Le rêve de Daibo
C’est une sorte de bruit blanc à peine audible, un bruissement que le vacarme de la circulation tokyoïte, deux étages plus bas, couvre presque entièrement. Pourtant, lorsqu’on est accoudé au comptoir, il est si entêtant qu’au bout d’un moment, on finit par sauter de son tabouret pour en chercher l’origine. À mesure qu’on se rapproche du coin d’où il provient, le son se fait plus fort, tantôt pareil au froissement de feuilles mortes en automne, tantôt au crissement d’un râteau dans le gravier d’un jardin zen. Puis derrière un petit rideau, on entrevoit du mouvement. De l’autre côté, un vieux Japonais aux fins cheveux blancs, d’épaisses lunettes sur le nez, est assis à une table, penché au-dessus d’un large panier plat, le visage au ras de son contenu, tel un prospecteur à l’affût de paillettes d’or. Le spectacle a de quoi laisser baba : l’homme trie à la main une fournée de fèves de café encore chaudes, tout juste torréfiées, palpant du bout des doigts leur surface comme un pécheur égrène son chapelet, traquant la moindre imperfection susceptible de gâter la prochaine tasse qu’il servira.
Il ne s’agit pas du premier tri que subissent ces grains. Ils ont déjà été passés au crible dans l’arrière-pays brésilien, avant de quitter la plantation, puis à l’usine côtière où ils ont été décortiqués, avant d’être chargés dans un conteneur à destination de Tokyo, et une troisième fois encore, 32 minutes plus tôt, avant que notre homme les mette dans son grilloir et entreprenne de transformer ces graines vert pâle en orbes brun foncé. Mais peu lui importe. Il est tout entier absorbé par cette ultime opération de filtrage. Son nom est Katsuji Daibo, il a 66 ans, il tient le Daibo Coffee dans le quartier d’Omotesando à Tokyo. Et il est probable que personne au monde n’apporte autant de soin à la préparation d’une tasse de café. « Je voulais transposer au café le souci du détail que l’on trouve dans la cérémonie du thé », explique-t-il. Une sacrée ambition, dans la mesure où ce cérémonial millénaire entremêle étroitement des composantes culturelles, religieuses et historiques, à tel point que le service d’une simple tasse peut réclamer des heures. Si, fidèle à cette mission, Daibo élève depuis 38 ans l’absorption de caféine au rang d’expérience mystique, comme bon nombre de maîtres artisans japonais s’en aperçoivent de nos jours, même la dévotion la plus pure n’est pas une garantie de salut. Et pour l’apôtre de la fève grillée et du bon jus qu’est Daibo, l’ennemi, c’est la gentrification. L’immeuble qui abrite son café a été racheté par un nouveau propriétaire qui a de grands projets. Le 23 décembre dernier, Daibo a fermé ses portes. Quoique le Japon puisse se prévaloir de l’une des plus riches traditions du thé qui soient, le café est loin d’y être inconnu : les premiers grains y sont arrivés au XVIIIe siècle, dans les cales de navires marchands hollandais. Mais pour la plupart des Japonais, son introduction est passée relativement inaperçue jusqu’au début du XXe siècle, où le gouvernement brésilien a commencé à en envoyer gratuitement aux cafetiers tokyoïtes, de sorte que dans les années 30, Tokyo comptait 3 000 cafés traditionnels ou kissaten (aussi appelés kissa, pour faire plus court) – même si, durant la Deuxième Guerre mondiale, le recours au soja en guise de succédané ne contribua sans doute guère à évangéliser les foules. À l’instar de bien d’autres piliers de la culture japonaise moderne, le kissa, en tant qu’institution, date de l’après-guerre. Sous l’effet d’importations soutenues et d’un intérêt renouvelé pour la culture occidentale, le nombre de cafés explosa dans les années 60, donnant lieu à un foisonnement d’établissements spécialisés – des concerts de jazz aux réunions d’affaires en passant par la sieste ou les premiers rendez-vous amoureux – mais tous avaient en commun d’offrir à la fois caféine et répit au milieu de l’agitation citadine. Et à l’orée des années 1980, plus de 150 000 kissa constellaient le Japon d’Hokkaido à Okinawa. On a alors assisté à un scénario familier dans tous les pays consommateurs de café : la naissance de chaînes, telles que Doutour Coffee, promettant un service plus rapide et moins cher dans un cadre plus moderne. À ce phénomène s’est ajouté la soudaine multiplication des distributeurs automatiques de boissons chaudes et froides, dont l’omniprésence jusque dans les campagnes a mis fin au manque de caféine dans tout le Japon. En 1981, vingt ans après le boom des sixties, au Japon, le nombre total de kissaten avait été réduit de moitié.
Torréfaction
Daibo s’intercale entre l’âge d’or des kissa et l’ère des chaînes commerciales. Il a commencé à s’intéresser au café au moment de la vague caféinée des années 1960. À force de fréquenter les kissaten de Tokyo avec ses camarades de lycée, il s’est pris de passion pour cette boisson, apprenant peu à peu le métier de cafetier. Et après avoir un temps élaboré ses propres mélanges en amateur, il a fini par emménager dans ses propres locaux et ouvrir Daibo Coffee en 1975. « Il n’y a pas grand-chose qui a changé », assure-t-il. Son moulin à manivelle a été remplacé par un appareil électrique (le seul de l’établissement qui nécessite une prise de courant) et les murs et les étagères se sont patinés sous l’effet de plusieurs décennies de torréfaction et de cigarettes, mais tout le reste – le long comptoir qui paraît avoir été ciré avec de la mélasse, le menu à la craie accroché au mur, les habitués qui semblent faire partie des meubles – est identique.
La première chose qui frappe, en arrivant, c’est l’odeur : d’abord des effluves de pain grillé qui flottent jusque sur le trottoir, puis sitôt la porte coulissante franchie, une dense déferlante d’arômes sirupeux de caramel et de tabac, aussi consubstantiels aux livres, aux murs et aux huisseries que le sont à un arbre les anneaux de son tronc. Le maître des lieux les porte sur lui comme un parfum, une marque de distinction proclamant le sérieux de ses intentions à la face du monde. Et si vous vous attardez assez longtemps dans son établissement, vous garderez ces effluves sur vous pendant des jours. Daibo torréfie lui-même tout son café au-dessus d’un brûleur à gaz, au moyen d’un grilloir actionné à la main. Patiemment, il brasse les grains comme des boules de loto, veillant à ce que tous passent un temps égal en contact avec la paroi brûlante du tambour. À mesure que les fèves virent du vert au beige, de délicates volutes de fumée annonçant les premiers stades de la transformation commencent à s’échapper du corps de l’engin. Le temps qu’elles finissent par se rapprocher du noir, c’est un épais nuage qui s’élève vers le plafond et plane au-dessus du comptoir, comme pour rappeler que le café, sous sa forme la plus pure, est l’aboutissement d’un processus. Daibo introduit dans le grilloir une sonde en métal, l’en retire, examine un instant les grains, guettant la juste nuance, puis se redresse et continue à tourner la manivelle. Au bout d’une trentaine de minutes, il vide les grains dans un large panier peu profond et les évente tel le chef d’un restaurant de sushi refroidissant du riz fumant. Puis il se livre à une ultime inspection, rejetant les fèves à la torréfaction imparfaite avant de retourner dans la salle principale pour moudre et filtrer le café. Il ne verse pas l’eau sous la forme d’un mince filet, mais goutte à goutte, comme un robinet qui fuit, montant et abaissant le filtre, jouant du poignet et décrivant de lents cercles concentriques pour humecter uniformément les grains moulus. La préparation d’une simple tasse requiert près de cinq minutes. Entre la porcelaine fine qu’il utilise – dûment ébouillantée, puis séchée juste avant de servir – et la robuste potion qu’il y verse, le contraste est presque comique. Alors que, dans un café ordinaire, on emploie environ 20 grammes de mouture pour préparer une tasse de 35 centilitres, le breuvage le plus fort figurant sur la carte de Daibo concentre 25 grammes de café torréfié à cœur en quatre ineffables gorgées.
Cérémonie
Daibo ne sait rien de la vogue que connaissent actuellement les méthodes qui sont les siennes depuis près de quarante ans – choix méticuleux des produits, torréfaction maison, filtrage aussi lent et minutieux que possible. Son kissa est un bunker, un refuge en marge du monde extérieur et des modes changeantes de l’industrie du café ; les espresso bars à l’italienne et les dessins dans la mousse de lait, les cafetières Chemex et les siphons, les boissons lactées gigantesques et les moustaches en pointes. Même s’il émane de Daibo un air de sérieux absolu, son café n’a rien de chichiteux ni de prétentieux. Le sucre ne se cache pas derrière le comptoir : le maître de céans le pose devant vous de lui-même lorsqu’il vous sert son puissant tonique, accompagné d’un petit récipient de crème à peine plus grand qu’un dé à coudre. Ni l’un ni l’autre ne sont nécessaires, évidemment, car ce que l’on déguste n’est autre que l’essence même de la matière première sélectionnée par Daibo, qu’il s’agisse de la noire intensité d’un café colombien ou de la vivacité fruitée, proche de celle d’un vin, de fèves kenyanes. Le temps que l’on finisse sa tasse, on a l’organisme saturé de caféine, et le tournis à la pensée de tous les infimes détails requis pour la préparer. Ce n’est pas simplement une tasse d’excellent café ; c’est la pleine expression d’une philosophie. D’un art de vie. D’un parti pris. Daibo ne le formulerait jamais ainsi – il n’en a pas besoin. Mais le message dans le marc de café est clair : on ne saurait faire mieux ; seulement différent. Le concept de shokunin, d’artisan voué à la poursuite exclusive de son art, est central dans la culture japonaise. Le plus célèbre shokunin contemporain est peut-être Jiro Ono, immortalisé dans le documentaire Jiro dreams of Sushi, mais le même degré de perfectionnisme obsessionnel se retrouve dans tout le domaine de la restauration. Derrière des portes closes. Au fond d’obscures ruelles. Au sommet d’étroits escaliers. Dans les plus petits recoins de la ville, du pays. Chez ce vieil homme de quatre-vingts ans qui depuis des lustres explore les subtiles différences résultant de variations des gestes ou de la température dans la préparation des tempuras. Ou chez ce barman au savoir encyclopédique qui ciselle à la main jusqu’au dernier glaçon et dont le smoking est toujours impeccable, parce que le goût n’est pas le même sinon. Ou chez cet homme plus tout jeune qui a vieilli au côté de son père et ne compte pas son âge en années, mais en leçons culinaires. Un jour, ce sera lui le maître et ce jour-là, il connaîtra le métier sur le bout des doigts.
Des artisans dont la persévérance et l’abnégation exigées par leur poursuite jusqu’au-boutiste de la perfection ont érodé les angles vifs et les ambitions personnelles, comme un torrent de montagne polit le granit. « Le shokunin a le devoir social de donner le meilleur de lui-même ou d’elle-même afin de servir l’intérêt général », explique le sculpteur japonais Tasio Odate. « C’est une obligation aussi bien spirituelle que concrète, car elle s’applique dans toutes les facettes de son activité. » Pour tourner la chose autrement : Daibo pourrait sans doute atteindre un degré de qualité quasi identique s’il achetait du café fraîchement torréfié et méticuleusement trié selon ses rigoureux critères chez un torréfacteur tokyoïte réputé, ce qui lui ferait gagner du temps et ménagerait sa vue et son dos vieillissant. Mais cela ne lui viendrait pas à l’idée. Parce qu’au Japon, la fin importe moins que les moyens. Ce n’est pas la soif de reconnaissance qui le pousse. On n’écrit guère d’articles sur lui, et il ne se rappelle plus la dernière fois où quelqu’un l’a pris en photo. Le jour où il prendra sa retraite, il ne sera pas consultant auprès de cafés qui se lancent ou intervenant à une conférence TED. Il préparera une dernière tasse de café avec un tour de main qu’il aura mis sa vie à acquérir, et c’en sera fini. Ce n’est pas qu’un vénérable artisan comme lui n’ait plus sa place sur le marché ; Daibo fait le plein presque tous les jours. Sa clientèle va du vieux monsieur qui lit le journal à la jeune femme qui vient se réchauffer avant sa journée de travail, en passant par l’habitué qui laisse son manga préféré en dépôt derrière le comptoir. Daibo pourrait à n’en pas douter continuer à travailler tant que sa santé le permet. Mais l’immeuble qui abrite son kissa est en passe de succomber à l’expansion territoriale d’Omotesando et d’Aoyama ; une fois qu’il aura été racheté par un nouveau propriétaire, soit les loyers exploseront, soit il sera démoli. Daibo a simplement décidé qu’il était temps de tourner la page. Si l’on souhaite faire l’expérience d’un kissaten classique, il ne faut pas s’inquiéter, il en existe encore plus de 80 000 au Japon, dont certains servent un café exceptionnel. À L’Ambre, dans le clinquant quartier de Ginza, vous pourrez siroter une tasse préparée avec des grains maison vieux de plusieurs décennies ; à Shibuya, non loin de chez Daibo, le Chatei Hatou est lui aussi tenu par un personnel versé dans les moindres aspects de l’art du café. Et derrière des portes dont on ne soupçonne pas même l’existence, on trouve toute une nouvelle génération de shokunin qui réalise de grandes choses dans de minuscules locaux. Ce que l’on ne trouvera plus, c’est un vieil homme de 66 ans capable de consacrer 30 minutes à actionner la manivelle de son grilloir, puis de trier les grains encore chauds à la main avant de servir chaque tasse avec la concentration d’un alchimiste sur le point de réussir le grand œuvre. Il n’y en avait qu’un comme lui et sa poursuite discrète de la perfection est arrivée à son terme.
Traduit de l’anglais par Vincent Hugon d’après l’article « Daibo Dreamed of Coffee », paru dans Roads & Kingdoms. Couverture : préparation du service, par Michael Magers.