Le traqueur de djinns
Novembre, l’an passé. Abdullah Sharifi se rend chez un médium. Lui-même l’admet : ce n’est pas dans ses habitudes de s’adonner au mysticisme. À 22 ans, Abdullah est un jeune homme élégant, de grande stature, soigneusement vêtu et coiffé, qui affiche d’ordinaire une démarche assurée. Pourtant à l’automne de cette année-là, il a perdu tout entrain. Cinq ans se sont écoulés depuis qu’Abdullah a commencé à travailler comme employé dans une boutique de Kaboul où se vendent tapis, pierres précieuses et autres souvenirs. Ses clients sont les centaines de milliers d’étrangers arrivés en Afghanistan après l’invasion du pays par les forces de l’OTAN en 2001. Ce sont des experts, des conseillers, des humanitaires ou des aventuriers, qui ont tous leur propre opinion sur les besoins réels du pays. Abdullah leur fournit des cafetans à rayures, comme celui porté par l’ancien président Hamid Karzaï, et des toques en astrakan, fourrure prélevée sur des agneaux mort-nés. Autant d’objets que les étrangers pourront exhiber de retour chez eux avec fierté. Les affaires marchaient bien.
Dès le début de l’occupation, de nouvelles opportunités s’ouvrent à un grand nombre de jeunes Afghans qui maîtrisent l’anglais, comme Abdullah. Mais cette situation change à partir de 2007, lorsque les attaques des insurgés se multiplient suite au déploiement croissant de troupes étrangères dans le pays. Cette année-là, 1 523 civils sont tués, soit 50 % de plus que l’année précédente. Les années suivantes, l’escalade de la violence continue sa progression : attentats suicides, assassinats, guet-apens… Tandis que les ambassades, les ONG et les entreprises privées se retranchent derrière des barbelés et des murs de protection, les clients d’Abdullah se font de plus en plus rares. Pendant un temps, il avait cru pouvoir économiser suffisamment d’argent pour acheter une belle voiture, pourquoi pas une BMW. À l’époque, s’offrir un tel luxe n’avait rien d’extravagant pour un employé de boutique. Or en 2013 et pour la première fois depuis l’invasion américaine, la boutique connaît des difficultés financières. Son propriétaire doit le renvoyer. Abdullah trouve un emploi de bureau dans une base militaire américaine, qu’il doit également quitter lorsque la base est fermée en 2014 avec le départ des troupes.
Pendant près d’un an, Abdullah reste sans emploi ; il décide alors d’aller voir un homme du nom de Sayed Arab Shah. Sayed est un diseur de bonne aventure ou falbin, un taweez naweez mulla, un traqueur de djinns ; il fait partie de ces hommes qui pratiquent une magie réputée plus ancienne que l’islam. Les médiums occupent la frontière entre tradition et monde moderne : dans un quartier de la vieille cité de Kaboul, les diseurs de bonne aventure sont assis à la sortie d’un centre médical, prêts à recevoir ceux de leurs concitoyens qui ne laissent rien au hasard. Ces médiums qui comptent parfois des femmes reflètent la relation compliquée qu’entretiennent les habitants du pays à l’islam. Avant l’arrivée de cette religion au VIIe siècle de notre ère, de nombreuses croyances se côtoient en Afghanistan : zoroastrisme, bouddhisme, hindouisme et toutes sortes de traditions païennes. Ces croyances ont laissé des empreintes dans la culture afghane qui transparaissent encore à ce jour. Abdullah est honteux d’en arriver là, d’avoir recours à la magie plutôt que de laisser parler la raison, c’est pourquoi cette visite reste un secret. Seul son meilleur ami, Maqsood Sayed, est au courant et accepte de l’accompagner. Dans le taxi qui les conduit chez le médium, Abdullah réfléchit aux possibilités qui s’offrent à lui : rester sans emploi en Afghanistan ou tenter sa chance à l’étranger. Lors des mariages ou à l’heure du thé, le départ est toujours au cœur des conversations. Dernièrement, un de ses amis de lycée s’est presque noyé dans un navire en partance pour l’Australie. L’ami en question n’a pu poursuivre son chemin (Abdullah ignore même où il se trouve), mais il appelle régulièrement chez lui pour se plaindre de la situation. Il a conseillé à son ami de ne pas quitter le pays. Seulement, Abdullah tient à tirer les leçons de ses propres erreurs.
En ce début de matinée, le taxi dépose Abdullah et Maqsood dans un quartier commerçant très fréquenté situé à l’autre bout de la ville, un lieu animé regorgeant de vendeurs de légumes et de denrées alimentaires, parsemés d’arrêts de bus rudimentaires. Le bureau de Sayed n’est pas difficile à trouver : tout le monde semble le connaître. Les deux jeunes hommes s’engagent dans la ruelle Koch-e-Halabi Savi, également appelée Tinsmith Alley, dans laquelle des ouvriers fabriquent des poêles à bois depuis le règne d’Amanullah Khan au début du XXe siècle. Au bout d’un moment, Abdullah et Maqsood sont conduits dans une petite pièce. Une ampoule dénudée pend du plafond, projetant au sol une lumière vive. Des miroirs sans tain qui occupent deux des murs de la pièce permettent de voir à l’extérieur, sans être aperçu des autres visiteurs. Sayed Arab Shah, un homme au visage rond, portant une veste de pêcheur par-dessus la longue tunique traditionnelle afghane, les invite à s’asseoir. Depuis son bureau, il prend le pouls d’Abdullah : d’abord à son poignet droit, puis à son poignet gauche. Puis il lui touche le front de son pouce durant quelques instants. Sayed répète ensuite les mêmes gestes avec Maqsood. Le regard empreint d’une concentration toute militaire, il trace alors sur une feuille de papier des sortes de schémas, avant de révéler ce qu’il sait : l’avenir d’Abdullah et de Maqsood s’annonce radieux, mais ils devront traverser de rudes épreuves avant que leur sort ne s’améliore. Sayed demande alors à chacun 30 afghanis (soit 0,43 €, le prix d’une canette de Coca), puis il invite le prochain visiteur à entrer.
En moins de 10 minutes, l’affaire est bouclée. Abdullah me l’avouera plus tard : cette expérience l’a rassuré. « Entendre de quelqu’un d’autre que tout ira bien, voilà ce dont nous avions besoin. » Si ce jour-là Sayed n’a rien annoncé d’extraordinaire, se cantonnant « aux rudes épreuves avant que le sort ne s’améliore », il a fait une prédiction à laquelle se raccroche désormais Abdullah. Sayed a déclaré qu’ils avaient encore du chemin à parcourir. Autrement dit, s’ils décident de se joindre aux milliers d’Afghans partis en quête d’une vie meilleure en Australie ou en Europe, ils y parviendront. Or Abdullah n’est pas ce que l’ONU considère comme un réfugié. Il ne fait partie ni de la minorité hazara, victime de persécutions, ni des opposants au régime. Il ne fuit ni la famine, ni la guerre civile, mais seulement la décrépitude qui s’empare d’une personne lorsqu’elle n’a plus son destin en mains. Pour le reste du monde, Abdullah et Maqsood sont des « hommes en âge de combattre », voire des « migrants économiques », et les portes des pays développés leur sont fermées.
Les pouvoirs du médium
Depuis des siècles, les Afghans consultent les diseurs de bonne aventure, même si au fil du temps, leurs motivations ont évolué. Lorsque Sayed Arab Shah a fait ses débuts de médium il y a 20 ans, la plupart des visiteurs venaient le trouver pour des histoires d’amour ou d’argent. Aujourd’hui, ils veulent avant tout savoir comment quitter le pays. Ils s’appuient sur ses pouvoirs de prédiction pour se renseigner sur le meilleur passeur et le coût raisonnable d’une telle entreprise. Sayed se voit confier l’espoir, les rêves et les désirs d’Afghans qui n’ont plus foi en leur pays et choisissent la fuite. Si pour les forces de l’OTAN le combat s’achève, la guerre civile s’est poursuivie en Afghanistan bien après le départ des troupes étrangères.
En 2014, 40 000 Afghans ont trouvé la mort ou ont été blessés et cette année, les forces de police et de l’armée afghanes déplorent déjà 70 % de pertes de plus par rapport à l’année précédente. Personne ne sait quand les négociations de paix encore fragiles entre le gouvernement afghan et les insurgés mettront fin au massacre, ni si elles y parviendront un jour. Chaque matin de la semaine, une file d’attente se forme devant le bureau des passeports situé à Kaboul. Presque toutes les agences de voyage de la ville se sont lancées dans une activité parallèle : l’émission de faux visas. (Le coût des procédures administratives et du trajet jusqu’en Europe peut atteindre de 4 600 à 23 000 €.) En 2013, l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés a recensé 36 081 demandeurs d’asile afghans dans les pays développés. En 2014, ce chiffre avait augmenté de près de 40 %. Ils sont encore plus nombreux à avoir fait le voyage sans qu’on le sache jusqu’en Iran ou au Pakistan, des pays voisins. Chaque jour, des personnes qui souhaitent fuir l’Afghanistan ou qui l’ont déjà quitté se tournent vers Sayed pour obtenir conseil.
Sayed n’est pas vendeur de sortilèges : il est expert dans les sciences occultes.
Les Afghans parvenus en Europe ou en Australie qui ont déposé une demande d’asile envoient les photos de leurs avocats à Sayed à l’aide d’applications gratuites. Ils veulent être sûrs de pouvoir faire confiance à ces hommes et ces femmes. Les plus malchanceux l’appellent depuis des centres de détention en Grèce, en Allemagne ou au Royaume-Uni. Bon nombre de ces appels lui parviennent le dimanche, aussi s’est-il habitué à travailler chaque après-midi. Succès oblige, il a également embauché un assistant, Sadeq Nazari, chargé des appels reçus sur les cinq portables de son patron (deux Galaxy, un iPhone, un HTC et une imitation de l’Apple Watch). Sadeq, ancien métallurgiste, est un jeune homme discret. Animé d’une timidité maladive (regard baissé, épaules voutées, expression à la fois triste et solennelle) et d’une loyauté sans faille, il rechigne à parler de son employeur. Il préfère passer son temps à trier les nombreux appels et messages qui leur parviennent via Skype, Facebook, Viber ou WhatsApp. Sayed est un homme jovial de 45 ans, au visage rond, ce qui est signe de bonne fortune en Afghanistan. Il avoue non sans fierté manger dans le même restaurant tous les midis depuis huit ans. Chaque jour, il commande le même plat : un ragoût d’agneau appelé mahicha. Ce plat trouve la faveur des athlètes et des gangsters du pays et selon Sayed, il s’agit d’une alternative saine et plus solide au traditionnel kabuli pulao, de l’agneau grillé servi avec du riz. Chaque jour, aux alentours de midi, il est attablé, dévorant goulument sa viande avant de jeter avec contentement les os sur le bord de la table. Il prend un plaisir enfantin à manger, une attitude qui se manifeste également dans ses relations sociales. Si son quotidien consiste à partager l’infortune de ses concitoyens, il ne semble pas pour autant affecté par ces traumatismes dont il a fait son gagne-pain. Sayed considère la divination davantage comme une occupation qu’un don mystique. Sa magie se nourrit avant tout de son esprit rationnel : Sayed est convaincu que l’art du mysticisme peut s’acquérir par le labeur et la pratique, à l’instar de l’électricien et du boulanger qui apprennent à brancher des câbles et à pétrir la pâte.
En avril 2014, la première fois que je l’ai rencontré, il m’a fièrement montré les honneurs et distinctions soigneusement encadrés au-dessus de son bureau. Ses emails sont signés de l’inscription : « Sayeb Arab Shah, Hypnothérapeute », accompagnée des nombreuses coordonnées qui permettent de le contacter. Sayed n’est pas vendeur de sortilèges : il est expert dans les sciences occultes. Son approche résolument moderne du métier lui a valu de s’attirer les foudres de la vieille génération de médiums, qui lui reprochent d’agir au mépris des règles en vigueur dans la profession, à savoir entretenir l’illusion de posséder des pouvoirs préternaturels, encourager la vénération par autrui et ne rien révéler de ses sources et procédés. Aucun des mulla en activité, qui comptent une clientèle prestigieuse de chefs de guerre, d’hommes politiques et de patriarches de grande famille, n’a accepté de me rencontrer. Pour Sayed, ce comportement témoigne de leur lâcheté et des stratagèmes qu’ils emploient. « J’ai suivi des études. Les autres mulla n’ont reçu aucune instruction. C’est pour cela qu’ils ne veulent pas s’exprimer dans les médias. Ce sont des menteurs. »
En l’espace d’un an, j’ai rendu visite à Sayed une douzaine de fois. J’ai rencontré sa famille, je l’ai écouté patiemment lorsqu’il a tenté de me convertir à l’islam, j’ai assisté aux funérailles de sa mère, ainsi qu’à une séance. Ensemble, nous avons analysé des DVD piratés portant sur des activités paranormales et nous avons débattu d’événements majeurs, notamment de l’attentat contre Charlie Hebdo. Il m’a fabriqué une amulette en laiton destinée à me protéger en reportage et je lui ai expliqué la magie à l’œuvre en politique aux États-Unis. D’après ses estimations, Sayed ne reçoit pas moins de 1 000 visiteurs par mois. Pour la plupart, le bouche-à-oreille a fait son œuvre, mais d’autres l’ont connu grâce aux annonces qu’il transmet régulièrement aux chaînes TV locales. Dans ces publicités, où triomphent infographies et musique psychédélique, il promet à ses futures clients de les aider à vaincre leurs addictions : « tabac, cannabis ou alcool ». Ses clients sont issus d’horizons sociaux variés.
Pendant la période que j’ai passée avec Sayed, j’ai vu défiler un homme venant chaque jour pour sa ration d’eau bénite, un autre, membre du corps de sécurité au palais présidentiel, une femme dont le mari venait de prendre une seconde épouse, un fonctionnaire intéressé par de la chiromancie, un boxeur en quête d’une solution contre ses migraines et une femme d’âge mûr souffrant de dépression. Mais ce qui rencontre le plus de succès reste le taweez, une amulette personnalisée contenant des versets du Coran qui fait office de talisman. Le papier enroulé à l’intérieur peut servir de porte-bonheur ou d’incantation de magie noire. Ghulam Sakhi, un prêteur sur gages, fait partie des personnes ayant consulté Sayed pour un taweez. En décembre dernier, il a fait six heures de route depuis la ville de Mazâr-é Charif au nord du pays pour rencontrer le médium, dans l’espoir que sa femme lui revienne.
Ainsi qu’il me l’a raconté, Ghulam a rencontré et épousé une Afghane en Turquie en 2010. Ils y ont vécu quelque temps avant d’emménager en Aghanistan. Puis en octobre 2014, sa femme a disparu avec leur fils d’un an, emportant avec elle 50 000 $ en liquide, soit toutes les économies de la famille. Pendant des semaines, Ghulam ignorait où se trouvait son épouse. Finalement, il a découvert qu’elle était en chemin pour l’Europe, en Iran. Elle prévoyait de s’inventer l’histoire d’un mari décédé lors d’un attentat suicide afin d’obtenir le droit d’asile en tant que veuve. Ghulam était convaincu que sa femme lui reviendrait si sa tentative échouait. Aussi est-il venu voir Sayed, en espérant qu’un « taweez ralentirait ses pas afin qu’elle ne poursuive pas sa route. » Pour un homme aux revenus modestes comme Ghulam, Sayed est le seul recours possible. Dans un pays où les services sociaux et les institutions compétentes font défaut, les hommes tels que Sayed jouent le rôle de doyen du village, de juge, de psychologue, de personne ayant réponse à tous les problèmes. Bien souvent, le surnaturel est une solution pratique dans des situations déplaisantes : adultère, infertilité masculine, etc.
Une fois, j’ai entendu parler d’un homme qui aurait vécu des années en compagnie d’une femme lascive mi-fantôme, mi-esprit. Finalement, il s’est avéré qu’il avait une aventure avec une femme mariée. Il existe également des mulla de la fertilité qui viennent au secours des femmes sans enfants ; elles passent une nuit en prière avec eux et peu de temps après, leur ventre commence à s’arrondir. Il serait facile de considérer Sayed comme un imposteur, un malfaiteur qui profite des plus crédules. Mais il dégage cette aura, celle d’une personne pour qui le monde échappe à la compréhension de l’homme. Beaucoup de ses clients semblent l’admirer et pour dire vrai, ils ont autant besoin des pouvoirs du médium que lui a besoin de sa clientèle. Leur foi, nécessaire, est suffisante pour permettre à la magie de Sayed d’opérer. Sayed légitime leurs souffrances, leur donnent corps, offrant ainsi une explication et un remède à leurs maux.
Les larmes d’Asma
Sayed est né dans la province de Samangan, au nord de l’Afghanistan, et a grandi à Kholm, une petite ville située à une heure de la capitale régionale. Malgré un plan d’aide au développement mis en œuvre depuis une dizaine d’années, la région n’a pratiquement pas évolué. En 2015, seul 5 % de ses habitants ont accès à l’électricité et 80 % de la population est analphabète. La plupart des habitants vivent ainsi qu’ils l’ont toujours fait : en cultivant du blé et de l’orge, des vignes et des grenadiers. Lorsque Sayed a atteint l’âge de 15 ans, sa famille a emménagé à Kaboul. Là, il a terminé ses études au lycée. Peu de temps après, il prétend avoir travaillé pour les services de renseignement afghans. D’après lui, il se serait élevé au sein du Directoire national pour la sécurité, jusqu’à être nommé responsable du service d’enquête criminelle. Il affirme qu’il avait alors vingt-cinq hommes sous ses ordres, même s’il m’a avoué ne plus recevoir de leurs nouvelles. Moi-même, je n’ai pas réussi à les contacter.
Si d’ordinaire il accorde volontiers de son temps, Sayed rechigne à répondre aux questions concernant son ancienne profession. Il dit souvent : « À l’époque, je traquais les criminels politiques », avant de s’interrompre : « je ne peux en dire davantage ». Si j’insiste, il ajoute simplement : « Nous traquions des djihadistes venus de l’étranger. » « Mahfuz as », c’est un secret, ajoute-il. Mieux vaut ne pas insister. Il est difficile de distinguer le vrai du faux dans le récit de Sayed. Le seul élément convaincant demeure l’adresse époustouflante dont il a fait preuve lorsque nous nous sommes entraînés au terrain de tir l’hiver dernier. En échange d’un afghani (0,01 €), un vieil homme assis sur un parpaing vous accorde un tir en direction de la rangée de cibles. Sur dix essais, je n’ai fait mouche qu’une seule fois. Quant à Sayed, il n’a manqué aucune cible. Sayed raconte avoir été envoyé dans la ville de Volgograd en Russie au cours de sa formation. C’est là-bas qu’il a découvert le monde métaphysique dont il a fait son métier. La plupart du temps, le bureau de Sayed est submergé de livres et de CD sur diverses disciplines : télépathie, hypnose, chiromancie, interprétation des rêves, clairvoyance et télékinésie. Mais c’est avant tout le don de communier avec les djinns qui est au cœur de son activité. Comme il l’explique, ce sont les djinns qui insufflent aux mystiques leurs pouvoirs surnaturels. Ils conseillent Sayed, lorsqu’un trader le contacte par Viber d’Utrecht avant de miser sur telle ou telle monnaie, ou lorsque des jeunes comme Abdullah ne peuvent se décider entre l’Orient et l’Occident (Australie ou Europe). La plupart des femmes médiums ont fait preuve de sottise en se laissant « posséder » par les djinns, constate Sayed avant de m’assurer qu’il n’entretient que des relations strictement professionnelles avec ces esprits et toujours dans le respect des écritures sacrées de l’islam. Le Coran rapporte que les djinns sont des fantômes : des esprits qui hantent la surface de la Terre. Tout comme il a créé les anges à partir de la lumière et les hommes à partir de la terre, Allah se serait servi du feu pour créer les djinns. Ces créatures vivent et meurent, font l’amour et connaissent la passion à l’instar des hommes. Ils se tiennent en retrait, privilégiant les endroits désertiques : ruines, jungles, marécages… Ils peuvent également parcourir de longues distances à la vitesse de la lumière. On raconte que les prophètes Moïse et Salomon avaient le pouvoir de commander aux djinns. Au Xe siècle, à Jérusalem, Salomon aurait constitué une armée de djinns afin d’élever une enceinte de protection de 70 m de hauteur entre le mont du Temple et la Cité de David.
Mais à quoi ressemble un djinn ? Cette question divise les spécialistes. Ce seraient des êtres protéiformes, se manifestant la plupart du temps sous forme d’oiseaux, de chats, de chiens, de serpents, de lions, de chèvres, voire de buffles d’Asie. Certaines de ces créatures prennent forme humaine, celle de femmes à la beauté sans pareille. Des conditions climatiques extrêmement rudes peuvent les faire fuir, tout comme les grandes races de chiens. Les djinns apprécient particulièrement les heures de l’aube et du crépuscule. Pour invoquer les djinns, il faut se rendre dans un endroit isolé, un cimetière de préférence, même si un chantier à l’abandon aux abords d’une ville peut faire l’affaire. Chaque djinn a un nom propre qu’il suffit d’écrire sur un morceau de papier avant de le brûler dans un mélange de musc, de safran et d’encens. « Pour les voir, vous devez croire en leur existence », précise Sayed. Depuis notre première rencontre, j’ai insisté auprès de Sayed pour qu’il m’emmène à la rencontre des djinns, rituel qu’il effectue de temps à autre. Chaque fois, il trouve une excuse pour reconduire l’expérience. Pour mon bien, d’après lui. « Ils ne peuvent m’atteindre », explique-t-il. « Mais je m’inquiète à ton sujet. Ils pourraient te faire du mal. Tu pourrais en mourir. » Avant d’ajouter : « Je vais vérifier la météo sur Google et on avisera demain matin. » Discussion close. Et chaque fois, il fait trop froid, le ciel est trop nuageux, la météo est trop ceci ou cela. Une fois, il a refusé que le l’accompagne uniquement parce que j’avais mes règles. Malgré tout, il reçoit des clients de 8 h à 16 h, chaque jour de la semaine excepté le vendredi, jour de repos chez les musulmans.
En décembre dernier, un samedi matin, une jeune fille de 20 ans prénommée Asma Ander est venue le trouver. Quelques mois auparavant, son père avait versé 15 000 $ à un passeur afin qu’elle puisse rejoindre son fiancé à Hambourg en Allemagne. Comme il arrive souvent, le passeur s’est enfui avec la monnaie. Son bureau situé dans un quartier dynamique du centre-ville est désormais à l’abandon. Peu de temps après ses fiançailles, Asma a quitté l’université pour préparer son départ ; aujourd’hui, elle se retrouve sans attache ni projet d’avenir. Lorsqu’elle a averti son fiancé de la disparition du passeur, celui-ci l’a accusée d’avoir volé l’argent. Son visage s’est décomposé lorsqu’elle m’a montré le message. Son fiancé ne lui répond plus, que ce soit sur Skype ou Viber. Pour une Afghane, une séparation s’apparente souvent à un arrêt de mort. Si le fiancé annule le mariage, elle est alors stigmatisée, impropre à toute union. L’échec même du mariage a des conséquences immédiates : seule et sans instruction, la jeune fille passera le reste de ses jours chez ses parents ; elle n’est qu’une matrice perdue, une bouche de plus à nourrir. Dix mois après la disparition du passeur, Asma a cherché de l’aide auprès de Sayed et lui a versé 100 afghanis (1,41 €) pour qu’il lise son avenir. D’après Sayed, le passeur la contactera par téléphone et présentera ses excuses pour sa conduite. Il obtiendra comme promis un visa pour l’Allemagne, la conduira jusqu’en Turquie moyennant la somme convenue. De là, elle prendra le train pour Hambourg où elle retrouvera son fiancé qui l’aura pardonnée pour ce malentendu. Tout ira bien. Son destin est de mener une vie confortable là-bas. Si Asma voyait difficilement comment son destin pouvait s’accomplir, elle a ressenti dans les jours qui suivirent une sorte d’optimisme comme elle n’en avait ressenti depuis longtemps. « J’ai choisi de le croire ; ai-je vraiment le choix ? »
Derrière l’écran du monothéisme, plusieurs systèmes de croyances rivalisent en Afghanistan.
C’était en mars dernier. En septembre, la situation d’Asma n’a pas évolué. Elle regarde la télé avec son cousin Sunil, 23 ans, également dans l’attente d’un visa pour rejoindre sa promise qui vit à Londres. Ils zappent des films indiens aux journaux télévisés qui depuis ce printemps sont marqués par les reportages de massacre. « Notre vie est d’un ennui. Nous n’avons aucun loisir. Pas de travail non plus », déclare Asma. Murtazar, son jeune frère, m’a confié être inquiet à son sujet ; parfois, il la surprend en larmes.
La première neige
Derrière l’écran du monothéisme, l’Afghanistan est un pays où rivalisent plusieurs systèmes de croyances. Si vous y prêtez bien attention, les vestiges d’anciennes traditions sont omniprésents, comme ces enfants des rues qui se faufilent dans les embouteillages sans fin de la capitale, en agitant des conserves d’encens (assez semblables à l’encensoir des chrétiens) pour écarter le mauvais œil ou encore Norouz, fête traditionnelle d’origine persane marquant le commencement de la nouvelle année. Ces vestiges d’anciennes croyances sont sous la menace permanente de conservateurs religieux qui les considèrent comme haram, des interdits dans la loi musulmane. Prônant un respect strict du Coran, les salafistes estiment que ces pratiques sont contraires à l’islam, une accusation d’autant plus dangereuse dans un pays où le blasphème est passible de pendaison. Si Sayed a bon nombre d’ennemis, l’un de ses plus grands détracteurs est une personnalité de la télévision, un homme en costume toujours soigneusement rasé du nom de Fahim Kohdamani.
Entre 2009 et 2012, Fahim a produit, réalisé et présenté l’émission Biya wa Bibin, littéralement « venez et voyez ». Chaque épisode est pour lui l’occasion de piéger un diseur de bonne aventure, en l’engageant dans un débat sur la légitimité de leurs activités au regard des écritures coraniques. « Je suis un homme instruit », Fahim m’a-t-il confié plus tôt dans l’année. « Je suis érudit en matière de religions et ces soi-disant mulla ne font qu’escroquer les foules ignorantes. » D’après ses opposants, la croisade que mène personnellement Fahim à l’encontre des médiums cache une autre dimension. Sayed est un chiite hazara, comme la plupart de ses clients. Ils considèrent à juste titre être victimes de persécutions de la part de la majorité sunnite. (Les musulmans sunnites sont considérés comme majoritaires en Afghanistan ; toutefois, la composition démographique du pays fait l’objet de désaccords persistants. Au terme du dernier recensement réalisé en 1979, 80 censeurs avaient trouvé la mort.)
En 2009, Fahim a été condamné à trois mois d’emprisonnement par le Conseil des Oulémas d’Afghanistan, l’institution chiite la plus influente du pays, suite à l’instruction d’une plainte pour diffamation à l’encontre de la foi chiite. Pour Fahim, qui est tadjik, cette arrestation est le reflet de l’influence néfaste qu’exercent les chiites d’Iran sur l’Afghanistan. Par ailleurs, le Conseil des Oulémas avait souligné l’affiliation du présentateur à « l’Alliance du Nord », un groupe armé qui au début des années 1990 pendant la guerre civile avait terrorisé la communauté hazara à majorité chiite peuplant les montagnes du centre de l’Afghanistan. (Lors de la campagne présidentielle de 2014, Fahim était le porte-parole d’Abdul Sayyaf, un chef de guerre dont la milice est accusée d’avoir provoqué la mort ou la disparition de près 750 Hazaras en 1993.)
Dans l’un des épisodes de Biya wa Bibin, diffusé par Emroz TV, la quatrième chaîne du pays, Fahim a dressé le portait de Sayed. Il m’a confié avoir rendu visite au médium à deux reprises. Lors de sa première visite, Fahim affirme que Sayed a fui la caméra. Le médium aurait réclamé hors caméra à ce que ne soit pas filmé le débat qui l’opposerait au présentateur. Selon Fahim, Sayed lui a avoué que son activité de diseur de bonne aventure était une imposture, mais qu’il devait faire le nécessaire pour subvenir aux besoins de sa famille. Sayed a nié avoir tenu de tels propos. D’après lui, Fahim lui a effectivement rendu deux visites : après une longue discussion sur l’islam, il a reconnu que Sayed était un saint homme, et qu’ils pouvaient devenir bons amis. Une proposition d’amitié que Sayed n’a pas acceptée. « C’est hors de question », m’a-t-il dit. Dans l’épisode qui a finalement été diffusé, c’est un Sayed intimidé qui répond aux questions de Fahim sur différents aspects de l’islam. « Leur profession est un crime, m’a confié le présentateur. Ils pensent qu’en portant la barbe et le turban, ils peuvent se faire appeler mulla ! » (D’après Sayed, la fréquentation de son cabinet, loin de reculer, a connu une augmentation depuis la diffusion de l’émission ; il a d’ailleurs remercié Fahim pour cette publicité gratuite.)
Plus tôt cette année, Fahim et d’autres musulmans conservateurs ont trouvé le parfait martyr à associer à leur cause. En mars, à la veille du nouvel an persan, une jeune femme du nom de Farkhunda Malikzada a pris à partie des diseurs de bonne aventure installés près de l’un des plus vieux sanctuaires de Kaboul où ils vendaient des amulettes. En réaction, un homme l’a accusée d’avoir brulé un exemplaire du Coran. La foule révoltée s’est assemblée autour d’elle. La jeune femme de 27 ans a été lapidée, battue, brûlée vive puis laissée pour morte au bord de la rivière Kaboul. Les conservateurs religieux ont immédiatement réagi en exigeant l’interdiction des sorts taweez et des taweez naweez mulla. Les salafistes membres du parlement ont appuyé cette demande. La semaine suivante, le président Ashraf Ghani a demandé l’ouverture d’une enquête sur la mort de Farkhunda, laissant au ministre des Affaires religieuses le soin de proscrire l’ensemble des diseurs de bonne aventure et des vendeurs d’amulettes. La police de Kaboul a procédé à l’arrestation de 47 personnes suspectées de s’être trouvées dans la foule incriminée le jour du décès de Farkhunda. Trois hommes accusés du meurtre purgent à ce jour une peine de vingt ans d’emprisonnement ; une peine de dix ans de prison a été prononcée à l’encontre d’un quatrième homme.
Par la suite, j’ai rencontré plusieurs diseurs de bonne aventure à travers la cité pour savoir en quoi l’interdiction avait changé leur vie : beaucoup disent s’être fait discrets depuis quelque temps, mais comme souvent, les choses finiront par revenir à la normale. Ils sont encore là aujourd’hui parce que leur activité répond à un besoin de la population, et cette dernière attaque à l’encontre de leur profession ne les inquiète pas outre mesure. Le pays est en proie à la frustration et la frustration fait marcher les affaires. De son côté, Sayed a reçu la visite des autorités : « Je leur ai dit qu’ici, il ne s’agit pas d’un centre de taweez naweez, mais d’hypnothérapie darmani », un cabinet médical où l’on soigne la dépression. Il a affirmé être un professionnel faisant partie du corps médical, tout en désignant les diplômes encadrés au mur. Les policiers sont partis et ne sont plus revenus par la suite.
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Un dimanche de janvier, j’ai consulté un diseur de bonne aventure prénommé Haji Agha. Tout comme Sayed, il tire la plupart de ses revenus des visites de personnes souhaitant quitter le pays. Haji connaît beaucoup de succès auprès des demandeurs de visas. Cette réussite, il la doit à un Afghan, ancien interprète pour l’armée américaine, auquel il a prédit exactement la date à laquelle il recevrait le fameux sésame. « Il m’a dit l’heure et la date. Il m’a dit qu’il y aurait du bruit, qu’il pleuvrait et que je prendrais un avion pour l’ouest. Il savait même combien de kilomètres j’aurais à parcourir », m’a raconté cet interprète. Il a souhaité garder l’anonymat, de peur de paraître archaïque et superstitieux aux yeux de ses nouveaux concitoyens américains. « Je vous le garantis, cet homme a des pouvoirs insoupçonnés. » Quand j’ai rendu visite à Haji dans la cabine en bois qui lui sert de bureau, je lui ai demandé de me parler météo. L’Afghanistan connaissait un hiver anormalement sec et doux. Sans neige, la sécheresse sévirait plus tard dans l’année et en l’absence d’une eau suffisante pour les cultures, davantage d’hommes joindraient les rangs des Talibans pour nourrir leur famille. Un hiver doux présage toujours un printemps sanglant. Haji, un homme édenté au nez rond et au visage ridé, a soufflé sur les perles de son tasbih, avant de les égrener comme il le ferait d’un boulier, comme pour effectuer des calculs improbables. Puis il est entré dans une sorte de transe. J’ai jeté un œil à mon portable. Le temps s’écoulait. Cinq minutes sont passées, même si cela me parut plus long. Haji a alors pris la parole : « Dans sept jours, le temps se refroidira. » Et le climat de violence dans le pays ? « La situation va s’améliorer. »
Une semaine a passé. Tôt un dimanche matin de janvier, un camion rempli d’agrumes s’est écrasé dans une station essence, faisant trois morts dont le conducteur. Les Talibans ont revendiqué l’attaque. D’après le porte-parole de la police de Kaboul, l’explosion a mis fin à trois semaines de trêve des combats dans la capitale. Quelques heures plus tard, des flocons tombaient sur la ville. C’était la première neige de la saison.
Traduit de l’anglais par Audrey Previtali d’après l’article « The fortune-teller of Kabul », paru dans le Guardian. Couverture : Une rue de Kaboul.