Costume blanc, béret vissé sur la tête et lunettes fumées, Darren Aronofsky est acclamé par la foule venue l’écouter ce 5 novembre 2018 dans l’immense Altice Arena de Lisbonne, la scène centrale du Web Summit. Le réalisateur hollywoodien, porté aux nues pour des films comme Requiem for a Dream, The Wrestler et Black Swan, est venu parler ici de l’impact de la technologie sur le cinéma et de sa récente incursion dans le cinéma VR, qu’il voit comme un moyen fabuleux de « transporter le spectateur dans un autre monde ». Des mondes virtuels que les fondateurs de Wevr sont passés maîtres dans l’art de créer.
Silicone Beach
Pour un studio dédié à l’immersion vidéo, Wevr présente un visage plutôt fermé. Au 330 Indiana Avenue, à Santa Monica, la devanture grise et sans fenêtres du bâtiment ressemble à une lame de rasoir. Lorsqu’il a été construit au début des années 1980 par l’architecte Frank Gehry, les environs n’étaient guère plus avenants. « Vous ne veniez pas ici à moins de vouloir vous faire botter le cul », glisse le responsable du contenu de Wevr, Anthony Batt, qui a grandi dans le coin. Aujourd’hui, la plage de Venice Beach quelques mètres plus bas est surnommée « Silicone Beach ». L’arrivée de Google, Snapchat et d’autres sociétés de la tech ont fait grimper le prix de l’immobilier.
Passé la façade, la maison est plus accueillante. Dans chacune de ses grandes pièces, les mêmes écrans Apple ou Asus sont installés dos à dos sur les tables. Par de larges fenêtres stylisées, ces salles de travail donnent sur un jardin avec gazon et piscine. Le cinéaste américain Dennis Hopper a vécu là. À sa mort, la propriétaire a décidé de ne plus louer à des célébrités. Mais, au même titre que le réalisateur d’Easy Rider, les nouveaux occupants ont une vision aiguisée de l’avenir.
En plus des ordinateurs, la lame de rasoir du 330 Indiana Avenue héberge des caméras 3D qui permettent de filmer à 360 degrés, ainsi qu’une foule de graphistes et de spécialistes de l’animation. L’un d’eux, Andrew Jones, a travaillé sur Titanic sitôt ses études terminées, avant d’embarquer avec James Cameron sur l’aventure Avatar, dont il supervisait l’animation. Il travaille aujourd’hui pour Walt Disney et joue un rôle de « consultant » pour Wevr, l’une des sociétés les plus prometteuses dans l’univers de la réalité virtuelle (VR).
« Cette technologie est pour moi une suite logique », dit-il d’une traite. « Les films qui passent à la télé sont souvent de bonne qualité. Alors qu’est-ce qui va changer la façon de procurer des émotions aux gens ? » Ni cinéma ni jeu vidéo, la réalité virtuelle offre une nouvelle expérience, au plus près de l’action. Certes, tout n’est pas encore parfait. Mais le genre en est à ses débuts. « Nous sommes peut-être en train de faire le Space Invaders de la VR », s’enthousiasme le grand blond aux petites lunettes carrées. « Songez à ce que seront Mortal Kombat et Call of Duty dans notre domaine. Ce sera incroyable ! »
Si la réalité virtuelle connaît une croissance équivalente à celle des jeux vidéo dans les années 1990, Wevr a des chances d’être aux avant-postes. Ses membres ont « de bons liens avec les investisseurs », estime Andrew Jones. En 2015, ils ont sorti The Blu:Whale Encounter, une expérience en immersion conçue pour être vécue avec le casque VIVE. Son constructeur, HTC, leur a ensuite confié dix millions de dollars. L’année suivante, un tour de table a permis de réunir 25 millions supplémentaires pour financer le projet de plateforme Transport.
Les trois fondateurs, Anthony Batt, Scott Yara et Neville Spiteri sont « des entrepreneurs depuis toujours », raconte le dernier. « Nous sommes courageux et nous cherchons à saisir les opportunités tôt. » C’est pourquoi ils ont quitté de bons postes pour parier sur la réalité virtuelle dès ses premiers pas. « Nous avons vu très clairement que ça allait arriver », assure Spiteri.
Destins croisés
Andrew Jones a fini ses études à temps pour assister, en tête de proue, au naufrage du Titanic. À peine diplômé en design de l’université de Californie de Los Angeles (UCLA), en 1995, il anime des séquences du long-métrage à gros budget de James Cameron en tant que nouvelle recrue de l’agence d’effets spéciaux Digital Domain. Malgré son inexpérience, le jeune homme gère quelques scènes clés comme la marquante chute des passagers, au moment où le paquebot se cabre avant de sombrer. Il s’exerce avec un tel brio qu’on lui confie même la direction d’une petite équipe.
Neville Spiteri vient alors de quitter le navire. Il a rallié un autre studio, Square Enix, pour travailler sur Terminator Renaissance. Peut-être a-t-il senti la houle. Car si Andrew Jones garde un très bon souvenir de son travail sur Titanic, ce n’est pas le cas de tout le monde. « Après la mort de ma mère, ça a été la pire expérience de ma vie », confie Scott Ross, l’un des fondateurs de Digital Domain avec Stan Winston et James Cameron. Pour son film, ce dernier a donné une telle charge de travail au studio que ses pertes – de l’ordre de 7 à 9 millions de dollars – l’ont mis au bord de la faillite.
Andrew Jones rejoint alors Neville Spiteri chez Square Enix. Il travaille avec lui sur un nouvel opus de Final Fantasy et lui présente un ami de la fac, Scott Yara. « Je savais que c’était quelqu’un avec qui j’allais travailler car il avait déjà beaucoup d’expérience dans l’univers du numérique », se souvient Spiteri. « Scott est un entrepreneur brillant avec une vraie passion pour la narration. » Lequel, diplômé en informatique, commence à chercher un moyen de raconter des histoires de manière plus interactive. Pour l’heure, ses idées restent en suspens. Spiteri embarque avec Scott Yara à bord de Greenplum, une société proposant des logiciels d’analyse de données. En 2004, Spiteri tire sa révérence et rejoint Electronic Arts.
Après avoir œuvré sur Godzilla, Andrew Jones est de son côté rappelé par James Cameron en 2007 afin de mettre au point Avatar. Il prend ainsi part à une véritable révolution. Le réalisateur enregistre les mouvements des acteurs et demande à ses équipes techniques de les intégrer dans un décor généré entièrement par ordinateur. Il place ensuite des caméras « virtuelles » dans cet espace pour tourner les séquences. « C’était la première fois que quelqu’un faisait une chose pareille », souligne Jones.
Pour lui, le défi est de donner la sensation que la peau bleue des personnages se meut naturellement : « Ce qui est vraiment captivant, c’est l’action, les os, mais ça ne vous donne pas une bonne animation. Vous devez voir ce que font les muscles, la façon dont ils se déforment. Il faut isoler des tremblements à cause de la gravité… énormément de choses. Tout cela demande de beaucoup de techniciens et de compétences. » Quelque 850 personnes sont à la tâche. Cameron a attendu longtemps avant de pouvoir mettre en images ses idées, le temps pour la technologie d’être au point. Aujourd’hui, à la faveur de nouveaux progrès, il prépare quatre suites à Avatar. Andrew Jones répondra une nouvelle fois à l’appel.
Tous en scène
Après son passage par Electronic Arts, Neville Spiteri juge la réalité virtuelle suffisamment au point pour lancer son entreprise dans le domaine. Avec Anthony Batt, Scott Yara et quelques autres, il crée Wevr en janvier 2009. Leur idée commune est de présenter une première expérience interactive explorant l’océan sans trop savoir qu’elle en sera le support. Ils tâtonnent. En 2012, Spiteri entend parler d’une campagne de financement participatif d’un certain Palmer Luckey. Le jeune homme de 19 ans assure à ceux qui veulent bien lui envoyer au moins 300 dollars qu’il leur livrera le prototype auquel il travaille. C’est ainsi que, début 2013, Spiteri reçoit un Oculus Rift, « le premier vrai casque de réalité virtuelle pour les jeux vidéo ».
La plupart des films en réalité virtuelle sont actuellement filmés avec des téléphones.
En quelques semaines, son équipe y transpose l’univers marin imaginé lors de séances de brainstorming. Dès lors, la conviction du Californien est faite : les histoires de demain seront racontées avec ce genre d’outils. « Avec la VR, le cadre est brisé, le spectateur ne regarde plus le média, il en fait partie », expose-t-il. « Ça va prendre quelques années avant d’atteindre le grand public, mais c’est clairement une nouvelle façon de raconter des histoires. » En 2015, Wevr propose finalement d’enfiler le casque Vibe de HTC pour rencontrer une baleine. Dans la foulée, la société débloque un million de dollars à disperser en bourses de 50 000 entre les scénaristes inspirés par la réalité virtuelle. Car elle entend s’entourer des meilleurs.
L’univers en images de synthèse de The Blu:Whale Encounter n’est qu’un test. Spiteri et ses amis veulent développer un film, avec de vrais acteurs, dans lequel plonger et interagir. À cet effet, ils utilisent une caméra à 360 degrés qui capture tout ce qui se passe alentour. Cela comprend évidemment les perches des preneurs de sons, les projecteurs et l’équipe technique… Tout peut ensuite être retiré en postproduction. Mais pour ne pas perdre trop de temps, les scènes du projet Hard World for Small Things sont filmées par une seule caméra fixée sur une voiture et les acteurs portent des micro sans fils. Ils doivent, d’après les recommandations de la réalisatrice, Janicza Bravo, se comporter comme dans un théâtre de poche, devant un public invisible.
Les séquences sont enregistrées à la GoPro. À en croire le réalisateur Matthew Niederhauser, la plupart des films en réalité virtuelle sont actuellement filmés avec des téléphones. « Vous pouvez aussi vous servir de grands objectifs qui coûtent cher, mais quel est l’intérêt ? » tranche-t-il. Pour Hard World for Small Things, l’équipe décide de ne pas montrer de parties du corps du personnage incarné par le spectateur. Après un jour de tournage et trois de postproduction, le film est envoyé au festival du film de Sundance, la Mecque du cinéma indépendant américain, près de Salt Lake City.
Reste que les casques Oculus et HTC sont encore rares chez les particuliers. C’est pourquoi Wevr lance une plateforme délivrant directement des expériences à vivre sur différents supports au public, bien aidé par l’argent d’investisseurs comme Samsung ou Orange. « Transport », décrit Spiteri, « est un réseau de distribution d’œuvres en réalité virtuelle. Je pense que ce format interactif pourra être utilisé pour un tas de choses de la même manière qu’on se sert d’un clavier pour effectuer une grande variété d’opérations. »
Pour le moment concentré sur le divertissement, Wevr parie sur les qualités immersives de la technologie. Ils ont notamment sorti une expérience de méditation avec le gourou des médecines alternatives d’origine indienne, Deepak Chopra ; un court-métrage réalisé par le maître de l’animation en stop motion Phil Tippett intitulé Mad God ; ainsi que le fantastique Gnomes & Goblins, réalisé par Jon Favreau. Se détendre avec un casque n’est peut-être pas l’idéal, mais Andrew Jones pense qu’ « un simple câble relié à des lunettes pourra faire l’affaire » dans un futur proche. « Quand je regardais des films, enfant, j’avais envie d’y être. C’est ce que va faire la réalité virtuelle. » Il faut juste ne pas en rester à la façade.
Les propos de Andrew Jones et Neville Spiteri ont été recueillis par Nicolas Prouillac.
Couverture : Extrait d’un film de Wevr.