sèchement remarquer Crawford, fut écrit à destination des enfants et n’est illustré que d’une unique photo « de phoque, qui aurait pu être prise dans n’importe quel zoo ». Il conclut en disant que toute cette histoire n’était qu’un canular. Enfin, si l’expédition de Zavetti avait réellement eu lieu, rien parmi les preuves que possédait Crawford, n’indique qu’une baleinière aurait été abandonnée sur l’île.

Le brise-glace Ob'

Le brise-glace Ob’

J’ai toutefois déniché une piste autrement plus prometteuse dans une bibliographie sur les recherches scientifiques sur l’île Bouvet. Une courte référence suggère qu’en 1959, cinq ans avant l’arrivée des Sud-africains (et cela concorde effectivement avec les observations de Crawford quant à la présence d’une baleinière usée et érodée, sans signe d’identification), une expédition soviétique, dont faisait partie un certain G. A. Solyanik, effectua des observations ornithologiques sur l’île Bouvet. C’est ce qu’indique en tout cas le titre de l’article de Solyanik (que je n’ai pas encore pu examiner) : « Observations d’oiseaux sur l’île Bouvet ». Il fut publié en 1964 dans un journal particulièrement difficile à se procurer, le Bulletin d’information des expéditions antarctiques soviétiques.

Un rapide coup d’œil sur le web confirme que Solyanik a au moins existé. Il était chercheur à la station de recherche biologique d’Odessa et il participa à la première Expédition antarctique soviétique (1955-1958), organisée pour coïncider avec l’Année géophysique internationale, en 1957. L’expédition navigua à bord du brise-glace Ob’, suffisamment grand pour transporter des baleinières, et retrouva deux baleiniers russes, le Slava et l’Ivan Nosenko, pour établir deux stations littorales en Antarctique. Comme pour l’hypothétique expédition italienne, le calendrier semble correspondre et justifierait la présence de la baleinière abandonnée et érodée, retrouvée six ou huit ans plus tard.

De plus, étant donné le secret qui entourait les agissements des Soviétiques à l’apogée de la guerre froide, il ne serait pas surprenant de découvrir qu’ils furent particulièrement productifs en Antarctique, sans que les Britanniques et les Sud-africains ne fussent au courant.

Mais tout cela demeure extrêmement incertain et une recherche approfondie est encore nécessaire. La théorie soviétique ne répond clairement pas à toutes les questions posées précédemment dans cet article, et je ne suis moi-même pas sûr que les Russes aient réellement posé le pied sur l’île Bouvet – et si c’est le cas, si un incident les a poussés à abandonner leur équipement.

Si je devais absolument choisir une réponse, je dirais que l’explication la plus probable de la mystérieuse découverte d’Allan Crawford du 2 avril 1964 se trouve dans les souvenirs d’un ornithologue russe vieillissant, ou dans un audit de l’inventaire du brise-glace Ob’, depuis longtemps oublié dans les obscures archives soviétiques…

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Voilée de mystères
Crédits : François Guerraz


Traduit de l’anglais par Florent Bahuaud d’après l’article « An Abandoned Lifeboat at World’s End ». Couverture : Falaise escarpée de l’île Bouvet. Création graphique par Ulyces.