Se peut-il que des formes de vie nagent à la surface de Vénus ? Malgré les pluies d’acide sulfurique déversées par ses nuages saturés de gaz toxiques ? Malgré des températures avoisinant les 450°C ? C’est désormais plus que probable, si l’on en croit l’équipe internationale de chercheurs qui a détecté de la phosphine dans les nuages de la planète tellurique.
Dans deux études parues dans Nature lundi 14 septembre 2020, les astronomes britanniques et américains expliquent que ce gaz toxique n’est émis, à notre connaissance, qu’en présence de vie microbienne. Si leurs observations se confirment, les organismes qui barbotent dans cet enfer pourraient être les lointains descendants de la vie qu’abritait l’étoile du berger quand, pendant deux milliards d’années, son atmosphère couvait un climat tempéré et un vaste océan.
Il s’agirait aussi de la toute première preuve de l’existence d’une vie extraterrestre. Cette extraordinaire révélation matérialiserait deux espoirs de l’humanité : la vie est possible ailleurs que sur Terre, même au sein du système solaire.
Supercopter
Tantôt survolant une crête, tantôt suivant le tracé sinueux d’un cours d’eau, un drone quadricoptère avance à bonne vitesse à travers un décor ocre. Les collines sablonneuses qui défilent sous son ventre de métal ressemblent aux dunes namibiennes. Passant au-dessus d’une vallée, il se pose pour une nouvelle halte, ses huit rotors soulevant un nuage de poussière. À la recherche de « matériaux biologiquement pertinents », Dragonfly (Libellule en français) s’extirpe à nouveau du sol, reprenant son exploration solitaire dans cette atmosphère brumeuse.
Dans quelques années, ces images de synthèse présentées par la NASA deviendront réalité. Le 27 juin 2019, l’agence spatiale américaine a annoncé « sa prochaine destination dans le système solaire » : Titan. « Nous rendre dans ce monde océanique pourrait révolutionner ce que nous savons de la vie dans l’univers », a déclaré l’administrateur de la NASA, Jim Bridenstine. Lancé en 2026, le drone arrivera à bon port en 2034. Tout au long de cette mission qui devrait durer deux ans et huit mois, il analysera différentes parties du plus grand satellite naturel de Saturne suivant plusieurs étapes, alors qu’il recevra des signaux lumineux qui mettront 43 minutes à l’atteindre depuis la Terre.
C’est la première fois qu’un engin spatial butinera ainsi sur un autre corps céleste, avec comme but ultime de trouver des traces de vie extraterrestre. « Cela fait plus de dix ans qu’il existe des propositions de missions vers Titan et celle-ci doit bien être la sixième ou la septième du genre », explique Gabriel Tobie, planétologue au CNRS. « Le concept proposé aujourd’hui est plutôt original car il permet à la fois d’avoir une mission pas trop chère (un milliard de dollars) mais aussi de survoler et d’obtenir des données au sol de Titan. » Voilà en outre bien longtemps que la NASA n’a pas vu la surface de cette lune prometteuse, qui pourrait bien héberger une vie extraterrestre.
Titan, cette crème brûlée
Ce même paysage orangé et rocailleux avait accueilli avec une douceur relative la sonde Huygens, de l’Agence spatiale européenne (ESA), le 14 janvier 2005. Un imposant parachute avait permis à l’engin de 350 kg un atterrissage tout en souplesse sur Titan, bien loin de la vitesse de 20 000 km/h avec laquelle il avait pénétré dans son atmosphère. En touchant le sol aride, la capsule avait rebondi légèrement, projetant des aérosols organiques autour d’elle. Puis elle avait continué à glisser sur une trentaine de centimètres avant de s’immobiliser enfin. « C’était la première fois qu’une sonde spatiale se posait sur un corps céleste situé au-delà de l’orbite martienne », s’était alors félicitée l’ESA.
Alice Le Gall assistait en direct à cet atterrissage. « Je ne me doutais pas que, quelques années plus tard, j’aurais la chance d’ausculter les dunes, les lacs et les rivières de cet astre fascinant grâce au radar de la mission Cassini », raconte cette spécialiste des surfaces et sous-surfaces du système solaire. Aujourd’hui enseignante-chercheuse en planétologie à l’université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, elle salue le passage de Titan d’un « statut de lune mystérieuse à celui d’un endroit familier et de grand intérêt ».
Découvert par l’astronome hollandais Christiaan Huygens en 1655, Titan a toujours fasciné le monde scientifique. Ce gigantesque caillou est si imposant que son diamètre de 5 150 kilomètres fait de lui le deuxième plus gros satellite du système solaire après Ganymède, une lune de Jupiter. « C’est un objet qui a longtemps été très mystérieux car on ne savait que très peu de choses de sa surface », développe Gabriel Tobie à propos de celui qu’on appelle également Saturne VI. « Puis, en 1940, on s’est rendu compte qu’il y avait une atmosphère très active assez similaire à celle de la Terre, même si elle est finalement beaucoup plus froide : – 180°C. »
Les premières images de Titan nous sont parvenues grâce aux observations de la sonde Voyager 1 en 1980. Elles montraient une boule impénétrable, à cause de couches de brouillards particulièrement opaques qui bloquent une grande partie des rayons du Soleil. De fait, Titan dispose d’une atmosphère de 200 à 880 km d’épaisseur, alors qu’elle reste en-dessous de 100 km d’altitude sur la Terre.
Puis en octobre 1997, la sonde Huygens a été lancée pour un voyage d’un milliard et demi de kilomètres. Transportés jusqu’aux alentours de Saturne grâce à l’orbiteur Cassini de la NASA, les deux modules se sont ensuite séparés, voguant chacun vers des missions distinctes mais complémentaires. Projet coopératif entre la NASA, l’ESA et l’ASI (l’agence spatiale italienne), la mission Cassini-Huygens avait pour but de rassembler des données sur la surface et sur l’atmosphère du satellite ; une étude approfondie de Titan pouvait ainsi réellement débuter.
Alors que la sonde Huygens fourrageait à la surface, la sonde Cassini a réalisé sa propre mission, survolant 127 fois la sonde Cassini entre 2004 et 2017. Elle a progressivement construit une image précise de la surface du satellite et permis de confirmer que Titan était le seul corps du système solaire, hormis la Terre, à avoir des rivières, des mers et des pluies.
La sonde Huygens a elle aussi récolté une quantité extraordinaire de données. Elle a pu établir que toutes ses étendues liquides sont en fait constituées de méthane, car « le méthane a le même comportement que l’eau sur Terre à cause des températures glaciales », ajoute Tobie. Il pleut donc périodiquement du méthane liquide sur Titan. Les scientifiques ont également réalisé que l’atmosphère épaisse de la lune était composée majoritairement d’azote et que le sol ressemblait à du sable, recouvert d’une couche fine et dure – un peu « comme de la crème brûlée », avait avancé avec humour le responsable des instruments scientifiques, John Zarnecki.
De fait, il y a de la matière organique sur Titan, de l’énergie solaire (bien qu’il soit dix fois plus éloigné du Soleil que la Terre) et thermique (après un impact ou un événement cryo-volcanique), et « il peut y avoir de l’eau liquide de façon transitoire à la surface, après un impact météoritique ou un événement cryo-volcanique », explique Alice Le Gall avant de résumer : « La présence simultanée de molécules carbonées, d’énergie et d’eau liquide sur Titan en fait l’un des endroits du système solaire les plus propices à l’émergence de la vie. » Toutefois, si la vie existe à la surface de Titan, elle pourrait aussi être d’un autre type que la nôtre (c’est-à-dire sans eau liquide). « Il pourrait s’agir d’une vie qui s’est développée dans les lacs et mers d’hydrocarbures de Titan », précise la chercheuse.
Ces découvertes ont achevé de convaincre la communauté scientifique de l’intérêt de cet astre pour l’humanité afin d’y « rechercher des biosignatures – des traces de vie ». D’autres missions ont bien tenté de se frayer un chemin vers cette lune depuis 2007, mais « avant le terme de la mission Cassini-Huygens en 2017, il a été difficile de motiver de nouvelles missions », ajoute Tobie. C’est désormais chose faite avec Dragonfly.
Un monde de possibilités
Alors que Dragonfly s’en ira dans quelques années vérifier que toutes les conditions requises pour l’émergence d’une vie extraterrestre existent bien sur Titan, d’autres astres attirent également l’attention des scientifiques et ils sont nombreux à pouvoir potentiellement accueillir une forme de vie.
« On a déjà trouvé plusieurs objets », confirme Gabriel Tobie. « La prochaine étape est maintenant d’aller s’y poser pour récolter des éléments plus pertinents, pour aller au-delà de la spéculation. » Titan est ainsi le premier sur la liste, mais le satellite Europe ne devrait pas tarder à suivre. C’est aussi une « cible prioritaire ». Cette lune de Jupiter de 3 121 km de diamètre possède une surface composée de glace, dont la température s’élève à -150°C. La sonde Voyager 2 a permis aux scientifiques d’émettre une hypothèque sur ce qu’elle recouvre. Selon cette théorie, un océan liquide de 90 km de profondeur se trouve en deçà. En cours de développement, la mission Europa Clipper de la NASA devrait s’envoler pour ces froides contrées entre 2022 et 2025.
Il faut aussi compter sur les nouveaux candidats à la vie, comme Encelade, sixième plus grande lune de Saturne, de 500 km de diamètre seulement. « Mais celle-ci est particulière parce que nous avons déjà les réponses à toutes nos questions et que nous savons aujourd’hui qu’elle est habitable », ajoute Tobie. « Il nous faudra donc bientôt y aller pour détecter des signes de vie. » Des molécules organiques complexes ont été découvertes sur cette petite lune glacée. Encelade renferme en outre un océan liquide d’au moins 10 km de profondeur sous sa trentaine de kilomètres de glace et possède de véritables geysers d’eau de mer extraterrestre, suggérant qu’elle pourrait également abriter une vie microbienne.
« Chauffé par l’effet de marée de leur planète, le plancher de ces océans pourrait abriter des sources hydrothermales similaires aux fumeurs noirs qui seraient en partie à l’origine de la vie sur Terre », poursuit Alice Le Gall. Une mission privée soutenue par la NASA a été annoncée en 2017 pour chercher d’éventuelles signatures biologiques sur Encelade, mais sa faisabilité doit encore être éprouvée. Une telle vérification s’annonce peu aisée à cause de ses kilomètres de glace.
Mars et Vénus font également partie des cibles à venir. Rappelez-vous : en juin 2018, la NASA avait annoncé avoir découvert de la matière organique à base d’hydrocarbures sur la Planète rouge, relançant le débat sur la présence de traces de vie. Découvertes à la surface de Mars par le rover Curiosity, ces molécules avaient été préservées pendant 3 milliards d’années dans des sédiments. « Cela ne veut pas dire qu’il y a de la vie, mais les composés organiques sont les pierres de construction de la vie », a nuancé Sanjeev Gupta, professeur de science de la terre à l’Imperial College de Londres, également coauteur de l’étude en question.
Pour Vénus, le mystère demeure. Mais des scientifiques ont suggéré qu’une vie sous forme de microbes pourrait se nourrir du carbone à 50 km de la surface de la jumelle de la Terre, où il fait tout de même 462°C et où la pression atmosphérique est 92 fois supérieure à celle d’ici bas. Par ailleurs, la mission russe Venera-D à destination de Vénus pourrait bien être lancée en 2027 depuis le cosmodrome de Vostochny.
Pour l’heure, alors que le début de la mission de Dragonfly se fait attendre, ses promesses sont déjà extraordinaires. Rendez-vous compte : alors que le rover américain Curiosity a parcouru 20 kilomètres en sept ans sur Mars, il est prévu que ce robot propulsé au plutonium vole 175 kilomètres au cours de sa mission sur Titan.
Pour Tobie, il faut toutefois rester réaliste car les défis sont encore grands. « Je pense que les instruments qui sont sur Dragonfly permettront de détecter des indicateurs, mais pas encore de repérer des formes de vie », explique-t-il. « Nous n’avons pas d’instrument assez puissant pour cela, mais la mission de Dragonfly nous permettra quand même de préciser les conditions physiques et chimiques qui permettent l’émergence d’une forme de vie, bien différente de la nôtre ».
Couverture : Cassini/NASA.