Le réveil de la Force
Au sous-sol d’une charmante maison ornée de lierre, dans la banlieue de Montpellier, les volets mal fermés laissent passer un faisceau de lumière qui permet de distinguer une silhouette, immobile au fond de la pièce. Il n’y a aucun bruit, si ce n’est celui des insectes bourdonnant.
Soudain, la silhouette s’avance et brandit un long manche vers le plafond humide avant de s’écrier : « Dark Vador, tu vas mourir ! » À ce moment précis, un garçon de huit ans déploie un tube lumineux qui se met à clignoter lentement, nimbant la pièce d’une lueur rouge fluorescente. Durant plusieurs minutes, il s’agite dans le peu d’espace qui s’offre à lui, animant son combat imaginaire avec des bruits de bouche.
Benjamin Audin a passé une grande partie de son enfance à imiter les Jedi, ces chevaliers maîtrisant l’énergie cosmique imaginés par George Lucas dans la saga Star Wars. « Je pouvais jouer seul pendant des heures », raconte-t-il aujourd’hui, « si bien que ma grand-mère m’apportait le goûter au sous-sol, comprenant que j’oublierais systématiquement de monter pour le prendre. »
À aujourd’hui 24 ans, il n’est plus seul. Du 31 mai 2 juin 2019, le garçon était au stade Charléty, à Paris, pour assister à l’Open de France de sabre laser. Organisée par la Sport Saber League (SSL), une association fondée en 2015, cette compétition mettait aux prises 68 combattants. « Je n’aurais jamais imaginé que ce serait possible », confie Benjamin. « C’est fou de se dire que c’est devenu un véritable sport. »
Le combat au sabre laser a été reconnu par la Fédération française d’escrime (FFE) début 2019. Par un communiqué publié le 15 avril 2018, elle avait déjà pris la décision d’accueillir officiellement en son sein l’Académie de sabre laser (ASL) « afin d’en assurer un développement cohérent, pédagogique et sécurisé ». Cet organisme, lui aussi né en 2015, tenait son propre tournoi les 8 et 9 juin à Triel-sur-Seine, dans les Yvelines. Quatre épreuves étaient disputées : les combats sportifs en équipes, les katas techniques, les combats chorégraphiés et les combats sportifs en individuel.
Du côté du stade Charléty, les amateurs de Star Wars pouvaient non seulement croiser le fer mais aussi profiter d’animations comme des expositions sur la saga, des stands de costumes uniques ainsi que différentes expériences de réalité virtuelle. Adrien Koch organisait l’événement et dit avoir vouloir y amener une réelle touche « de high tech et de pop culture ».
« C’est un sport classique, sauf qu’on utilise des armes lumineuses », explique celui qui est aussi le fondateur de la Sport Saber League (SSL). Cette école parisienne propose des cours pour différents âges, avec des classes pour chaque niveau. Comparant cette pratique à des disciplines reconnues, Koch affirme que n’importe qui peut s’essayer au sabre laser.
En SSL, un combat se déroule sur une piste de huit mètres de coté, ce qui permet de se mouvoir avec plus de liberté qu’en escrime, où les adversaires se déplacent en ligne droite. Toucher la tête ou le buste vaut trois points, tout autre membre équivaut à un point. L’objectif est donc d’atteindre plusieurs fois son adversaire. Le premier atteignant les quinze points remporte le combat.
Les règles instituées par la fédération sont légèrement différentes, un coup à la tête et au tronc valant cinq points, aux membres supérieurs et inférieurs trois points, et à la main et au poignet un point. « Nous utilisons aussi une règle de priorité », précise Cédric Giroux. Le fondateur de l’ASL met également en place des batailles de chorégraphies. « Le public ne vient pas forcément pour le combat », ajoute-t-il. C’est toute la philosophie Jedi qui l’attire.
Jeu de rôle
Pour donner vie aux Jedi, George Lucas s’est inspiré du « jeddak » que l’on retrouve dans la série de romans Le Cycle de Mars, de l’auteur américain Edgar Rice Burroughs. Chez le réalisateur, les combattants sont membres de l’Ordre Jedi et défendent la paix et la justice dans la République galactique grâce à la maîtrise de la Force.
Cette énergie invisible et impalpable, partout présente dans l’univers, peut permettre à quelques personnes très douées de disposer de pouvoirs extraordinaires. Dans le livre The Making of Star Wars de J. W. Rinzler, George Lucas explique qu’être un Jedi ne consiste pas seulement à manier un sabre laser. Il s’agit d’un état d’esprit, d’un mode de vie qui permet notamment d’accéder à des perceptions extrasensorielles. La mystique est séduisante.
Sortie à partir de 1977, la première trilogie a tant de succès qu’elle est suivie d’une seconde en 1999. À Denver, au Colorado, un événement est organisé pour célébrer le renouvellement du mythe. La Star Wars Celebration a lieu tous les ans depuis lors. « Les groupes de sabre se sont justement développés aux États-Unis à partir de l’Episode 1 », indique Cédric Giroux. C’est d’autant plus facile de se prendre pour un Jedi que de très nombreux produits dérivés proposent de les incarner, des costumes et accessoires aux jeux vidéo.
En 2005, un ingénieur du son de Brooklyn, par ailleurs passionné de science-fiction, monte le New York Jedi Club. On y manie le sabre laser car « un Jedi n’est pas un Jedi tant qu’il n’a pas créé sa propre arme », estime Flynn Michael, qui a vu la saga 32 fois à ce jour. Quelque-uns de ses membres voguent vers une galaxie pas si lointaine en créant la Terra Prime Light Armory en 2012, une école proposant « un système de progression très bien structuré, avec des grades comme dans un art martial », témoigne Cédric Giroux. C’est en suivant leur programme en ligne que le Français en viendra à imaginer l’Académie de sabre laser en 2015. « La FFE s’en est beaucoup inspirée », ajoute-t-il.
Les Jedi sont alors déjà bien installés en Europe. Lors d’un recensement religieux organisé en Angleterre et au Pays de Galles en 2001, près de 390 000 personnes ont répondu qu’elles n’étaient ni catholiques, ni protestantes, ni juives, ni musulmanes, mais « chevaliers Jedi ». Si la plupart des sondés voient là un moyen de tourner en dérision la question, certains prennent leur rôle très au sérieux. À en croire la chercheuse de Cambridge Beth Singler, près de 2 000 Britanniques se considéraient « très sérieusement » comme des Jedi en 2014. Ils sont ainsi à peu près aussi nombreux que les scientologues à situer le message de Star Wars « à mi-chemin entre la métaphore et la vérité ».
Le combat au sabre laser inspire aussi nos voisins italiens. En 2006, trois amateurs ouvrent une académie baptisée Ludosport à Milan. L’un de ses membres, Paolo Scalzulli, a été sacré « champion du monde » à domicile, en décembre dernier. Si les autres organisations ne reconnaissent pas ce titre, Ludosport lui donne une portée internationale car elle dispose dorénavant de succursales à l’étranger, et notamment en France. Dans l’Hexagone, les académies pullulent comme des stormtroopers en état d’alerte.
La blague
En 2015, la première école de sabre laser de France est née d’une « blague », avoue Adrien Koch. « C’était à l’époque où Disney reproduisait les films et, lors de la diffusion d’un extrait, j’ai dit à ma femme en rigolant : “Viens, on fait une école de sabre laser.” Elle m’a dit : “Ah ouais carrément !” On s’est renseigné puis on a rencontré des gens qui pratiquaient à l’étranger. On est finalement allés au bout de cette blague et maintenant j’en vis. »
La Sport Saber League « accueille principalement des hommes, bien que ce soit un sport tout à fait mixte », précise Adrien. Dans cette école, il est possible d’apprendre à magner un sabre laser jusqu’à atteindre la précision de Luke Skywalker. « Il y a des personnes qui viennent pour le côté Star Wars et d’autres qui viennent pour pratiquer le sport », complète-t-il.
Souvent, les pratiquants aiment s’imaginer dans le duel père-fils qui oppose Dark Vador à Luke Skywalker. L’école leur offre la possibilité de s’immerger dans cet univers pendant l’entraînement. Lorsque le cours de 19 heures commence, tous les participants sont en ligne face à leur professeur, sabre à la main. Les lumières sont éteintes de façon à ce que seules les épées lumineuses se distinguent dans l’immense pièce. Mais ce n’est pas seulement un jeu : en quelques années, la discipline s’est structurée.
Dans un premier temps, l’objectif était plus esthétique que sportif. Les clubs se sont formés avec une dimension plutôt chorégraphique, cherchant à reproduire les mouvements des scènes de combat. « On ne s’en occupait pas vraiment car c’était une pratique très marginale, mais cela nous a finalement posé un souci, notamment au niveau de la sécurité », explique Olivier Hanicotte, chargé du dossier « sabre-laser » au sein de la FFE.
L’instance a bien vu que l’arme imaginée par George Lucas devenait populaire. Elle souhaitait se tourner vers « la technologie moderne pour encourager les jeunes à pratiquer un sport », expliquait le secrétaire général de la fédération en février dernier, Serge Aubailly.
Alors, la FFE a insisté pour réglementer ce nouveau sport. « Je pense que nous avons apporté énormément de sécurité aux différents clubs », confie Olivier Hanicotte. Après des années durant lesquelles les combattants ne portaient aucune protection, ils ont adopté un équipement spécial, à savoir un masque ainsi que des gants renforcés au niveau des doigts.
Invitée à entrer dans le giron de la fédération, la Sport Saber League a quant a elle tenue à rester indépendante. En acceptant au contraire d’y être affiliée, l’Académie de sabre laser (ASL) a « l’avantage de donner l’opportunité à ses adhérents d’obtenir des diplômes d’État de la jeunesse, de l’éducation populaire et du sport », souligne Cédric Giroux.
Au dernier recensement, la France comptait 92 clubs reconnus par la FFE. Tous prennent soin de préciser qu’ils n’ont aucun lien avec la société de production Lucasfilm, qui a attaqué en justice plusieurs organisations américaines accusées d’utiliser son image, dont le New York Jedi Club, en 2016. Il faut compter une centaine d’euros pour se dégoter un de ces sabres. Si on ajoute tout l’équipement ainsi que les heures de cours, le coût total de cette discipline peut vite s’élever à plusieurs centaines d’euros par an.
Pour Benjamin, ce n’est pas un problème. L’étudiant, qui travaille dans un restaurant près de chez ses parents, avoue être très heureux de dépenser une partie de son argent dans l’univers de Star Wars, qui fut une révélation pour lui. Il se souvient qu’un après-midi où son père et ses cousins jouaient, il avait demandé à être inscrit dans une « école de Jedi ». « Si j’avais su que ce serait possible quelques années plus tard… », songe-t-il.
Bien qu’il suive des études de droit, Benjamin n’écarte pas la possibilité de devenir un jour professeur de sabre laser. Que la Force soit avec lui.
Couverture : Cade Roberts.