Agenouillé sur le sol du salon de son appartement de Brooklyn, les pieds glissés sous ses cuisses, un jeune homme aux cheveux bouclés noués en une queue de cheval se penche précautionneusement au-dessus d’une nappe d’autel. Il se saisit d’un pot rempli d’un liquide brun, d’apparence vinaigré, dont les origines remontent à l’Amazonie. Sous un éclairage tamisé, il penche la bouteille et verse de son contenu dans une petite coupe, sur lequel sont inscrits des caractères hébreux. Cette potion hallucinogène tribale préparée à base de lianes est appelée l’ayahuasca. « L’expression L’Chaim signifie “à la vie”. C’est un message qui correspond bien à l’esprit de la cérémonie de l’ayahuasca », m’explique l’homme à la queue de cheval, nommé Turey Tekina, d’après la formule inscrite en hébreux. Il a hérité cette coupe de sa famille juive orthodoxe. C’était son père qui l’utilisait, et ce dernier est mort depuis maintenant vingt ans.
Tekina a abandonné le judaïsme à la mort de son père, mais il utilise encore la relique à chaque fois qu’il mène la cérémonie tribale, dans cet endroit improbable – un appartement confortable et bien tenu où l’on doit retirer ses chaussures avant d’entrer. Le sol est en parquet, les murs sont blancs et les rideaux bordeaux. L’appartement se situe entre les usines de Bushwick, un quartier de Brooklyn bien connu pour ses ateliers d’artistes et ses bars hipsters.
L’ayahuasquero
Tekina est un ayahuasquero bien établi. Son rôle est proche de celui d’un chaman : il sert l’ayahuasca pendant les cérémonies et s’occupe de la musique, des chants et de l’encens. Il a commencé à organiser ces rituels dans son appartement du jour au lendemain, trois ans avant notre rencontre, après que la boisson – ainsi que de longues heures d’hallucinations, de vomissements et de réalisation du soi – lui a permis de s’épanouir spirituellement comme il n’avait jamais pu le faire à travers le judaïsme. « En grandissant, j’ai entendu parler maintes fois de son caractère sacré et sain, mais je ne l’ai jamais ressenti », me confie Tekina, aujourd’hui âgé de 33 ans. « Mais lors de ma première cérémonie de l’ayahuasca, j’ai eu une interaction directe avec le sacré. J’ai été enveloppé d’un puissant sentiment d’amour pur. » Nous sommes assis en tailleur et entourés d’oreillers, d’un xylophone, d’un piano, d’une immense étagère de livres New Age et de bâtons de bois sculptés, que Tekina se plaît à tailler pour passer le temps.
Tekina a essayé pour la première fois cette décoction ancestrale huit ans plus tôt à Williamsburg, à l’époque où les cérémonies de l’ayahuasca étaient en grande partie limitées à l’Amérique latine. On retrace les premières cérémonies à la préhistoire, dans le bassin amazonien. Elles sont toujours répandues au Brésil et au Pérou. Aujourd’hui, de plus en plus d’étrangers se rendent dans la jungle pour vivre cette expérience mystique. Mais ces deux dernières années, la consommation du liquide contenant du DMT (ou diméthyltryptamine, une substance psychotrope que l’on trouve dans des dizaines d’espèces végétales et en faible quantité dans le corps humain) – réputé pour offrir « dix ans de thérapie en une nuit » –, a explosé aux États-Unis. Marie Claire l’a qualifié de « jus détoxifiant dernier cri ». Le New York Times en a parlé dans sa rubrique « style » comme étant d’un niveau supérieur au yoga. Et à Bushwick, centres de guérison et « chamans » en tous genres inondent les boîtes mails de publicités proposant de vivre l’expérience d’une cérémonie de l’ayahuasca. Cette drogue n’est pas légale aux États-Unis, et pour cette raison Tekina m’a demandé de ne pas publier son vrai nom : il ne veut pas d’ennuis avec la justice. Il existe pourtant une exception : l’église União do Vegetal (littéralement « union du végétal »), fondée au Brésil, qui utilise les plantes lors de ses rituels, est autorisée à proposer l’ayahuasca. Ce n’est donc pas le cas de Tekina, qui se sert de cette boisson pour répondre aux besoins critiques des centres urbains. « C’est la jungle qui doit venir au peuple », dit Tekina de l’ayahuasca qu’il a littéralement reçu du Pérou. « C’est une façon de rappeler aux gens que nous sommes dans la nature, que chaque endroit de l’univers se trouve dans la nature. J’aime en distribuer aux New-Yorkais pour qu’ils l’intègrent à leurs vies, au lieu d’y faire référence comme à un “séjour au Pérou”. »
Chanteur du ciel
Tekina explique que l’ayahuasca lui a permis de surmonter plusieurs traumatismes, en commençant par le décès de son père, mort d’un cancer. « J’ai toujours eu des questions sur la religion et quand il est mort, je n’ai pas eu beaucoup de personnes vers qui me tourner. J’ai beaucoup souffert à cette époque. J’étais au plus bas », se souvient Tekina en repensant à son adolescence. À l’âge de 13 ans, on l’a mis à l’internat, où il consommait et vendait de la drogue. Il l’a quitté à 15 ans pour se rendre en Israël. Là-bas, il vendait de l’herbe et n’a cessé de devenir de plus en plus dépendant aux drogues. Il a fini par faire une overdose après s’être injecté de la kétamine en intraveineuse. Il dit qu’il a bien failli mourir.
On agite le chacapa pour que son crépitement rythme les cérémonies d’ayahuasca et fasse circuler les énergies.
« Je suis allé en en cure de désintoxication, le sevrage était une question de vie ou de mort », explique gravement Tekina, ses yeux bruns grands ouverts. Il s’est sevré, puis a commencé à prendre des cours de musique et à faire du yoga. C’est à l’âge de 25 ans qu’il a pris pour la première fois de l’ayahuasca dans un studio photo de Williamsburg, sur la recommandation de son professeur de yoga. Il raconte avoir été envahi par tant de sensations mystiques et sacrées qu’il s’est senti contraint de continuer. De nombreuses personnes considèrent l’ayahuasca comme une drogue, mais pour lui, il s’agit purement de médecine. Tekina pense que le vomissement provoqué par les plantes est une façon de se purger psychologiquement des troubles du passé. Il s’est mis à voyager dans des retraites d’ayahuasca à travers les jungles du Brésil, du Pérou et d’autres pays de l’Amérique latine. Il est tombé amoureux d’une femme, elle aussi très liée au rituel, et l’a épousé. Mais après quelques années de mariage, leur relation n’a pas tenu. Dans l’intention de guérir de son divorce, il s’est aventuré sur une île des Caraïbes pour une autre cérémonie. Un icaro, chant mystique traditionnellement récité lors des rituels, lui est « spontanément arrivé » en tête juste avant qu’il ne s’envole pour l’île. Le soir de son arrivée, dans une forêt tropicale humide sans la moindre maison en vue, il a chanté des icaros après que la potion a libéré en lui ses effets. Il ne s’est arrêté qu’au moment où le groupe entier est tombé d’épuisement. Le lendemain matin, l’ayahuasquero lui a fait nettoyer et arranger un amas de feuilles chacapa séchées en bouquet, avant de confier l’objet à Tekina. Ce dernier m’explique qu’on agite le chacapa pour que son crépitement rythme les cérémonies d’ayahuasca et fasse circuler les énergies. « Personne n’est digne de ces feuilles, sauf toi », lui a dit l’ayahuasquero du rite symbolique. « J’aimerais que tu travailles avec l’ayahuasca à New York, et je vais t’y aider. Es-tu d’accord ? » « Oui », a simplement répondu Tekina.
Le lendemain débutait son initiation. Le visage peint de bandes noires et blanches, il a escaladé un bloc de roche – l’unique pierre en vue – au milieu des collines et des arbres d’une forêt tropicale luxuriante. L’ayahuasquero lui a fait ingérer du cohoba, une plante bien plus hallucinogène que l’ayahuasca. « Elle m’a exténuée. Au début, mon estomac a été purgé. Puis une mousse blanche s’est échappée de ma bouche et m’a transporté à un autre niveau. Un niveau de purification », se remémore-t-il. « Des couleurs et des formes flottaient autour de moi. » Une fois que tous les soucis et les mauvaises énergies ont quitté son corps, l’ayahuasquero lui a décerné son propre titre spirituel : Turey Tekina, ce qui signifie « chanteur du ciel » en quechua. Tekina est ensuite retourné à Brooklyn, où il a transformé son appartement en temple pour mener des cérémonies. Habitués et nouveaux clients affluent constamment, qui l’ont tous trouvé grâce au bouche à oreille.
L’Chaim
J’ai moi-même entendu parler de Tekina au cours de l’automne 2013, grâce à un de mes amis qui essayait de me persuader d’essayer l’ayahuasca. Mais quand j’ai téléphoné à Tekina pour lui poser des questions, nous avons eu un différend. Il insistait sur le fait que le vomissement (ce qui m’angoissait le plus) était purement psychologique et non physique. « Ce sont des conneries ! » ai-je répondu, sans faire preuve de beaucoup de diplomatie, ce à quoi il a calmement répondu : « Vous n’êtes pas encore prête à faire la cérémonie. »
Quand je l’ai de nouveau approché pour qu’il me livre son histoire, j’ai pris soin de laisser mon jugement à la porte. Il m’a donc invitée à participer à la cérémonie. Mais quand j’ai refusé de prendre l’ayahuasca, il n’a refusé que j’assiste au rituel. (Je me demande encore si je dois accepter son offre.) Il a en revanche accepté de me le décrire. Tekina commence par brûler de la sauge ou du bois sacré, le palo santo, pour détendre ses hôtes et purifier l’air. Chaque personne avale son premier verre du liquide brun – Tekina également –, puis il chante des icaros pendant toute la nuit, entrecoupé de quelques pauses pour les instants de silence. Finalement, en fin de soirée, il souffle de la fumée de tabac au sommet du crâne de chacun des convives pour « sceller la médecine à leurs corps et purifier leurs auras ». Sean, un des nouveaux adeptes de l’ayahuasca, a fait la connaissance de Tekina au parc pour chiens Maria Hernandez de Bushwick. Ils avaient l’habitude de discuter simplement de leurs intérêts. Sean (qui n’a pas souhaité divulguer son nom de famille) avait toujours voulu tenter l’ayahuasca, et il appréciait l’humilité de Tekina. « Il ne se montre pas dogmatique à ce sujet. Pour lui, c’est une expérience et cela part d’une bonne intention. Il n’essaye de convertir personne à l’ “église de l’ayahuasca” », m’explique-t-il. « Il est également musicien, donc sensible au genre de musique qu’il faut jouer aux moments opportuns, des morceaux sombres ou plus légers. » Sean est photographe freelance et étudie la philosophie pour décrocher son master. Il a commencé les séances en juin et prévoit de continuer indéfiniment, aux côtés de Tekina. « C’est une expérience qui porte sur nous-mêmes… une expérience mystique », commente Sean. Tekina « est là pour nous guider dans cette expérience et pour nous aider à donner naissance à une nouvelle révélation ». Tekina conseille de ne pas en faire une croyance conventionnelle, car il ne le fait pas lui-même. « Ce qui se passe est mystique, mais j’essaye de ne pas forger trop de croyances. Le mystère ne me pose aucun souci », déclare Tekina. Au fil des ans, il admet avoir évolué et appris, grâce aux trips provoqués par l’ayahuasca, à mieux se connaître, s’accepter, s’aimer, aimer sans conditions et être heureux. « Ce n’est pas facile pour moi de faire cela, c’est beaucoup de responsabilités, mais cette activité a eu un tel impact sur ma vie, je suis devenu quelqu’un de meilleur en travaillant avec l’ayahuasca », confesse-t-il. « Je dis aux gens que nous pratiquons cette cérémonie pour rendre nos vies meilleures dans ce monde tridimensionnel. » Ces dernières années, Tekina a repris contact avec sa famille orthodoxe dans le quartier de Flatbush, à Brooklyn. Certains savent qu’il administre de l’ayahuasca, mais le tolèrent en silence – tout comme il a appris à être plus ouvert envers ses racines juives. « Je n’ai jamais vraiment cru aux préceptes du judaïsme, mais comme j’ai grandi dans cette culture, j’y suis indubitablement lié », m’explique-t-il en observant sa tasse L’Chaim. « J’aime boire dans cette tasse et prendre le temps de ressentir tout ce qu’elle signifie. »
Traduit de l’anglais par Estelle Sohier d’après l’article « Brooklyn’s Ayahuasca Guru », paru dans Roads & Kingdoms. Couverture : Les accessoires de cérémonie, par Meredith Hoffman. Création graphique par Ulyces.