Un homme est mort. Allongé sur le sol du VIP Spa, un salon de massage de San Diego, le corps de Lee O’Denat ne répond pas aux manœuvres des médecins. Seul son pendentif s’agite sous leurs gestes. Au bout d’une chaîne en or, sur son torse, la lettre S est écrasée par un W en forme de couronne ou de chapeau de bouffon. Le logo de WorldStarHipHop (WSHH) a été soigneusement choisi. Pour s’imposer comme une référence chez les jeunes Américains, le site mise autant sur les vidéos de rap que sur les séquences facétieuses sinon violentes d’anonymes. Ce 23 janvier 2017, son célèbre fondateur n’émet plus.
Avant de recevoir le massage des secours, Lee O’Denat a passé une demi-heure entre les mains d’une employée du 4120 Clairemont Mesa Blvd. Elle est ensuite sortie pour le laisser se rhabiller. À son retour, seulement cinq minutes plus tard, les 156 kilos du père de trois enfants reposaient contre le mur. D’après l’autopsie, son système cardiovasculaire était obstrué et une prothèse métallique avoisinait dangereusement l’artère coronaire droite. La sœur du défunt confiera plus tard à la police qu’il avait fait un infarctus huit ans auparavant et qu’il prenait des médicaments pour le cœur.
Lee O’Denat, alias Q, soignait aussi son image. Le patron de WSHH se rendait régulièrement, avec ses gardes du corps, dans les clubs de Las Vegas, Atlanta, Miami ou New York. Quand il ne se montrait pas aux soirées organisées par HBO ou à côté du rappeur Drake, il invitait du beau monde chez lui. Dans sa villa de Rancho Santa Fe, sur les hauteurs de San Diego, la fête avait lieu au bord de l’immense piscine décorée par des statues de dauphin. L’hiver, le luxueux salon faisait l’affaire. Mais le quadragénaire ne restait pas longtemps près de la cheminée, entre les rideaux ocres et les masques de démons asiatiques.
« J’ai l’impression que j’ai besoin de sortir et de me montrer pour que les gens disent : “WorldStar est dans la place” », confiait-il au New York Times un ans avant sa disparition. « Beaucoup de sites disparaissent aussi vite qu’ils sont arrivés. Je veux que les gens sachent que WorldStar est là pour rester. » Si son fondateur a rendu l’âme il y a un an, le site est bel et bien en vie. Le « YouTube du ghetto », comme il s’est autoproclamé, publie toujours des clips exclusifs de Cardi B, Lil Yachty, Young Thug, Kodak Black, Lil Uzi Vert ou 21 Savage. Il a même donné son nom à un titre de Childish Gambino, fan parmi les fans, en 2013.
WSHH venait d’être sacré meilleur site de hip-hop et de cultures urbaines par la chaîne américaine BET pour la troisième fois consécutive. Sa fréquentation en faisait le 225e site aux États-Unis, juste derrière celui de MTV. Deux ans plus tard, Q confiait ses envies d’expansion. Pour « rivaliser avec Snapchat ou Vine », il recherchait « l’argent d’autres personnes », alors qu’il avait jusqu’à présent repoussé les offres d’investissement et de partenariats, notamment de Puff Daddy. Le site produisait désormais une série de documentaires, The Fields, propre à rompre avec son image vulgaire.
Car WSHH est connu pour ses vidéos de bastons, de course-poursuites ou de twerk. Si Q aimait le comparer à CNN, son contenu le rapproche davantage d’un tabloïd. « Le hip-hop c’est du sexe, de la drogue, de la violence, de l’argent et de la culture », expliquait-il. À en croire l’entreprise de statistiques du web Alexa, « ses utilisateurs sont souvent de jeunes hommes célibataires, peu éduqués, qui consultent le site depuis l’école ou le bureau ». Beaucoup ont pris l’habitude de crier « Worldstar » lorsque quelque chose qui vaut la peine d’être filmé – au hasard, une bagarre – se déroule sous leurs yeux. En dépit d’une légère baisse de fréquentation depuis 2015, WSHH reste une référence.
L’avenir d’une illusion
En 2015, WSHH a dix ans et l’horizon dégagé. Ce matin-là, son créateur pénètre dans l’un de ses trois garages, à Rancho Santa Fe, pour grimper dans une voiture et prendre la direction du nord. Arrivé à Los Angeles, il fait halte à l’hôtel Four Seasons avant d’enchaîner les rendez-vous d’affaire. Son visage rond cerclé par un fin collier de barbe s’anime à la vue du serveur. « Un jus d’orange et de pêche sans mousse », commande-t-il. Le serveur acquisse. « Merci frère », enchaîne Q.
Comme souvent, le patron de WSHH porte une casquette noire des Oregon Ducks à l’envers et un t-shirt, noir lui-aussi, à l’effigie du site. Son jean délavé jaunâtre tombe sur une paire de Nike orange. Quant à ses lunettes de soleil rouges, elles sont carrément serties de diamants. Mais le plus remarquable dans cette panoplie clinquante, c’est la veste noire et bleue sur laquelle est brodée le logo de Zelda. « J’ai demandé à l’artiste Darren Romanelli quelque chose en rapport avec un jeux vidéo vintage et il a fait ça », glisse-t-il fièrement.
O’Denat a toujours aimé les sapes. Élevé par sa mère, d’origine haïtienne, à Hollis, dans le Queens, il traîne dans les mêmes boutiques que les membres de Run DMC ou LL Cool J sur Jamaica Avenue. L’adolescent a 13 ans quand son frère s’engage dans la marine, 14 ans pour sa première expérience professionnelle dans un fast-food. Elle ne dure qu’une semaine. Zelda sort la même année. O’Denat se plaît bien davantage à Circuit City, un détaillant informatique. Mieux, il tombe amoureux des ordinateurs à une époque où peu de gens en ont un. « C’est le futur », jure-t-il à ses amis comme on prêche dans un désert numérique. « Ils se moquaient de moi en répondant que ça n’avait pas d’avenir. »
Pendant un temps, le jeune homme jongle entre les petits boulots à New York, en Floride, à Baltimore et en Pennsylvanie. Viré par le vendeur de téléphones SprintPCS, il doit même passer quelques nuits dans sa voiture. Puis en 1999, une « voix intérieure » change sa vision du monde. O’Denat trouve alors la manière la moins catholique de traduire cette révélation en acte : il crée un site pornographique. Faute de succès, le jeune homme reprend contact avec un vieil ami du Queens lui aussi d’origine haïtienne, DJ Whoo Kid. « Ses mixtapes commençaient à être connues et il venait de rencontrer 50 Cent », a raconté Q au défunt site Gawker. « Je lui ai dit : “J’apprends Internet et j’ai besoin de gagner de l’argent. Laissez-moi vous aider à faire sortir ces mixtapes.” »
Pendant huit mois, O’Denat planche sur un projet de site pour vendre de la musique. Il est prêt à la fin de l’été 2001. Le jour du lancement, un e-mail avertit le jeune entrepreneur et sa femme, Brianna Padilla, que leur projet est en ligne. Quelques heures plus tard, deux avions s’encastrent dans les tours jumelles du World Trade Center. WSHH naît le 11 septembre 2001. Ou plutôt NYCFatMixtapes.com, comme s’appelle encore le site. La poignée de plateformes sur le credo ne gagne pas grand-chose. Au départ, O’Denat propose surtout les morceaux de son pote Whoo Kid. Dans le même temps, il organise quelques-unes de ses soirées. « J’étais tout le temps sur la route donc j’ai dû trouver un moyen pour que les gens téléchargent les sons de manière à ne pas avoir à leur envoyer par la poste », racontait-il.
En 2005, année de sortie de YouTube, le site fait sa mue. Il adopte son nom actuel et présente, en plus de mixtapes à télécharger, « des trucs fous comme des sextapes ». Au moins Q se dit-il que WSHH est moins « ennuyeux » que les autres acteurs du marché. Ses premiers utilisateurs mettent également en ligne des extraits de DVD. Mais cet élan est stoppé en 2007. Victime d’une attaque informatique, le site est indisponible plusieurs mois durant. Pour Q, c’est l’occasion de le relancer sous une forme vidéo uniquement, en janvier 2008.
GTA World
Après avoir terminé son jus d’orange et de pêche à l’hôtel Four Season, ce matin de 2015, Q reprend le volant. Il met le cap sur Playa Vista, sur la côte à l’ouest de Los Angeles. Un rendez-vous est prévu dans les bureaux de WSHH avec Fullscreen, une société connectant des célébrités à des marques. En route, le colosse branche la radio sur 93.5 KDAY, une fréquence qui diffuse du rap old school. « J’ai la quarantaine », justifie-t-il. « Personnellement, j’aime la musique des année 1980 et la soul des années 1970. » D’ailleurs, ce n’est pas vraiment le rap qui a fait décoller le site.
O’Denat aime sa veste Zelda mais pour parler de WSHH, il fait référence à un autre jeu vidéo. « Je voulais que ce soit comme ces jeux que j’aimais étant jeune – Grand Theft Auto (GTA) par exemple –, dans lesquels tout ce qui se passait dans la rue était montré. » Les séquences de combats de rue ou de sexe en public attirent une large audience sur le site. Cela ne manque pas de créer la polémique. « Les gens n’arrêtaient pas de me dire que nous étions sur Fox News, les médias traditionnels parlaient de nous », raconte le patron. En 2009, à la faveur de cette exposition télévisuelle, WSHH fait du profit pour la première fois. Le temps où O’Denat devait mettre en gage les jeux vidéo de son fils pour faire des courses est révolu.
Au-delà de la curiosité, pour ne pas dire du voyeurisme, qui concourent à leur diffusion, les vidéos créent un attachant sentiment de proximité. « J’ai visité le site pour la première fois quand ma ville y est apparue », indique Rachel Mossberg, productrice de vidéos pour Spotify et avant cela pour le site de cultures urbaines Complex. « C’était un couple qui se battait avec un mec à Providence Island. WSHH a repris les choses que nous aimions regarder dans les émissions de Jerry Springer. » À partir de 1991, le présentateur recevait des familles brisées ou des amis en brouille sur le plateau de NBC, comme le fera C’est mon choix en France.
« Le hip-hop authentique dépasse les bornes » — Lee O’Denat
Pour le journaliste américain Bryan Cain-Jackson, le style de WSHH prend sa source jusque dans les émissions de Chuck Barry, à la fin des années 1960. Il cite The Newlywed Game, The Dating Game et The Gong Show (des modèles pour Tournez manège ou Les Z’amours) comme autant d’émissions dans lesquels des quidams étalent leur sentiments en plateau. « C’est addictif », concède Rachel Mossberg. « On n’est pas fier mais on ne peut pas regarder ailleurs. » Q montre effectivement des tas d’anonymes s’écharper, mais aussi les vicissitudes de célébrités pour montrer qu’ « elles sont comme tout le monde ».
En 2009, alors que WSHH diffuse impunément le meurtre du jeune Derrion Albert, 16 ans, Q est inquiété pour tout autre chose. 50 Cent, dont le visage figure sur la bannière du site, l’attaque en justice pour atteinte à son droit à l’image. Heureusement, d’autres poids lourds du milieu, DJ Khaled en tête, lui viennent en aide. Le producteur de la Nouvelle-Orléans cède en exclusivité le clip du titre « Cash Flow », qu’il a réalisé avec Ace Hood, T-Pain et Rick Ross. « Ça a fait le buzz », selon Q.
Le trafic explosant, Q nomme un spécialiste de l’industrie musicale, Kevin Black, à la direction en 2010. Il reprendra vite les manettes. Le site compte alors plus d’un million de pages vues par jour. Dans les vidéos prises aux téléphone portable, les contributeurs commencent en 2012 à scander le nom de Worldstar. Certains rappeurs tels Nas et P Diddy confient volontiers leur musique à Q. D’autres, comme les membres de la Zulu Nation, Eminem ou NWA lui reprochent de donner une mauvaise image du hip-hop. Hip-hop qui, parce qu’il est authentique, « dépasse les bornes », estime O’Denat. « Ce n’est pas juste des interviews proprettes et de la bonne musique qui parle de belles choses. »
La recette prend. Un film sur les origines de WSHH est même envisagé par l’homme d’affaires Russell Simmons et la Paramount en 2014. Il ne verra jamais le jour. Cela n’empêche pas Q d’amasser une fortune estimée à cinq millions de dollars en 2015. La même année, il affirme avoir refusé de vendre 40 % de ses parts pour 40 millions de dollars. Le site emploie alors dix personnes à plein-temps et cinq pigistes. La concurrence de sites comme Gawker et Vice commence néanmoins à faire baisser la fréquentation. Surtout, les contenus viraux pullulent désormais sur Instagram Vine et Snapchat.
Sentant le vent tourner, Q diversifie les activités de sa marque, préparant notamment une émission en partenariat avec MTV. Le premier épisode est prévu pour le printemps 2017. Snoop Dogg, DJ Khaled, Migos et 2 Chainz passent devant les caméras de WSHH. Mais Lee O’Denat n’est plus là. « Je me dis tout le temps que rien n’est garanti », devisait-il en traversant Los Angeles en voiture. « Mike Tyson était numéro 1, Michael Jordan aussi, mais ils ne le sont plus. » La boxe, le basket savent cependant ce qu’ils leur doivent. Et le hip-hop n’a pas oublié Lee O’Denat.
Couverture : Lee O’Denat, aka Q. (WSHH/Ulyces)