Un nuage gris s’épaissit au-dessus de la Porte de Clichy, dans le nord de Paris. En ce jeudi 11 juin, le trafic a pleinement repris ses droits sur le périphérique de la capitale, bloqué lors des manifestations en hommage à Adama Traoré, et vidé pendant le confinement. Et la circulation a charrié son inévitable pollution. Le mouvement de balancier est implacable : alors que la qualité de l’air s’était nettement améliorée à la faveur de la pandémie, « au déconfinement, on a une remontée progressive », observe l’organisme du ministère de l’Environnement AirParif. « Il y a des activités qui ont repris, on voit une remontée progressive, et on est revenu à peu près à 80 % en termes d’émissions, donc de polluants qu’on émet dans l’atmosphère. »
Les activités ont repris et le CO2 s’est mis à pulluler de nouveau dans le ciel de Paris comme ailleurs en France. Si certains continuent le télétravail, ce n’est pas suffisant. Non, pour véritablement enrayer la catastrophe climatique en marche, il faut limiter bien davantage les mouvements, à commencer par ceux des personnes qui se rendent sur leur lieu de travail. Certains se tuaient d’ailleurs à le dire bien avant le début du confinement.
Membre du mouvement Extinction Rebellion, le professeur en comportement organisationnel de Londres Andre Spicer explique que près de 70 % des Britanniques « souhaitent une action urgente face à l’urgence climatique ». Le gouvernement s’est fixé comme objectif d’atteindre la neutralité carbone d’ici 2050. Mais les militants et les décideurs ne pourront à son avis réussir qu’à une condition : instaurer la semaine de quatre jours.
La semaine de quatre jours
Enseignant depuis près de huit ans à la très réputée Cass Business School de Londres, Andre Spicer a commencé à s’intéresser aux liens entre durée du travail et questions environnementales lors de l’écriture de son livre Business Bullshit en 2017 . « J’ai remarqué que la plupart des gens passaient leur temps au travail, sans toujours y trouver un sens », explique-t-il. « J’ai commencé à me demander si nous pourrions nous débarrasser de ce “travail de merde” et si les entreprises seraient tout aussi productives. » Après maintes recherches, il a réalisé que non seulement la réduction du temps de travail n’avait aucun impact négatif sur la productivité, mais surtout qu’elle pouvait « augmenter la satisfaction ainsi que l’engagement des employés ». Surtout, elle « peut aussi avoir un effet positif sur l’environnement ».
Depuis plusieurs années, une série de travaux a effectivement déterminé que travailler moins est bon pour la planète. Publiée en 2012 par l’Institut de recherche en économie politique (PERI) de l’université d’Amherst Massachusetts, une étude réalisée par les trois sociologues Kyle Knight, Eugene A. Rosa et Juliet B. Schor a établi que pour atteindre une durabilité environnementale, les heures de travail occupent un rôle primordial. Il et elles ont estimé que la consommation d’énergie baissait avec les heures de travail. En effet, moins travailler signifie produire moins de biens et de services qui mobilisent un nombre important de ressources. Cela induit en outre une diminution des déplacements et de l’utilisation de systèmes informatiques énergivores.
S’il est généralement admis que les émissions de gaz à effet de serre et les heures au bureau sont en relation étroite, il est encore difficile de déterminer exactement l’ampleur de la réduction de notre impact sur l’environnement, même si certain-e-s s’y sont risqué-e-s. Ainsi, en baissant de 10 % le temps au travail, l’empreinte carbone de chacun serait réduite de 14,6 %. De la même manière, « si nous réduisions les heures de travail de 25 % – ou d’un jour et quart chaque semaine – notre empreinte carbone diminuerait de 36,6 % », complète Andre Spicer.
Opérée par Philipp Frey, chercheur affilié au think-thank Autonomy, qui se concentre sur le futur du travail, une autre étude exprime des conclusions similaires « pour devenir une société verte et durable ». Si les gouvernements n’introduisent pas une décarbonisation radicale de leur économie, les citoyens européens vont devoir réduire leur nombre d’heures de travail pour éviter un réchauffement climatique sans précédent. En se basant sur des données concernant le gaz à effet de serre récoltées par les Nations Unies et l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) en Suède, en Allemagne et au Royaume-Uni, le chercheur a estimé que les travailleurs-euses devraient éliminer neuf heures par semaine de leur emploi du temps pour contenir la hausse de température en-dessous de 2°C.
Gare toutefois à la façon dont les gens utiliseraient ces heures nouvellement acquises, car ils pourraient en profiter « pour faire des choses plus nocives pour l’environnement », comme une virée shopping endiablée ou un long week-end à Lisbonne, rallié par avion. Heureusement, il a été prouvé que le temps libre est en général consacré à des activités plus économes. En effet, selon une étude menée en 2005 par le chercheur affilié au département de géographie du King’s College London, Samy Sanches, la semaine de 35 heures a eu un bénéfice en France. Après son instauration, en 2000, on a observé une « renaissance du mouvement anti-consumériste dans le pays ». Les activités culturelles ou familiales étaient donc privilégiées.
Andre Spicer ajoute qu’une réduction du temps de travail implique la création d’une « infrastructure de convivialité » : il faut que les villes comptent des pistes cyclables, des parcs ou des bibliothèques qui donnent envie de s’y perdre. Mais sommes-nous prêt-e-s à voir nos semaines de travail rabotées ?
Aussi viable qu’indispensable
Bien que marginale, cette politique est actuellement expérimentée à travers le monde, non pas par des gouvernements, mais essentiellement par des entreprises, des organisations ou encore quelques écoles publiques (comme aux États-Unis par exemple). Quand Andrew Barnes a annoncé à ses salarié-e-s qu’ils et elles allaient s’essayer à une semaine de travail de quatre jours pendant six semaines, il n’a récolté que des yeux écarquillés. Durant cette expérience qui a débuté à la fin de l’été 2018, le PDG de l’entreprise néo-zélandaise Perpetual Guardian a tenu à ce que les 230 salarié-e-s travaillent 32 heures au lieu de 40, pour un salaire identique. Cet essai s’est révélé tellement positif pour l’entreprise comme pour les employé-e-s, que Barnes a finalement décidé de l’instaurer définitivement, pour continuer à travailler moins mais mieux.
En France, cette revendication a été lancée en 1993 par un économiste qui revenait tout juste d’une année sabbatique : Pierre Larrouturou, actuellement député européen en attente d’investiture. Inscrite dans la loi Robien sur l’aménagement du temps de travail (qui était facultative) trois ans plus tard, elle a finalement été non-reconduite par les lois Aubry en 2000. En sa qualité de promoteur d’une semaine de quatre jours en France, Larrouturou observe du coin de l’œil les quelques expérimentations menées en France depuis lors.
La société de revalorisation des déchets Yprema a adopté la semaine des 4 jours (avec 35 heures) en 1997, afin de lutter contre la pénibilité au travail, pour ne plus jamais la lâcher. Grâce à ce système, son PDG, Claude Prigent, a pu embaucher 14 personnes en CDI en dix ans. Ce cas reste cependant isolé, au grand étonnement de Claude Prigent, qui se dit « prêt à payer une étude pour rencontrer toutes les entreprises qui utilisent les quatre jours, et montrer aux sceptiques que tout est possible. »
Les débats autour de la semaine de quatre jours ne lient pas encore la réduction du temps de travail à la lutte contre le réchauffement climatique, mais plutôt à une envie de meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie privée. « Aujourd’hui, on parle surtout de stress et de productivité dans la semaine de quatre jours », ajoute Spicer. Mais depuis peu « les gens commencent à réfléchir aux conséquences environnementales de cette situation. »
Force est de constater que l’idée séduit. L’étude The Workforce View in Europe 2019, menée par l’institut de recherche ADP, s’est penchée sur les inquiétudes et les passions des salarié-e-s européen-ne-s. Réalisée auprès de 10 000 personnes (dont 1410 Français-es), elle a mis en lumière la très grande popularité de ce partage du temps de travail. Si possible, 60 % des Français-es choisiraient de ne travailler que quatre jours par semaine. Toutefois, 83 % des sondé-e-s ont annoncé préférer travailler plus pendant ces quatre jours afin de conserver leur salaire coûte que coûte.
Pour le Président d’ADP en France et en Suisse, Carlos Fontelas de Carvalho, la proposition ne doit toutefois pas faire oublier le bon sens. « Si dans certains cas (…) des rapports montrent qu’il peut être possible de maintenir la productivité en ne travaillant que 4 jours, ce n’est pas une formule magique (…) », tempère-t-il. Inutile donc d’essayer de faire entrer la même quantité de travail dans une semaine réduite, sous peine d’entraîner le stress et l’épuisement que l’on désirait éviter.
Se voulant rassurant, Spicer ajoute que toutes les entreprises ne paient pas différemment leurs employés moins présents, « souvent, parce qu’elles ou ils peuvent produire presque autant en quatre jours qu’en cinq ». Si certaines personnes peuvent ne pas être disposées à accepter un salaire tronqué, il affirme que « beaucoup de gens sont prêts à prendre une petite réduction de salaire » pour une semaine de travail plus courte.
La technologie a également son mot à dire dans ce système potentiel. Directeur d’Autonomy, Will Strong affirme que grâce aux progrès technologiques permettant l’autonomisation, une semaine de travail réduite est aussi viable qu’indispensable. « Le rythme rapide des technologies permettant de réduire les coûts de la main-d’œuvre laisse entrevoir la possibilité d’une semaine de travail plus courte pour tous-tes, si elle est déployée correctement », écrit-il. « Cependant, alors que l’automatisation montre que moins travailler est techniquement possible, les pressions urgentes sur l’environnement et sur notre budget carbone montrent qu’une réduction du temps de travail est réalité nécessaire. »
Dans notre lutte contre le réchauffement climatique, « nous devons identifier les innovations qui nous procurent des avantages tangibles à court terme, mais qui sont également bénéfiques pour la planète à long terme », explique Andre Spicer. La réduction des heures de travail rassemble ainsi ces deux impératifs, car elle n’est douloureuse pour personne – bien au contraire –, et sûrement pas pour l’environnement.
Couverture : Dominik Lange.