Le « dépotoir du monde »
Un casque de chantier sur la tête, Yeo Bee Yin observe avec attention les deux ouvriers, pinces multiprises à la main, qui ouvrent le premier conteneur. De temps à autre, la ministre de l’Environnement de la Malaisie jette un regard vers les journalistes qui se sont déplacés en masse ce 28 mai 2019 jusqu’à Westport, ce port monumental situé à l’extérieur de Kuala Lumpur.
L’un après l’autre, neuf conteneurs pleins à craquer révèlent leur contenu ahurissant : des cartons de lait d’Australie, des câbles du Royaume-Uni, des cubes de déchets ménagers et électroniques venus tout droit d’Arabie saoudite, des États-Unis mais aussi de France. Empoignant plusieurs bouteilles abîmées par le temps et le voyage, Yeo Bee Yin cache mal sa colère, évoquant les asticots qui ont désormais élu domicile dans les caissons métalliques. Bien malgré elle, la Malaisie a accueilli de l’étranger pas moins de 60 conteneurs de déchets, mais cette découverte n’a été réalisée que le 23 avril. Entrées illégalement sur le territoire malais, quelque 3 300 tonnes de déchets non-recyclables patientent sur les quais depuis des mois.
À présent derrière un pupitre en bois foncé, la ministre affirme avec force que la Malaisie ne deviendra pas « un dépotoir du monde » et qu’elle renverra ces déchets plastiques et électroniques à leurs pays d’origine. Des flashs crépitants éclairent son visage et les micros qui l’encadrent alors qu’elle poursuit : « Nous allons nous défendre », dit-elle en anglais, envoyant un message clair aux pays incriminés. « Même si nous sommes un petit pays, nous ne pouvons pas être victimes d’intimidation de la part des pays développés. »
La ruade malaise n’est pas la première du genre dans la région : en avril 2019, le président philippin Rodrigo Duterte a fait une annonce similaire, expliquant que les Philippines allaient rompre toute relation diplomatique avec le Canada si celui-ci n’acceptait pas de reprendre 69 conteneurs de 1 500 tonnes d’ordures qu’il avait exporté entre 2013 et 2014. Dans la région, la Thaïlande et le Vietnam ont aussi réformé leurs législations pour prévenir la pollution causée par l’arrivée des déchets étrangers, et le gouvernement indonésien est poussé à en faire de même par les militants écologistes.
« Ce n’est probablement que la partie visible de l’iceberg [à cause] de l’interdiction des déchets plastiques par la Chine », analyse la ministre Yeo Bee Yin. Ces révélations ont non seulement pointé un doigt accusateur vers des nations sans scrupules, mais elles ont également attiré l’attention sur un problème de recyclage planétaire.
Business juteux
Selon la Banque mondiale, plus de 270 millions de déchets sont recyclés chaque année à travers le monde. Dans les années 1980, le recyclage était décrit comme la solution écologique ultime à la production croissante de déchets. Puis, il est devenu un business et c’est ainsi que l’importation de déchets plastiques, si « injuste et non civilisée » soit-elle, est entrée dans la danse. Appâtées par un marché de 175 milliards d’euros, des entreprises se sont spécialisées dans l’achat des déchets et leur transformation.
Le commerce mondial des déchets est réglementé, notamment par la convention de Bâle. Entré en vigueur en 1992, ce traité a été conçu pour contrôler les mouvements de déchets dangereux au-delà des frontières et leur élimination, et surtout pour éviter que ces scories soient transférées des pays développés aux pays en développement.
Il n’y a pas si longtemps, la Chine était l’épicentre du recyclage international ; en 2016, ce pays a traité au moins la moitié des exportations mondiales de plastique, de papier et de métaux. Puis, en 2017, Pékin a pris une décision audacieuse qui a non seulement ébranlé tout le système mondial de recyclage mais qui a également été l’élément déclencheur de la grogne actuelle en Asie du Sud-Est : la Chine ne voulait plus être l’une des poubelles du monde.
L’Empire du milieu a interdit les importations de déchets plastiques sur son territoire, « ce qui a entraîné une augmentation des exportations de déchets des pays développés vers des États membres de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ANASE), tels que les Philippines », explique Aileen Lucero, coordinatrice nationale de l’ONG philippine EcoWaste Coalition.
Cette association de citoyens sans but lucratif basé à Quezón City, près de Manille, est un réseau qui réunit plus de 150 groupes communautaires, religieux, scolaires, environnementaux et médicaux au niveau national. « Nous sensibilisons le public à ce problème de déchets, nous encourageons le gouvernement et l’industrie à agir et nous faisons pression pour des réformes réglementaires, tout en faisant la promotion de solutions », explique-t-elle.
Cette tendance d’un déplacement des déchets de la Chine vers les pays membres de l’ANASE a été confirmée par un rapport de Greenpeace publié en novembre 2018 : « La majorité des “plastiques recyclables mixtes” précédemment destinés à la Chine ont été réorientés vers des pays de la région dotés de réglementations environnementales plus faibles », ajoute la coordinatrice. « Pour cette raison, les gouvernements de Malaisie, de Thaïlande et du Vietnam ont commencé à imposer des restrictions à l’importation de déchets l’année dernière. »
Entre 2013 et 2014, des dizaines de conteneurs suspects ont été expédiés depuis le Canada aux Philippines, étiquetés comme « plastique à recycler ». Mais des douaniers philippins ont découvert que ces cubes renfermaient 200 000 tonnes d’ordures électroniques et ménagères, venues directement des poubelles canadiennes.
Pendant des années, le Canada n’a pas bougé le petit doigt pour éviter que ses déchets se retrouvent sur le sol philippin, ouvrant un conflit de longue haleine. EcoWaste Coalition est d’ailleurs à l’origine d’une lettre signée par une centaine d’organismes philippins qui a fait grand bruit en février 2019. Le document enjoignait le Premier ministre canadien Justin Trudeau de respecter sa promesse de rapatrier les déchets.
Le climax de cette relation houleuse a été atteint à la mi-mai, quand Duterte a menacé de déverser les déchets en question dans les eaux canadiennes si le Canada n’agissait pas. Il a même rappelé l’ambassadeur philippin au Canada car le délai fixé au 15 mai pour la récupération des déchets n’avait pas été suivi par Ottawa.
Catherine McKenna, ministre canadienne de l’Environnement, a finalement assuré que ces conteneurs prendraient la route pour le Canada d’ici la fin du mois de juin, mais les autorités philippines ont rejeté cette idée. Après six ans de conflit, le gouvernement a débauché une société de transport maritime privée pour retourner ses déchets à l’envoyeur. Le 31 mai 2019, l’objet de tous les déchirements a été embarqué à bord du porte-conteneurs M/V Bavaria, partant pour un voyage d’une vingtaine de jours sur les flots vers Vancouver.
Pour une gestion nationale
On peut également s’attendre à ce que la Malaisie tienne parole. Le gouvernement de Kuala Lumpur a déjà renvoyé cinq conteneurs de déchets en Espagne en juillet 2018. Lors de son allocution du 28 mai, la ministre de l’Environnement a déclaré que dix conteneurs seraient renvoyés à leur pays d’origine dans les 15 jours. « Nous utiliserons la loi de 1974 sur la qualité de l’environnement pour les contraindre à les reprendre », a clamé Yeo Bee Yin d’une voix forte. « À défaut, ils seront traduits devant le tribunal. »
Ce texte de loi veille à la prévention, à la réduction, au contrôle de la pollution et à la mise en valeur de l’environnement. Selon lui, toute personne impliquée dans l’importation illégale de déchets est passible d’une amende pouvant aller jusqu’à 100 000 ringgits (un peu plus de 21 000 euros) et d’une peine d’emprisonnement maximale de cinq ans. Des mesures seront prises contre les entreprises malaisiennes qui importent illégalement du plastique usagé, ces « traîtres à la durabilité du pays », comme les a appelés Yeo Bee Yin.
Pour Aileen Lucero, le nombre de cargaisons illégales interceptées et renvoyées vers leur ports d’origine devrait augmenter avec le temps aux Philippines. « Après avoir rapatrié les 69 conteneurs d’ordures au Canada le 31 mai, les Philippines devraient réexporter vers Hong Kong, lundi 3 juin, un mélange de déchets plastiques et électroniques, faussement déclarés comme “accessoires électroniques assortis” », détaille-t-elle.
La Malaisie, comme les Philippines, prennent des mesures ou envisagent de renforcer celles en vigueur, et « les services répressifs des deux pays devraient intensifier leurs efforts pour prévenir le déversement de déchets ». Comme l’a rapporté l’Association des consommateurs de Penang en Malaisie, « le gouvernement malaisien impose des restrictions à l’importation de déchets plastiques de plus en plus strictes en renvoyant dans le pays d’origine des envois de déchets mixtes, contaminés et faussement déclarés ». Il a aussi des rebuts à renvoyer en France, pays qui exportait 700 000 tonnes de déchets plastiques dans le monde en 2016, selon les données fournies par le ministère de la Transition écologique et solidaire…
Les deux pays soutiennent également l’amendement à la convention de Bâle actuellement en discussion. Il a fait surface après la découverte des ordures canadiennes pourrissantes aux Philippines, et pourrait « restreindre les exportations illimitées de déchets plastiques en obligeant les pays à obtenir le consentement préalable en connaissance de cause avant toute exportation », jubile Lucero.
Pour EcoWaste Coalition, ce commerce mondial des déchets « déséquilibré et contraire à l’éthique » doit disparaître. Il faut donc que tous les pays soient pleinement responsables de leurs poubelles, « en particulier les pays hautement industrialisés », précise Aileen. « Car ils disposent des ressources et des technologies nécessaires pour gérer leurs propres déchets de manière écologiquement rationnelle, sans recourir à l’exportation. » Elle ajoute que les industries devraient adopter « des systèmes d’emballage et de distribution durables » et que les pays devraient ratifier l’amendement de la convention de Bâle, pour que des déchets – dangereux ou non – ne soient plus exportés vers les pays en développement, « même à des fins de recyclage ».
Couverture : Phys.org.