Ce 12 février 2019, le narcotrafiquant mexicain Joaquín Guzmán, alias El Chapo, a été jugé coupable de tous les chefs d’accusation qui pesaient contre lui et condamné à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle. En entendant le verdict tomber comme un couperet, son avocat Me Jeffrey Lichtman a été pris d’un léger vertige. Puis, il s’est longuement remémoré leur rencontre.
Alors qu’il se laisse guider dans un dédale de couloirs blanc et gris, Jeffrey Lichtman songe à l’homme qui l’a fait mander ici. En ce début d’année 2017, l’avocat new-yorkais a bien entendu dire qu’El Chapo cherche une équipe pour affronter la justice, mais il ne sait pas à quoi s’attendre. Le voilà donc plongé dans ses pensées alors qu’il s’avance dans l’antre du Metropolitan Correctional Center de New York. Le bâtiment couleur rouille s’élève, sinistre, entre le tribunal du district de Manhattan et l’église St. Andrew. Certains diront qu’il fallait bien cette haute forteresse du Lower Manhattan pour s’assurer de garder El Chapo entre quatre murs, si épais soient-ils. C’est en tout cas ici qu’il a posé ses quartiers malgré lui, dans l’attente de son procès.
Dans la pièce dénudée qui accueille leur rencontre, Me Lichtman observe l’homme qui lui fait face derrière une paroi de verre, un interprète à ses côtés. El Chapo lui semble d’emblée « charmant, drôle et très intelligent ». Plus tard, il se souviendra de cette « magnifique connexion mentale » qu’il a sentie se tisser entre eux, preuve d’une entente immédiate entre les deux hommes par-delà la barrière de la langue. Il se rappellera avoir ressenti de la tristesse face à cette vitre épaisse qui les a empêchés de se serrer la main. Le contact n’a lieu qu’un an et demi plus tard, en août 2018. Jeffrey Lichtman fait alors officiellement son entrée dans l’équipe d’avocats – déjà constituée de Me Eduardo Balarezo et Me William Purpura – qui va assurer la défense de Joaquín Guzmán face à la justice américaine.
Le procès sous haute surveillance débute le 13 novembre 2018, au tribunal fédéral de Brooklyn, dans une fébrilité médiatique attendue. El Chapo – qui a plaidé coupable dès son extradition aux États-Unis achevée en janvier 2017 – fait face à dix chefs d’inculpation liés à des affaires de trafic de drogue, de meurtres, de possession d’armes et de blanchiment d’argent. Il est accusé d’avoir, en tant que chef du cartel de Sinaloa, supervisé l’exportation aux États-Unis de plus de 155 tonnes de cocaïne entre 1989 et 2014. En trois mois, l’accusation fait défiler à la barre une armée de témoins coopératifs mais peu recommandables. Ils sont 56 à venir s’exprimer pour clarifier le fonctionnement du trafic de drogue entre le Mexique et les États-Unis, avec parmi eux, 14 anciens collaborateurs de Joaquín Guzmán. Puis, à la fin du mois de janvier, vient le tour de la défense avec son unique témoin, Paul Roberts.
Dans une plaidoirie finale de plus de quatre heures, Me Lichtman dénonce un « spectacle » et une « farce », arguant qu’Ismael Zambada García, alias El Mayo – cofondateur du cartel de Sinaloa toujours en liberté –, était le véritable patron et représente aujourd’hui la « pièce manquante » de ce procès. Plutôt que Joaquín Guzmán, ce serait même lui qui aurait versé 100 millions de dollars à l’ancien président mexicain Enrique Peña Nieto, selon les dires de l’avocat. Lundi 4 février 2019, le jury new-yorkais, composé de huit femmes et de quatre hommes, se retire finalement pour délibérer. Huit jours plus tard, le verdict est tombé.
Comment avez-vous vécu ce verdict ?
On a vraiment mis toute notre énergie dans ce procès, mais on s’y attendait bien sûr. Actuellement, M. Guzmán est toujours à MCC et je vais d’ailleurs le voir cet après-midi. Je peux vous assurer qu’il reste fidèle à lui-même ; il est très positif et ne se laisse pas démonter. Il veut qu’on continue à se battre et c’est d’ailleurs pour cela qu’on va faire appel très bientôt. Ses conditions de détention se sont assurément détériorées depuis que je l’ai rencontré il y a deux ans et l’isolement dans lequel il vit est loin d’être évident. Mais c’est un homme fort et je ne m’attendais pas à ce qu’il le supporte aussi bien.
Comment avez-vous été engagé par El Chapo ?
J’ai rencontré Joaquín Guzmán à sa demande en 2017, mais il ne m’a engagé qu’en août 2018. Je suis arrivé plusieurs mois après Eduardo Balarezo et William Purpura, parce que je voulais connaître tous les détails de l’affaire. Je ne souhaitais pas m’engager trop vite et je n’étais pas pressé de retrouver mon nom dans les journaux. En clair, je prenais mes précautions. J’imagine qu’il m’a choisi parce qu’il s’est senti à l’aise avec moi, même s’il faudrait sans doute lui poser la question pour pouvoir l’affirmer avec certitude.
Pourquoi avez-vous accepté de le défendre ?
Laissez-moi vous dire que l’argent était la dernière des raisons. J’ai accepté ce travail parce que, parmi les défis qui peuvent se présenter à un avocat, celui-ci était d’après moi le plus grand. J’ai aussi pensé qu’il était important que Joaquín Guzmán ait pour le défendre un avocat fort, prêt à se dresser contre le gouvernement. Je suis donc arrivé à la conclusion que je devais le faire, même si je savais bien que cette position serait parfois inconfortable.
Comment avez-vous travaillé sur cette défense avec Eduardo Balarezo et William Purpura, les deux autres avocats de Joaquín Guzmán durant ce procès ?
À partir d’août 2018, nous avons collaboré à divers degrés, avançant des théories de concert, mais je dois dire que notre travail a été la plupart du temps individuel. Dans d’autres affaires, nous aurions probablement fait équipe, mais ce n’était pas ce que voulait Joaquín Guzmán. Nous avions en quelque sorte chacun notre propre partie de l’affaire, nos propres témoins – chose dont je ne suis pas coutumier.
Et puis, M. Guzmán a toujours été prêt à aider à sa défense. C’est quelqu’un de très intelligent, alors, à plusieurs reprises il avait de bonnes idées pour les contre-interrogatoires que nous avons systématiquement mises en pratique parce qu’elles nous semblaient justes et réfléchies. Il y avait évidemment des jours plus difficiles que d’autres, mais chaque matin, il arrivait avec l’optique de nous aider au mieux, sans jamais se plaindre. Je ne m’attendais pas à ce qu’il soit d’humeur aussi égale durant toute la durée du procès. En ce sens, il est de ces clients qu’il est agréable de représenter.
Pourquoi n’a-t-il finalement pas témoigné pour se défendre ?
C’est quelque chose qui va devoir rester entre lui et moi. C’était sa décision.
Ne voir qu’un témoin du côté de la défense face aux 56 témoins de l’accusation a surpris beaucoup de gens. Pourquoi était-ce le cas ?
Techniquement, nous avions deux témoins. Il y avait l’agent du FBI Paul Roberts et une deuxième personne qui n’a pas pu venir à New York avec un préavis si court. Cela peut paraître peu. Mais les gens qui s’en sont étonnés ne sont pas avocats et ils n’ont probablement jamais mis les pieds dans un tribunal. Notre défense a effectivement duré trente minutes, mais fallait-il que nous présentions une défense de trois mois également pour que tout le monde soit satisfait ?
Il ne faut pas oublier le dénominateur commun aux affaires pénales : l’accusation a la charge de la preuve, pas nous. Donc inévitablement, notre partie est plus courte. Je ne comprends pas qui ces gens voudraient qu’on appelle : des trafiquants de drogues ? Pour qu’ils disent quoi ? Que M. Guzmán n’était pas impliqué dans leurs affaires ? Allons.
En outre, nous ne sommes pas en mesure d’assurer la sécurité des témoins comme peut le faire le gouvernement. La défense avait donc moins de chance qu’une personne accepte de témoigner, au vu des représailles auxquelles elle pouvait faire face.
Ce que nous avons fait était par conséquent complètement standard en matière de défense. Mais c’est une affaire de haut vol et certaines personnes, en particulier dans la presse, sont littéralement des imbéciles. Cela fait partie du travail d’avocat de devoir endurer parfois ce genre d’inepties.
Voilà 28 ans que vous êtes avocat en droit pénal. Avez-vous toujours voulu exercer ce métier ?
Dans ma famille, je suis le premier avocat. Je suis né à Newark, dans le New Jersey et, avant l’école de droit, je n’avais jamais vu quelqu’un plaider ni mis les pieds dans un tribunal. C’est seulement en étudiant que j’ai peu à peu décidé ce que je voulais faire ; ça s’est imposé à moi. Maintenant, la préparation du procès et le procès lui-même sont clairement les moments qui m’intéressent le plus. Bien sûr, tout est important lorsqu’il s’agit de défendre quelqu’un qui est accusé d’un crime. Mais l’audience est la partie la plus excitante ; le reste n’est qu’un travail de bureau, qu’on exécute assis à une table à noircir des feuilles.
J’ai beau aimer mon travail, je fais tout ce que je peux pour éviter les avocats une fois que la journée est terminée. Dès que je peux, je passe du temps loin du droit, afin d’échapper à son côté pesant. J’ai par exemple été très stressé ces jours-ci, en attendant le verdict. Même après 28 ans de carrière, on ne s’habitue jamais à ces instants où il n’y a plus rien à faire pour changer les choses. Les dés sont jetés.
J’ai un style très agressif. Je ne me contente pas d’aborder quelques points et puis de retourner gentiment m’asseoir. Je pense que mes contre-interrogatoires sont plus approfondis que d’autres, plus minutieux, dans l’espoir de discréditer un témoin. Je ne suis pas du genre à rester en surface ; je ne m’arrête pas avant que chaque aspect, chaque détail de l’histoire ne soit déballé face aux jurés.
Avant El Chapo, vous avez défendu John Gotti, Jr., issu d’une célèbre famille mafieuse. Quel est votre rapport au crime organisé ?
Ce n’est pas quelque chose qui m’a toujours intéressé. Les affaires viennent à moi telles qu’elles sont. Quand j’étais plus jeune, j’ai été impliqué dans la défense de certains membres du crime organisé parce qu’ils venaient tout simplement au cabinet. Ensuite, j’imagine qu’ils ont commencé à connaître mon style et à l’apprécier. C’est comme ça que j’ai été engagé sur d’autres affaires de ce genre.
Je pense aussi que mon rôle dans l’acquittement de John Gotti, Jr. en 2009 a participé à la construction de cette réputation. Mais je ne suis pas spécialisé dans les affaires mafieuses. Je peux tout aussi bien représenter des médecins, d’autres avocats, des politiciens ou des personnes impliquées dans le crime organisé.
Êtes-vous satisfait du travail accompli lors du procès d’El Chapo ?
Au contraire, je suis extrêmement frustré. J’ai l’impression que j’aurais pu faire bien davantage et ce sentiment va me rester. Je me dis lors de certains procès que tout a fonctionné, mais dans beaucoup d’autres, comme celui de Joaquín Guzmán, ce n’est pas le cas. En l’occurrence, je n’ai pas eu l’occasion de contre-interroger les témoins. Cela faisait partie du processus de notre équipe, d’où ma profonde déception.
Loin de moi l’idée de critiquer mes deux confrères, mais j’aurais aimé faire les choses à ma manière. Je me souviendrai d’un million de choses de ce procès ; de choses drôles, comme de choses qui le sont un peu moins. Mais je suis ravi de le mettre derrière moi, je peux vous l’assurer.
Il y a peu, il me semble que quelqu’un a décrit ce procès comme un véritable marathon, ce qui était le cas. Nous avions quatre jours d’audience intensifs, suivis de trois jours à courir comme des malades pour être prêts pour la semaine suivante. Physiquement et mentalement, c’était une course de longue haleine, mais Joaquin Guzman a enduré le procès mieux que je n’aurais pu l’imaginer.
Couverture : Game Over. (Ulyces)