Au bord du canal Saint-Denis, en lisière du parc de la Villette, un engin de chantier remonte la berge en marche arrière, lesté d’un monceau de tissus. Devant ses roues, les pavés qui plongent vers l’eau verdâtre sont jonchés de tentes éventrées, de vieux matelas et de duvets. Ces restes de bidonville parisien disparaissent peu à peu sous le ciel voilé de ce mardi 4 février. Leurs propriétaires ne sont plus là. Entre 6 et 8 heures, les forces de l’ordre ont évacué 427 personnes. Selon la préfecture d’Ile-de-France, elles ont été mises à l’abri pour fermer le dernier campement de migrants à Paris. Une semaine plus tôt, 1 400 individus avaient été évincés de leurs logements de fortune à la Porte d’Aubervilliers.

« On espère évidemment qu’on n’aura pas à revivre de nouvelles situations de ce type », déclare François Dagnaud, maire socialiste du XIXe arrondissement. « Malheureusement on a quelques raisons d’être, sinon inquiets, du moins vigilants, parce que les mêmes causes produisant les mêmes effets, on peut craindre que de nouveaux campements se reproduisent tant que les conditions de premier accueil en France et la gestion des situations administratives des personnes présentes sur le territoire resteront les mêmes. Il n’y a malheureusement pas énormément de raisons que les choses ne se renouvellent pas. »

Il faut dire que les difficultés de logement ne sont pas rares. Selon le recensement réalisé lors de la Nuit de la solidarité, dont les résultats ont été dévoilés mardi 11 février, les sans-abri étaient 3 552 dans la capitale en janvier, contre 3 641 l’année dernière et 3 035 en 2018. Leur emplacement dépend notamment de la ronde des camps de migrants qui, une fois démantelés, se reforment bien souvent ailleurs. L’évacuation des personnes qui dormaient à la Porte de la Villette inquiète d’ailleurs le coordinateur de Médecins du monde Louis Barda. « La préfecture de police a annoncé la fin du cycle des campements, mais où vont aller les gens qui arrivent à Paris et ceux qui ressortiront des hébergements ? » a-t-il déclaré au Monde. « Ils ne proposent rien que la dispersion et l’invisibilisation. »

En réponse à ce problème vieux comme Paris, un chapelet de plans a été élaboré par les pouvoirs publics au fil des années, sans guère l’enrayer. En France, le mal logement fait au mieux figure de question insoluble, au pire de fatalité. Mais ce n’est pas le cas partout. Ces quarante dernières années, la Finlande a presque divisé par quatre le nombre de sans-abri de longue durée. C’est le seul pays européen qui voit le sans-abrisme diminuer actuellement.

L’exception finlandaise

Avec son sweat à capuche noir, Thomas Salmi se fond presque dans son large canapé. Les yeux plissés, le jeune homme jette un regard clair sur son petit appartement, les doigts entremêlés sous son menton, alourdis par des bagues imposantes. La pièce lumineuse est pleine d’objets disparates que le concierge de l’immeuble a rassemblé au cours de l’année écoulée, suivant les décès ou les départs de ses résident·e·s. Un grand poster de Johnny Depp en pirate déjanté fait face à une paire de béquilles, croisées comme des rapières au mur d’une salle d’armes.

S’il est désormais confortablement installé dans ce salon, casque autour du cou, Salmi a vécu pendant quatre ans sur les trottoirs d’Helsinki, se raccrochant à la boisson pour oublier. Un père violent l’avait fait fuir le domicile familial à l’adolescence, l’obligeant à trouver refuge dans différents foyers, avant d’échouer sur le pavé de la capitale finlandaise. Il dormait dans une gare lorsqu’un travailleur social s’est approché de lui, proposant son aide.

Active dans l’aide aux personnes menacées d’exclusion sociale, l’ONG Helsinki Deaconess Institute (HDI) l’a pris sous son aile et, un an plus tard, Salmi s’est installé à Aurora-Talo, une maison gérée par l’association. « Je sais que si je suis chez moi, personne ne viendra me chercher ou me dira quoi faire », explique-t-il depuis ce studio qu’il qualifie de sanctuaire. « Si je veux danser chez moi, je peux. »

Membre de l’Union européenne depuis 1995, le pays le plus septentrional des Vingt-Sept a proposé un programme unique sur le continent pour la dignité de tou·te·s ses citoyen·ne·s, jusqu’aux plus vulnérables. En dix ans, le nombre de sans-abris longue durée a diminué de 35 %, faisant de la Finlande l’exemple à suivre.

Crédits : Motorpark

Précurseure dans la lutte contre le mal-logement, la Finlande est le seul pays européen qui voit le sans-abrisme diminuer actuellement. Les rues d’Helsinki ont pratiquement été vidées de ces couchages de fortune. Actuellement, il reste 5 500 personnes sans toit – dont la majorité vit temporairement chez des proches – dans ce pays de 5,51 millions d’habitants, soit deux fois moins qu’en France proportionnellement à sa population.

Ailleurs en Europe, la situation est préoccupante. Dans leur rapport sur le mal-logement publié le 3 avril dernier, la Fondation Abbé-Pierre et la Fédération européenne des associations nationales qui travaillent avec les sans-abris (Feantsa) ont établi un constat alarmant. Même si les données manquent, ce document estime qu’hormis en Finlande, tous les pays européens sont confrontés à une hausse du sans-abrisme. « Il y a au moins 700 000 personnes sans abri au sein de l’Union européenne, soit 70 % de plus qu’il y a dix ans », précise le directeur de la Feantsa, Freek Spinnewijn. « Pendant qu’on discutait des solutions à apporter, les chiffres ont continué à augmenter, pour atteindre 0,13 % de la population. »

La Finlande n’a pas attendu que ses voisins agissent pour se retrousser les manches. « Pendant très longtemps, nous avons traité ce problème de manière traditionnelle », explique Sanna Vesikansa, députée-maire d’Helsinki. « Puis nous avons réalisé que ces personnes n’arrivaient pas à sortir de leur situation, et il est difficile de se concentrer sur les autres problèmes s’ils retournent tous les jours dans la rue dès le matin pour revenir le soir juste pour passer la nuit. » Puis un programme national de lutte contre le sans-abrisme est arrivé, inspiré d’un modèle d’un nouveau genre : le « Housing First ».

Logement d’abord

En Finlande comme ailleurs, le sans-abrisme a longtemps été abordé selon un « modèle en escalier ». D’après ce dernier, reprendre sa vie en main signifie passer par différentes étapes de logements temporaires, jusqu’à obtenir le Saint Graal : un appartement à soi. Dans les années 1980, une personne sans abri ne pouvait avoir un appartement sur le long terme que si elle pouvait démontrer son « acceptabilité sociale », sans addiction ou consommation d’alcool. Si un individu ne remplissait pas ces critères, il devait se contenter des hébergements temporaires. Mais cet ancien système ne fonctionnait pas et un changement radical a été annoncé. 

C’est ainsi que le premier programme pour la lutte contre le sans-abrisme a été lancé en 1987. Puis, en 2008, climax de ce combat, le programme social « Housing First » (« logement d’abord » en français) a été mis en place, rendant le logement inconditionnel plutôt que d’en faire une récompense ultime

« HF n’est pas seulement un projet, il s’agit d’une politique nationale. Au moins 3 500 logements ont été fournis à des personnes sans abri de longue durée », précise Juha Kaakinen, PDG de Y-Foundation, le plus grand fournisseur de logements à but non lucratif de Finlande. « Ce sont des appartements de location normaux, étant donné que les logements HF sont fournis sans condition»

Une approche similaire a été expérimentée dans les années 1990 de l’autre côté de l’Atlantique, aux États-Unis, mais la Finlande est devenue le premier pays à l’appliquer à l’échelle nationale, investissant pas moins de 250 000 euros en huit ans ; un toit y est considéré comme une « base sécurisée qui facilite la résolution de vos problèmes ».

Juha Kaakinen avec l’auteur américain Gordon F. Sander
Crédits : Y Foundation

Les deux éléments-clés de ce programme sont « un appartement indépendant (avec contrat de location propre et assistance adéquate) et une permanence dans la durée des logements offerts », décrivait Kaakinen en 2018

Au total, la construction de 30 000 logements sociaux réservés en priorité aux sans abri est financée chaque année par le gouvernement. Dans le même temps, les hébergements temporaires ont été fermés. « Les abris et les foyers ont principalement été rénovés pour devenir des unités de logement avec services de soutien, où chacun dispose d’un appartement indépendant, avec du personnel de soutien présent sur place », ajoute Juha Kaakinen. 

Les résident·e·s se voient offrir un soutien de la part de travailleurs·euses sociaux·ales payé·e·s par les municipalités et les associations – « plus de 300 nouveaux employés de soutien ont été engagés depuis 2008 » –, ainsi qu’une aide sociale pour le loyer, jusqu’à ce qu’elles ou ils trouvent un emploi et gagnent en autonomie.

À en croire le gouvernement, cette solution ne lui coûte rien du tout : il a délégué la gestion du relogement aux associations et aux communes. Cette méthode lui permettrait même d’économiser environ 15 000 euros de frais sociaux par an et pour chaque personne relogée, selon la Y-Foundation. En France, cela laisse rêveur.

Un modèle ?

Le programme « Housing First » est-il transposable ailleurs ? En France, le problème des sans-abri empire année après année sans que rien ne viennent l’endiguer, en dépit des efforts des associations. En février 2019, la Fédération des acteurs de la solidarité (FAS) – qui regroupe 800 associations gérant 80 % des centres d’hébergement en France – annonçait avec beaucoup d’inquiétude que près de 200 000 personnes seraient à la rue dans l’Hexagone, alors qu’il n’existe que 145 000 places d’hébergement.

La Finlande reste un pays peu peuplé, au modèle social plus généreux. Son programme fait partie d’une politique plus large. Dans la capitale finlandaise, un habitant sur sept vit dans un logement appartenant à la Ville et il y existe 60 000 logements sociaux. Pour mener à bien un tel programme, « il est crucial de disposer d’un nombre suffisant de logements sociaux », insiste Juha Kaakinen, ainsi que d’investir dans la mise en place d’équipes de conseillers·ères pour les locataires menacé·e·s d’expulsion. C’est ainsi qu’Helsinki a divisé par deux le nombre d’expulsions de logements sociaux ou lui appartenant entre 2008 et 2016. « En définitive, il n’y a aucun moyen d’éradiquer le sans-abrisme sans une politique de logement sérieuse et globale », assure Riikka Karjalainen, responsable de la planification de la ville d’Helsinki.

La Finlande inspire l’Europe
Crédits : Y Foundation

Selon la Fondation Abbé-Pierre, pour obtenir des résultats aussi spectaculaires, il faudrait favoriser l’accès au logement pérenne et construire 150 000 logements sociaux par an en France, tout en trouvant un moyen de les réserver aux personnes les plus précaires, sans condition. Mais en 2017, seulement 113 041 logements sociaux ont été financés par le gouvernement. En outre, de nombreuses communes freinent des quatre fers face à la construction de logements sociaux. En 2016, plus de 1 200 villes (de plus de 3 500 âmes) ne respectaient pas le quota de 25 % de logements sociaux, selon la loi relative à la solidarité et au renouvellement urbain (SRU) adoptée en 2000.

En attendant que le gouvernement prenne des mesures aussi drastiques et nécessaires qu’en Finlande, certain·e·s ont déjà adopté le principe du Housing First au niveau local, comme l’association Toit à moi. Celle-ci achète des logements pour des sans-abri, et leur propose un accompagnement pour se réinsérer dans la société. Les bénéficiaires peuvent choisir de rester dans ce dispositif aussi longtemps qu’ils le souhaitent, avant de rejoindre un logement classique. À ce jour, elle a déjà pu acheter 23 appartements, permettant d’aider 56 personnes.

Si elle fait désormais office de modèle, la Finlande compte encore à ce jour environ 5 500 personnes considérées comme sans-abri et, en décembre 2018, la Ville d’Helsinki possédait une liste d’attente de 400 personnes, dont elle entend bien venir à bout. 

Pour Juha Kaakinen, pas de doute, « ce modèle peut être reproduit dans la plupart des pays européens », confirme-t-il. « Mais il est important de le faire à grande échelle, que ce soit au niveau national ou régional, et de transformer le système d’hébergement temporaire en hébergement permanent. »


Couverture : Vue d’Helsinki par Carlos Santos.