Lady Liberty
La nuit commence déjà à tomber sur le gigantesque terre-plein qui fait face à l’état-major de Khartoum. Derrière ces murs, le président se terre dans sa résidence, sourd aux cris des dizaines de milliers de personnes massées aux portes. L’ampleur de la manifestation est exceptionnelle. En cette soirée du 8 avril, presque autant de smartphones diffusent en direct sur Internet une scène déjà iconique.
Debout sur le capot d’une voiture, Ala’a Salah chante la gloire de la révolution. Tour à tour, elle bat des mains et encourage les manifestants à se joindre à elle. Accompagnée par un tam-tam, la foule qui l’encercle est déchaînée. « Thawra ! » (révolution) crie-t-elle avec ferveur. Ala’a appelle à la chute du régime du président Omar Al-Bashir qui aura duré près de 30 ans, et tous·tes reprennent son appel.
La photographe Lana Haroun la fige à jamais, altière, drapée d’un thoub blanc, le doigt pointé vers le ciel en « hommage aux luttes des femmes soudanaises et à leur participation à la mobilisation ». Sur les réseaux sociaux, le surnom de « Lady Liberty » émerge rapidement, au milieu des dizaines de memes qui fleurissent déjà à son image. Devenue symbole des femmes soudanaises protestataires, son air de défi fait le tour du globe.
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— Lana H. Haroun (@lana_hago) April 8, 2019
Véritable cocotte-minute à deux doigts de siffler, la situation politique au Soudan prend un nouveau tournant en décembre 2018. La révolte a débuté le 19 décembre 2018 dans un Soudan en pleine récession. La crise économique déjà difficile était devenue intenable et accumule les facteurs : une inflation de 70 % depuis la sécession du Soudan du Sud en 2011, l’embargo des États-Unis entre 1997 et 2017 ou le mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale à l’intention de Omar al-Bashir. Cette situation a pu continuer jusqu’à aujourd’hui grâce au soutien à Omar al-Bashir de certaines nations comme l’Ouganda.
« Mais le temps a passé », complète la cinéaste Alexandra Sicotte-Lévesque, réalisatrice du documentaire À jamais, pour toujours. « Le Soudan s’est retrouvé de plus en plus isolé et recevait de moins en moins d’attention au niveau international. » Une nouvelle augmentation du coût du pain et du pétrole achève d’attiser la colère des Soudanais·es.
Les Soudanais·es descendent alors en masse dans les rues pour dévisser Omar al-Bashir d’un trône qu’il ne veut plus quitter, les femmes en tête de cortège. Depuis le début de la contestation, 65 personnes sont mortes selon un bilan officiel, mais les manifestations ont pris de l’ampleur, Ala’a Salah comme symbole. Le 11 avril 2019, un coup d’État militaire joue le prélude de leur liesse.
Les femmes et la rue
Depuis le début de la dernière vague de manifestations quotidiennes il y a trois mois, plus de 70 % des manifestant·e·s anti-régime sont des femmes. « S’il m’est impossible de confirmer ce chiffre, je peux toutefois affirmer que le nombre de femmes lors des manifestations était incroyablement élevé », approuve Ikhlas Nouh Osman, professeure adjointe à l’Institut régional pour le genre, la diversité, la paix et les droits de l’université Ahfad pour les femmes.
Créée en 1966, cette université privée pour femmes est située dans la ville d’Omdourman, sur les rives occidentales du Nil, en face de Khartoum. Loin de vouloir encourager une certaine ségrégation, « la philosophie de notre université est de rassembler les femmes et d’encourager leur autonomisation ». La vue de ces femmes unies et organisatrices de manifestations la rend donc particulièrement fière. « Nous nous sommes battu·e·s pour que les jeunes femmes haussent la voix », ajoute-t-elle. « Pendant longtemps, les femmes n’ont pas été en première ligne, c’est donc un bonheur de les voir si actives et créatives pour faire entendre leurs opinions. »
Quelques jours après le début des manifestations, les universités du pays ont fermé leurs portes. Étant une institution privée, l’université Ahfad pour Femmes a finalement rouvert ses portes le 6 avril dernier, annonçant qu’elle portait elle aussi les idées de la révolte. Dans le soutien de la lutte de ses étudiantes, l’université se veut flexible. Les étudiantes ont désormais cours le matin et l’après-midi est consacré aux manifestations. « Elles manifestent même dans l’université ! » s’exclame Ikhlas, ravie. « Elles entonnent des chants et encouragent tout le monde à participer. »
Vu l’importance de la répression sous le régime d’Al-Bashir, comment expliquer l’ampleur de l’actuelle mobilisation des femmes ? La professeure nomme sans hésiter les responsables de ces changements progressifs mais impressionnants. « Les réseaux sociaux ont joué un rôle capital dans la sensibilisation de la cause des femmes », raconte-t-elle. Surpris par l’ampleur prise par les manifestations, le gouvernement l’avait bien compris en privant les habitants d’Internet en décembre 2018, pour ne rétablir le signal qu’au mois de mars. « Encore aujourd’hui, il vaut mieux que nous utilisions un VPN pour partager notre lutte sur les réseaux sociaux », ajoute fort à propos Ikhlas après deux coupures d’appel.
Tagwa Warrag, Lujain Alsedeg et Omnia Shawkat – respectivement créatrice de contenu digital, community manager et fondatrice d’Andariya, plateforme numérique culturelle pour les Soudanais et les Sud-Soudanais – sont du même avis : la majorité des manifestant·e·s ont entre 20 et 30 ans. « Cette génération de l’ère numérique est plus ouverte au monde grâce aux technologies et elle a vu le régime Bashir au pouvoir toute sa vie », expliquent les trois femmes, qui s’expriment d’une seule et même voix pour l’occasion. « Cela pourrait être un facteur contributif qui les distingue des générations précédentes. » En outre, contrairement aux pays arabes qui n’ont connu que récemment des révolutions dans leur histoire, « le peuple soudanais a déjà renversé plusieurs gouvernements, mais nous avions besoin de temps pour tirer des leçons de nos erreurs ».
Andariya désirait depuis le début de la révolte en cours « documenter un moment important pour le Soudan ». Mais en tant que média apolitique, fixer leur positionnement n’a pas été chose aisée. « Nous avons toujours été du côté du peuple et de sa volonté, sachant que la lourde censure sur les médias au Soudan signifiait que nous devions à la fois partager nos points de vue et refléter nos opinions sans compromettre la sécurité de nos collaborateurs·rices et de notre équipe », expliquent Tagwa, Lujain et Omnia, fières d’être membres d’une entreprise dirigée par des femmes, amplifiant leur voix et leur leadership. En effet, jusqu’à la mi-avril, un paragraphe de la loi d’urgence interdisait aux médias d’écrire ou de faire des reportages sur tout ce qui avait un rapport avec les manifestations. « C’était alarmant pour nous car nous voulions capturer ce moment sans restriction, mais nous avons continué tout en étant conscient·e·s des conséquences », ajoutent-elles.
Ikhlas décrit également cet espoir d’un avenir meilleur que les femmes ne peuvent pas décrocher si facilement. La « situation au Soudan est tellement catastrophique » que beaucoup d’hommes ont choisi de quitter le pays. « Mais dans la tradition soudanaise, les femmes n’ont pas les mêmes chances que les hommes et il est difficile pour elles de pouvoir rivaliser avec eux », poursuit Ikhlas. En effet, les femmes soudanaises ne peuvent pas voyager ou faire des études à l’étranger aussi aisément que le feraient leurs homologues masculins. « Beaucoup de femmes sont donc frustrées de se retrouver coincées dans une atmosphère où elles ne peuvent pas évoluer comme elles le voudraient », explique la professeure. « Mais le niveau d’éducation des femmes a tout de même énormément progressé, ce qui a contribué à créer un noyau de femmes qui connaissent leurs droits. »
« Depuis 30 ans, les femmes soudanaises luttent contre les oppressions »
« Depuis 30 ans, les femmes soudanaises luttent contre les oppressions, il n’est donc pas surprenant qu’elles soient en nombre important aujourd’hui », et ce qu’importe leur condition sociale, explique Hala Al-Karib, activiste soudanaise pour les droits des femmes qui a elle aussi risqué sa vie en battant le pavé.
Les pionnières
En 1946, Khalida Zahir, l’une des premières femmes médecins du pays, descendait dans les rues pour s’insurger contre les colons britanniques. Arrêtée et battue, elle est restée dans les mémoires comme une des premières grandes figures féministes soudanaises. « Khalida Zahir fait partie des pionnières qui ont contribué à ouvrir la voie à des avancées comme cette loi de 1973 accordant un salaire égal pour un travail égal », explique Ikhlas Nouh Osman.
Comme Zahir, d’autres femmes se sont consacrées à l’époque à la lutte pour l’égalité des droits sociaux et économiques. Dans son étude publiée en février 2006, Balghis Badri, directrice de l’Institut régional pour le genre, la diversité, la paix et les droits de l’université Ahfad pour les femmes, n’hésitait pas à les qualifier de « mères du féminisme moderne au Soudan contemporain ». Elle explique qu’à cette époque, en dépit des difficultés, « beaucoup de femmes ont réussi à faire des études supérieures, ont obtenu un doctorat, occupé différents emplois, voyagé et vécu en dehors du Soudan, adopté différents styles de vie, usé de différentes manières de se vêtir ».
Ce contexte laïque flexible au niveau privé a prévalu jusqu’en 1983. Cette année-là, le président Gaafar Nimeiry a alors instauré la charia, qu’il a déclarée comme étant le « code unique de conduite et source de législation ». Cette interprétation conservatrice de la loi islamique sera réaffirmée par Omar al-Bashir quelques années plus tard, lors de son accession au pouvoir en 1989 par un coup militaire qui a renversé un gouvernement élu démocratiquement.
Avec la montée du fondamentalisme islamique au Soudan, une longue période de discriminations accrues s’est alors ouverte. Selon l’édition 2019 du rapport Gender Index de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), la charia au Soudan a globalement aggravé les discriminations au sein de la famille, restreint l’intégrité physique des Soudanaises, limité leur accès aux ressources productives et financières, et entravé leurs libertés civiles. Voyant leurs libertés réduites à différents niveaux, les inégalités se sont creusées et les femmes – reléguées à une position subordonnée de droits – ont rapidement été découragées à s’engager dans la sphère publique, dominée par les hommes.
Certaines d’entre elles ont toutefois bravé la peur des représailles. Les manifestations se sont succédées, tour à tour inspirées par le Printemps arabe au début de l’année 2011 ou par la sécession du Soudan du Sud suite à un référendum plus tard dans l’année. Le nombre d’abus a malheureusement grandi avec les mobilisations.
Dans un rapport d’une soixantaine de pages publié le 23 mars 2016 par Human Rights Watch, l’ONGI déclare que les forces de sécurité « ont eu recours à la violence sexuelle, à l’intimidation et à d’autres formes de violence » pour réduire au silence « les femmes défenseures des droits humains dans tout le pays ». Le rapport précise en outre que « leurs homologues masculins sont moins susceptibles de subir certains de ces abus ». À l’époque, Daniel Bekele, directeur de Human Rights Watch pour l’Afrique, expliquait que « les responsables de la sécurité profitent souvent des lois discriminatoires et des conventions sociales pour les faire taire ».
Trois ans plus tard, rien n’a changé. Au début du mois d’avril 2019, Human Rights Watch rapportait une fois de plus des actes de violence perpétrés contre des protestations pacifiques. « Les forces gouvernementales ont utilisé des balles réelles contre les manifestant·e·s, tuant des dizaines de personnes et en blessant beaucoup d’autres, et ont arbitrairement arrêté des centaines de civil·e·s, notamment des membres de partis de l’opposition, des manifestant·e·s, des étudiant·e·s, des journalistes, des médecins et des avocat·e·s. »
Depuis la chute d’Al-Bashir le 11 avril 2019 – il est incarcéré à la prison de Kobar à Khartoum depuis le 17 avril –, les manifestant·e·s ont continué de défiler et le message qu’iels ont offert est clair. Le 16 avril, devant le quartier général de l’armée, la foule a affirmé sa détermination à obtenir un pouvoir civil et réclame la dissolution du Conseil militaire de transition, désormais aux commandes du pays pour deux ans. Parmi les manifestant·e·s, les femmes ont continué de guider, tout en restant les plus exposées aux décisions arbitraires des autorités, mais leurs regards désormais remplis d’un espoir nouveau.
Le futur du Soudan
La représentation massive des femmes dans les manifestations et leur rôle dans leur organisation aura « une influence sur la condition des femmes soudanaises », assure Ikhlas. Si l’activiste se montre optimiste, l’avenir n’en reste pas moins incertain. Cette révolte est déjà une victoire par le départ d’Al-Bashir, mais le combat n’est pas terminé et les semaines qui viennent seront capitales pour le futur du Soudan.
La mise en place d’un gouvernement civil permettrait selon les manifestant·e·s d’engager une série de réformes pour installer un nouveau système plus équitable où les femmes pourraient revendiquer leurs droits avec dignité. « La vérité est que dans la plupart des ménages et de la société en général, les femmes soudanaises jouent un rôle moteur, mais lorsqu’il s’agit de reconnaître ce rôle, cela devient un problème, principalement en raison de traditions et de croyances religieuses », ajoutent Tagwa, Omnia et Lujain. « Nous devons créer des conversations difficiles mais novatrices qui abordent nos normes de front et encourager les femmes à assumer leurs rôles et leur impact. »
La condition des femmes était considérée par le gouvernement d’Al-Bashir, mais « le problème est que le gouvernement travaillait sur les mêmes sujets que nous, la société civile, mais absolument pas selon les mêmes perspectives », explique Ikhlas, soudain plus véhémente. « Par exemple, l’autonomisation des femmes est bien à l’agenda du gouvernement, mais rien n’a été implémenté car il s’agit là plus d’une question d’image – parce que le sujet est débattu partout à l’international – qu’autre chose. » Il en va de même pour les questions des violences sexistes : les élu·e·s ne vont pas en profondeur. « Iels ne proposent aucune aide aux victimes, n’organisent aucune campagne de prévention, ce qui est insensé », s’exclame Ikhlas qui place ainsi beaucoup d’espoir dans ce gouvernement civil.
Les droits des femmes seront-ils désormais une priorité au Soudan ? « Les femmes ont été à la pointe de cette révolution, leurs problèmes sont très visibles en ce moment en raison de leur implication et il est temps que nous en fassions une priorité », précisent les trois représentantes d’Andariya. « La Déclaration de liberté et de changement contient un paragraphe sur le respect de la position de la femme soudanaise dans la société et la reconnaissance de ses droits, ce qui laisse espérer un meilleur état des droits de la femme à l’avenir. »
Cette Déclaration, proposée par la coalition qui regroupe l’opposition et l’Association des professionnels soudanais, fer-de-lance de la contestation, indique clairement vouloir « renforcer le pouvoir des femmes soudanaises et lutter contre toutes les formes de discrimination et les pratiques oppressives à leur encontre ». Reste à savoir si cette revendication se transformera en actes concrets. Car les manifestant·e·s sont méfiant·e·s. Iels craignent que l’armée ne cherche à affaiblir la contestation pour contrôler cette période de transition, alors qu’elle est au cœur du pouvoir depuis près de 30 ans.
« La situation est beaucoup plus complexe qu’on peut imaginer », confirme Alexandra Sicotte-Lévesque. « Il règne en ce moment au Soudan une atmosphère inquiète pour l’avenir évidemment, mais aussi et surtout excitée et effervescente. » Il ne sera pas simple de « réparer tout ce qu’Omar al-Bashir a réalisé pendant trente ans », en apportant plus de confiance et de transparence. « Mais j’ai espoir que nos demandes répétées aboutissent et que nous puissions avoir le nouveau Soudan que nous méritons tou·te·s », conclut Ikhlas. En attendant, la révolte continuera de faire battre le cœur de Khartoum.
Couverture : Manifestations à Khartoum le 13 avril 2019. (workers.org)