Le mystère du beluga
Dans le nord de la Norvège, aux confins de l’océan Arctique, les vagues viennent mourir contre le récif aussi vite qu’elles naissent. En explosant sur les coques de quelques bateaux, l’eau glacée inonde leurs ponts. Ce 25 avril 2019, près de l’île d’Ingøya, un petit groupe de pêcheurs attend patiemment que des poissons se prennent dans ses filets lorsqu’il aperçoit un animal au loin. Sous le ciel gris, les trois frères Joar, Havard et Erlend Hesten sont interloqués devant son corps laiteux, qui contraste avec les flots verdâtres. Ils découvrent avec surprise qu’il s’agit d’un béluga. L’animal s’approche sans crainte, comme s’il avait besoin d’aide, puis suit le navire jusqu’à Hammerfest, sur le continent.
Un détail les intrigue : le cétacé porte un harnais, sur lequel ils parviennent à lire une inscription : « Équipement de Saint-Pétersbourg ». Les trois hommes prennent des photos, des vidéos et envoient le tout à la direction de la pêche norvégienne. Le béluga est rapidement soupçonné d’appartenir à l’armée russe et d’être… un espion. « Il a incontestablement été entraîné », déclare Martin Biuw, chercheur à l’Institut de recherche marine norvégien de Bergen. Or la marine russe « est connue pour entraîner les belugas à conduire des opérations militaires », ajoute le biologiste de la direction des pêches norvégienne Jorgen Ree Wiig. « Ils gardent les bases navales, aident les plongeurs ou retrouvent de l’équipement perdu. »
Même si « personne ne peut affirmer qu’il s’agit d’un animal militaire », dixit Martin Biuw, et que certains croient reconnaître en lui un thérapeute pour enfants, les soupçons demeurent. Car le voisin russe a l’habitude de former des animaux à des fins d’espionnage. En annexant la Crimée il y a cinq ans, à la faveur d’un mouvement de rébellion en Ukraine, Moscou a récupéré la flotte de mammifères marins sur-entraînés qui se trouvait dans la base militaire de Sébastopol.
Cette armada animale formée sous l’Union soviétique a vite été reprise en main. « Les ingénieurs de l’Oceanarium créent de nouveaux instruments en vue d’utiliser plus efficacement les grands dauphins et les otaries. Nos spécialistes œuvrent pour concevoir des appareils envoyant un signal de détection d’une cible sous-marine par le dauphin sur l’écran d’un ordinateur », explique un employé du centre de formation de dauphins à l’agence de presse russe RIA Novosti. Mais à en croire Kiev, la formation à échoué. « Les animaux ont refusé de coopérer avec les dresseurs russes et de manger. Ils en sont morts », a rapporté le représentant ukrainien pour la Crimée, Boris Babin.
En 2016, le ministère de la Défense russe a aussi acheté plusieurs dauphins au delphinium de Moscou, sans préciser ce qu’il entendait en faire. Les Américains doivent avoir une petite idée sur la question. Aux États-Unis, la DARPA (l’agence de recherche militaire du Pentagone) songe à utiliser des poissons et autres animaux marins afin de détecter les sous-marins ennemis dans les eaux internationales. En 2018, elle annonçait le lancement du Persistent Aquatic Living Sensors (PALS), un projet qui consiste à placer des capteurs sur des animaux marins afin qu’ils réagissent au passage de submersibles dans leur environnement. Russes et Américains s’épieraient ainsi en eaux profondes, comme du temps de la guerre froide.
Zoo d’espions
Dans les années 1960, le Kremlin et la Maison-Blanche ont investi beaucoup de temps et d’argent afin de déterminer comment les animaux pourraient devenir des espions. Les experts du Zoo IQ de Hot Springs, dans l’Arkansas, avaient notamment passé un contrat avec le gouvernement pour former des animaux spécialisés dans le travail de défense et de renseignement. « Il n’y a jamais eu un animal que nous ne pouvions pas entraîner », confie le directeur principal du programme, Bob Bailey. Bailey doit cette idée à Burrhus Frederic Skinner, un psychologue influencé par les travaux du célèbre médecin et physiologiste russe Ivan Pavlov. Formé à l’université de Saint-Pétersbourg, Pavlov est célèbre pour avoir montré l’existence d’un « réflexe conditionné » chez le chien.
Au milieu du XXe siècle, Skinner popularise pour sa part le « conditionnement opérant ». Cette forme de dressage par la répétition repose sur deux éléments : le renforcement positif, par l’ajout d’un stimulus agissant sur l’organisme, et le renforcement négatif, par le retrait d’un stimulus. Le psychologue entreprend d’influencer le comportement d’un animal au cours d’une expérience. Il enferme un rat affamé dans une boite où se trouve un levier. Si le rat actionne ce levier, un morceau de nourriture tombe automatiquement. Ce levier devient ainsi la seule chose importante pour le rongeur. En répétant une action, il prend l’habitude de la faire.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, Skinner reçoit un financement de la Défense pour un programme de recherche impliquant des pigeons. Le projet n’aboutit finalement pas mais il donne une idée à deux de ses étudiants. L’un d’eux, Keller Breland, ouvre le Zoo IQ avec sa femme, en 1955 à Hot Springs. Les visiteurs payent pour les voir pratiquer ce conditionnement opérant sur des ratons-laveurs. Dix ans plus tard, Bob Bailey rejoint le Zoo IQ, au moment où des agences gouvernementales commencent à s’y intéresser. « Ils sont venus vers nous pour résoudre des problèmes épineux », explique Bailey. C’est ainsi que naît le Navy’s Marine Mammal Program.
Jusqu’aux années 1960, la plupart des animaux utilisés lors de conflits étaient terrestres ou aériens. Pendant la Première Guerre mondiale, les moutons servaient à déminer les terrains, les chevaux à transporter les soldats, les chiens à livrer des messages et les pigeons prenaient des photos. Mais quand l’océan se peuple de sous-marins russes et soviétiques, chacun trouve un moyen de voir sous l’eau sans être vu.
Chercheuse en écologie marine à l’université norvégienne de Trømso, Marie-Anne Blanchet a passé 15 ans à entraîner des mammifères marins. « Ils ont des capacités de nage et de plongée qui sont évidemment extrêmes, et ils sont beaucoup moins soupçonnables que des plongeurs humains », explique-t-elle. La plupart du temps, ils sont envoyés pour faire du repérage, mais ils peuvent aussi réaliser des missions plus méticuleuses. « Je sais que des dauphins ont déjà été utilisés pour placer des mines sous les bateaux ennemis », raconte Martin Biuw.
Cet exemple rappelle les chiens anti-chars envoyés par les Soviétiques se faire sauter sous les blindés allemands, pendant la Seconde Guerre mondiale. « Le processus d’entraînement reste le même pour tous les animaux, c’est du conditionnement opérant », poursuit Marie-Anne Blanchet. Cela dit, certaines espèces s’avèrent plus efficaces que d’autres. Les dauphins souffleurs et les phoques se sont montrés très performants lors de plusieurs études, tandis que les bélugas sont trop sensibles au froid et ne font pas preuve du même professionnalisme. On ne les a pas moins enrôlés pour effectuer certaines tâches.
« Bien que les différentes armées aient toujours été très à l’aise avec le fait d’utiliser des animaux, les missions pour lesquelles ils sont entraînés sont plus secrètes », poursuit Marie-Anne Blanchet. « En principe, ce sont des missions de reconnaissance. » Mais jusqu’où peuvent-ils aller ?
Matou acoustique
Pour les services de renseignement, un animal a l’avantage de ne pas être soupçonnable. La CIA a ainsi cherché à s’appuyer sur l’apparence inoffensive (quoique) des chats. Dans les années 1960, elle lance l’opération « Acoustic Kitty ». Le but est de créer un chat-espion en lui implantant des micros et des transmetteurs radio afin qu’il écoute des conversations à des endroits stratégiques. Pour sa première mission, le félin est lâché dans un parc près de l’ambassade d’URSS, mais il est immédiatement renversé par un taxi. Des montagnes d’efforts sont terrassés en une seconde. L’échec est patent. Après plusieurs tentatives, les experts concluent qu’entraîner des « chats espions » ne paye pas.
Jack H. Hetherington croit davantage en eux. Ce physicien de l’université du Michigan juge son chat si doué qu’il signe un article scientifique de sa patte. Le nom F. D. C. Willard qui apparaît sous l’article e 1980 « L’hélium 3 solide : un antiferromagnétique nucléaire » est ainsi celui de l’animal. Une étude parue dans la revue Behavioural Processes en 2016 montre d’ailleurs que les félins ont une mémoire épisodique et qu’ils comprennent certaines lois de la physique.
Ces recherches ne permettent pour l’heure pas à la CIA, au FSB ou à la DGSI de les enrôler. Finalement, les agences s’en remettent à de bonnes vieilles méthodes. En 2016, le Liban capture un vautour qui porte une bague d’identification israélienne ainsi qu’un émetteur. Les autorités libanaises sont persuadées qu’il s’agit d’une tactique d’espionnage de la part d’Israël, et ce ne serait pas la première fois. Quelques mois plus tôt, des membres du Hamas ont capturé un dauphin équipé de caméras, au large de la bande de Gaza. Ils le suspectent immédiatement d’appartenir à l’État hébreux. À la même période, l’Inde accusait le Pakistan de lui envoyer des pigeons espions.
En théorie, les candidats au poste d’espion sont nombreux : les pieuvres démontrent des capacités d’intrusion hors du commun et les primates étonnent par leurs aptitudes quasi-humaines. Leurs comportement sont d’autant plus prometteurs que nous avons encore beaucoup à en apprendre sur eux. « Je ne pense pas qu’ils pourront un jour communiquer quoi que ce soit par eux-mêmes », nuance Martin Biuw. « Mais ils peuvent aider les services de renseignement par le biais d’équipements plus évolués, comme une caméra ou un micro plus sophistiqués, augmentés d’IA, par exemple. »
Couverture : Animal AI Olympics