Sous les fenêtres d’un bâtiment blanc percé de centaines de fenêtres, des losanges de verdure séparent les places de parkings. Quelques fleurs piquées çà et là donnent un peu de vie à cette bâtisse triste comme la pluie, et répondent aux bandeaux de couleurs qui habillent sa façade. Plus grande clinique de fertilité de Russie, le Centre national Kulakov de recherche en obstétrique, gynécologie et périnatalogie de Moscou est connu à travers tout le pays. Depuis le 4 juillet, son nom a même traversé les frontières, accolé à celui de Denis Rebrikov, dont le projet a déclenché des hoquets interdits.

Le Centre national Kulakov de recherche médicale en obstétrique, gynécologie et périnatalogie 

À la tête d’un laboratoire d’édition génétique au sein de la clinique moscovite, ce biologiste moléculaire a annoncé avoir trouvé cinq couples malentendants prêts à se lancer dans une aventure hautement controversée : la modification génétique de leurs bébés à naître. Ils ont tous accepté de recourir à l’outil CRISPR dans l’espoir que leur enfant puisse entendre, grâce à une correction des mutations du gène GJB2, responsable de la surdité.

Inspiré par le travail du scientifique chinois He Jiankui – à l’origine de la naissance des jumelles Lulu et Nana, issues d’un embryon humain génétiquement modifié pour contrer la transmission du VIH –, il avait annoncé au mois de juin ses intentions. Il n’a pas fallu longtemps pour que son appel soit entendu. Car avec CRISPR, les espoirs les plus fous semblent réalisables. En permettant d’inactiver, d’ajouter ou d’enlever des gènes, cette « paire de ciseaux » microscopiques donne accès au code du vivant.

Généticien ayant participé au développement de la technologie utilisée par les Pr Rebrikov et He Jiankui, George Church a récemment proposé une liste de mutations qui pourraient donner à un être humain des avantages médicaux ou des caractéristiques hors-normes. Ces modifications pourraient par exemple le rendre plus adapté à son environnement, de plus en plus hostile, en l’armant pour survivre à la crise climatique actuelle.

La liste de Church

En ce début de l’été 2019, ce professeur d’Harvard et du MIT, pionnier dans l’ingénierie du génome, a publié un impressionnant tableau. Par ce document, il ouvre une petite fenêtre sur un futur pas si lointain où les modifications génétiques sur l’être humain seraient courantes. Ses colonnes listent des gènes avec les modifications génétiques capables de doter l’être humain de capacités surhumaines ou de prolonger sa vie.

Asso­­ciée à une protéine spécifique, Cas9, une séquence de l’ADN baptisée CRISPR vient inac­­ti­­ver, ajou­­ter ou supprimer des gènes à l’en­­droit voulu. « En ajoutant des gènes, nous pouvons obtenir des mutations très précises », explique George Church. « Si nous modifions notre ADN, nous pourrons éviter et éventuellement prévenir beaucoup de maladies. » Face aux perspectives de mutations non-désirées, Church rappelle les risques que comportent toute nouvelle technologie, auxquelles les thérapies géniques n’échappent pas.

Persuadé que cette liste pourrait changer notre approche de la médecine, Church espère qu’elle sera utilisée par d’autres scientifiques, à mesure que la technologie progressera. La connaissance du code génétique donnera accès à de nouvelles thérapies ou même des greffes d’organes. « Cette liste est une autre façon de penser aux mutations génétiques », explique le généticien. « Certaines semblent très bénéfiques et d’autres sont un mélange d’avantages et d’effets négatifs. »

George Church
Crédits : Wyss Institute

Si certaines modifications nous rendraient moins vulnérables à certaines maladies, elles pourraient d’un même mouvement causer de graves problèmes médicaux. En supprimant le gène CCR5 (comme l’a fait He Jiankui il y a quelques mois), on pourrait effectivement augmenter la résistance humaine au VIH, mais par la même occasion celle de sa sensibilité au virus du Nil occidental, une infection transmise par les moustiques.

Mais plutôt que de nous transformer en super-humains, Church entend nous permettre de nous adapter davantage à notre environnement en constante mutation. En modifiant notre ADN, mais aussi ceux d’animaux et de plantes, il a l’ambition de « nous redonner un écosystème plaisant ». Partant du constat que la planète est chamboulée depuis l’avènement de l’agriculture, et que l’être humain évolue avec la technologie, le généticien invite à essayer l’édition génomique : « Et si, pour une raison ou pour une autre, le résultat ne nous plaît pas, nous changerons de nouveau. »

Il explique par exemple que la lecture du génome pourrait permettre à chacun·e de vérifier sa compatibilité génétique avant de s’engager dans une relation. « Vous êtes compatible avec 99 % des personnes », explique-t-il. « Donc, l’idée n’est pas de parler des mauvais choix, mais nous allons vous donner une liste positive afin que vous puissiez être certain·e qu’il n’y a aucun risque d’avoir un bébé avec quelqu’un. » Une telle méthode coûterait bien moins cher que les thérapies géniques, qui peuvent valoir jusqu’à deux milliards de dollars.

Nous sommes ainsi sur le point d’identifier les gènes qui influent directement sur nos capacités, voire de forcer notre adaptation à un climat en dangereuse mutation. Et George Church a la preuve que ça pourrait marcher : c’est déjà efficace sur les animaux.

Sauver la planète d’hier et d’aujourd’hui

Il y a dix ans de cela, l’écrivain Steward Brand et l’entrepreneure Ryan Phelan invitaient George Church à une première rencontre en face à face, dans un café non loin de son laboratoire, à Boston. À l’époque, Brand rêvait de faire revivre le pigeon voyageur, éteint en 1914, alors que Church était plongé dans la dé-extinction du mammouth laineux. Ils et elle ne le savaient pas encore, mais cette entrevue allait sceller le début d’une longue collaboration autour d’un projet pour faire revivre ce pachyderme préhistorique.

Lointain cousin de l’éléphant d’Asie, avec qui il partage plus de 99 % de son ADN, cet animal hirsute a disparu il y a 10 000 ans. Alors que certain·e·s tablent sur le clonage de cellules vieilles de 28 000 ans retrouvées dans le sol gelé de la Sibérie, George Church veut tenter de créer un hybride éléphant-mammouth. Cette icône de la période glaciaire est depuis plusieurs dizaines d’années au centre de nombreuses recherches, qui essaient lentement mais sûrement de le ramener à la vie.

Crédits : Flying Puffin

Mais pour le généticien américain, si l’idée de faire revivre le mammouth laineux fait battre son cœur, il s’agit surtout de permettre aux espèces actuellement en vie de survivre en pleine crise climatique. « Nous essayons d’aider l’éléphant d’Asie et de lui transmettre des gènes qui lui permettront de vivre dans l’Arctique », explique-t-il. « Nous pensons que les gènes de mammouth peuvent permettre aux éléphants d’être plus résistants et que cela pourrait constituer une solution. »

Certain·e·s optimistes suggèrent que les mammouths pourraient même sauver le climat. Selon les scientifiques Nikita et Sergey Zimov, ils pourraient empêcher le pergélisol de fondre en Sibérie, dont l’évaporation libère des quantités astronomiques de gaz à effet de serre. En effet, les herbivores (rennes, bœufs, bisons, etc.) compactent la neige en voulant atteindre l’herbe qu’elle recouvre. Ils imaginent donc que des mammouths seraient encore plus efficaces pour la piétiner. Les vaches, aussi, pourraient bénéficier de certaines modifications de leur ADN.

Représentant 3 à 4 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, les vaches sont les principaux émetteurs de méthane. Dans une étude dirigée par le professeur John Wallace de l’université d’Aberdeen, en Écosse, des scientifiques ont estimé que des vaches génétiquement modifiées pourraient justement nous permettre de réduire de moitié nos émissions de méthane. Elles et ils ont pu établir que des microbes intestinaux aident les vaches à digérer leur nourriture et à produire du méthane. Hérités génétiquement, ces microbes pourraient donc être modifiés afin de réduire la production de gaz.

Pour ralentir le réchauffement climatique par la génétique, les plantes sont également au centre de l’intérêt scientifique, depuis des coraux capables de résister à l’acidification mondiale des océans jusqu’aux « super-plantes ». Botaniste et généticienne née à Boston, Joanne Chory a travaillé la moitié de sa vie sur de nouvelles façons de cultiver des plantes. Depuis plusieurs années, il en est une qui mobilise toute son attention et celle de ses collègues du laboratoire de biologie végétale du Salk Institute de Californie.

Grâce à des techniques d’édition génétique comme CRISPR, ils et elles ont pour ambition de créer un végétal qui (en recouvrant 5 % des terres cultivées à travers le monde, soit une zone de la taille de l’Égypte) pourrait absorber 50 % des émissions actuelles de CO2. Il serait également capable d’arrêter l’érosion grâce à un système racinaire profond et fort. Des essais sur le terrain devraient commencer en 2019 avec du maïs, du blé, du coton ou encore du soja.

Éthique et réglementation

À ce jour, l’édition du génome humain est interdite dans des pays comme la France et les Pays-Bas, mais la loi reste floue dans la grande majorité d’entre eux. Alors qu’un resserrement des normes est attendu, le 14 mars 2019, 18 spécialistes de différents pays ont appelé à un moratoire sur l’édition du génome des cellules germinales (embryons, ovules et spermatozoïdes). Sans pour autant inviter à son interdiction, elles et ils désirent éviter toute modification génétique contraire à l’éthique et proposent aux pays de s’auto-limiter. La proposition de Church est plus radicale : il faudrait que chaque État contrôle ses chercheurs en génétique, au moyen d’un permis.

Dr Lisa Soleymani Lehmann

Directrice du centre de bioéthique de l’Hôpital Brigham and Women’s (BWH), au sein de l’école de médecine de Harvard, Lisa Soleymani Lehmann se demande si « l’édition du génome pour l’adaptation au changement climatique » était « moralement justifiable ». Il va sans dire que le mouvement de la dés-extinction a soulevé son lot de grandes questions, et notamment éthiques.

Pour Lehmann, l’édition des gènes recouvre un potentiel unique pour améliorer notre santé ou nous permettre de nous adapter à de nouvelles conditions environnementales « si nous ne pouvons pas prévenir les graves conséquences négatives du changement climatique sur la santé par des mesures de protection de l’environnement et de santé publique », écrit-elle. À condition de développer un cadre de réglementation national et international ou encore en considérant l’impact sur les générations futures, cette innovation pourrait améliorer la santé humaine.

En attendant, faut-il prendre le risque de chambouler les écosystèmes par goût de l’expérience ? Professeur d’éthique de l’environnement et opposant notoire à la dés-extinction, Ben Minteer invite pour sa part à plus de « modestie terrestre », et souhaite que l’humanité prenne garde à ne pas être « fascinée par son propre pouvoir ». Il fait appel à la réduction de la destruction, plutôt qu’à l’augmentation des modifications de la nature pour résoudre la crise climatique.

Pour George Church, l’écosystème est déjà perturbé « dans une direction que nous n’aimons pas », mais la beauté des modifications génétiques est qu’elles nous permettent de retrouver l’environnement que nous avions perdu. « Si pour une raison quelconque nous n’aimons pas cela, nous pourrons faire machine arrière », répète le généticien. Optimiste, il est convaincu de proposer un ensemble d’outils susceptibles de nous armer face au changement climatique et de réduire ses effets, voire même d’inverser la tendance.


Couverture : Michael Schiffer